Dossier

Pour un usage récréatif libre

Jason K. Day, doctorant en philosophie, spécialisé dans l’usage des psychédéliques, partage un plaidoyer pour une liberté de consommation dans un but récréatif. Les personnes majeures devraient être libres de consommer des psychédéliques sans restrictions.

Chaque année, des millions de personnes autour du monde consomment des psychédéliques: LSD (Lysergic acid diethylamide ou «acid»), champignons psilocybines, mescaline, ayahuasca, et DMT (N,N-Dimethyltryptamine). Ils en usent à la maison, dans des forêts, au cours de festivals ou en prennent des microdoses avant le travail. De nombreuses consommatrices et consommateurs cherchent à déclencher d’étranges et merveilleuses expériences psychédéliques, ou «trips». D’autres utilisent la manière dont les psychédéliques altèrent la conscience pour améliorer leur bien-être, acquérir de nouvelles perspectives sur la vie, apprécier la nature ou créer des liens avec des ami·e·s.

Les êtres humains consomment différents psychédéliques depuis des milliers d’années. Pourtant, en 1971, les Nations Unies ont adopté la Convention sur les substances psychotropes. L’accord, signé par 184 pays, y compris la Suisse, interdit globalement toute utilisation récréative. Si vous avez déjà consommé des champignons et rigolé parce que les murs de l’appartement ont commencé à osciller, vous vous êtes rendu·e coupable d’un acte criminel dangereux.

Les mauvaises bases

La notion d’usage récréatif se réfère à toute consommation sans but scientifique ni médical autorisé. Cette prohibition générale est basée sur deux prémisses. Premièrement, l’usage récréatif de psychédéliques entraîne un risque trop grand pour l’usager·ère, ainsi que pour autrui. Deuxièmement, seul l’usage à des fins scientifiques ou médicales limitées est légitime, bien que quelques pays autorisent l’usage religieux de certains psychédéliques.

Les deux prémisses sont fausses. C’est pourquoi je suis convaincu que les adultes devraient être libres de consommer des psychédéliques de manière récréative.

Les psychédéliques sont interdits en tant que substance psychotrope de Tableau 1, le système de classification de statut de risque, selon la convention des Nations Unies. Ces substances sont toutes définies comme addictives, physiologiquement et psychologiquement nocives pour l’usager·ère ainsi que dangereuses pour autrui dans la mesure où elles causent des comportements anti-sociaux et des problèmes de santé publique. C’est sur la base de ces constats que l’usage récréatif de psychédéliques est interdit, car il entraîne des risques trop grands pour être autorisé.

Cette classification des psychédéliques est fausse. Premièrement, les scientifiques s’accordent à dire qu’ils ne sont pas addictifs, étant même utilisés avec succès dans le traitement d’addictions à l’alcool et au tabac (Nichols 2016; Johnson et al. 2018; DiVito et Leger 2020). Deuxièmement, l’usage récréatif entraîne des risques physiologiques très minimaux. Les psychédéliques n’endommagent pas le cerveau ou les organes, et la quantité estimée pour une surdose léthale – environ 1000 fois la dose récréative de LSD et de champignons psilocybines – est si grande que le risque est extrêmement faible. Les psychédéliques peuvent parfois causer des nausées, des vomissements, des frissons, des maux de tête ou des étourdissements. Mais ces effets sont légers, non nocifs. Ils disparaissent généralement après le début du trip psychédélique et se poursuivent rarement dans les jours qui suivent. Des données des Global Drug Survey (2020) et Global Ayahuasca Survey (2017-19) montrent que seul 1% des usager·ère·s de LSD et de champignons psilocybines demandent à recevoir des traitements médicaux et que 2.3% des usage·ères d’ayahuasca rapportent avoir besoin d’aide médicale pendant ou suite à un trip.

De la série USA Opioid crisis © Jérôme Sessini | Magnum Photos Avril 2018, États-Unis, Philadelphie. Un graffiti de l'ancien président américain Barack Obama promet de l'espoir. A Kensington, un quartier du nord de Philadelphie, la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Troisièmement, l’usage récréatif entraîne des risques psychologiques minimaux et facilement réductibles. Les trips psychédéliques peuvent inclure des réactions troublantes d’angoisse, de panique et de peur en réaction à la manière dont les psychédéliques altèrent la perception, l’imagination, la mémoire, le temps, l’espace, ainsi que le sens de la réalité, de l’incarnation et de soi. Pourtant, pendant la plupart des trips psychédéliques, ces émotions troublantes sont légères et, après le début du trip, elles disparaissent pour laisser la place à un grand émerveillement et à un sentiment d’euphorie et de tranquillité. Si un trip est caractérisé par des émotions troublantes, il est qualifié de bad trip, et celles-ci disparaissent quand l’effet du psychédélique se dissipe. Cependant, le danger que cela se produise peut facilement être réduit par des pratiques de réduction de risques, par exemple en consommant uniquement quand on est de bonne humeur, dans des situations saines, sûres et confortables, avec des compagnons fiables et en mesurant les doses.

Les études n’ont pas découvert de corrélation entre l’usage récréatif et une augmentation de problèmes de santé mentale (Johansen et Krebs 2015). Il existe de rares rapports de cas de symptômes psychiatriques survenant après un usage récréatif. Mais dans presque tous ces cas, l’usager·ère présentait soit des symptômes psychiatriques préexistants, une histoire familiale en lien avec ceux-ci ou avait mélangé les psychédéliques avec d’autres substances psychoactives. Autrement, ces facteurs n’ont pas été exclus (Krebs et Johansen 2013; dos Santos et al. 2017; Barbic 2020). Le psychédélique consommé n’était donc pas la cause primaire des symptômes psychiatriques. Une pratique de réduction de risques implique cependant de ne pas consommer de psychédéliques sans un guide expérimenté si on a une histoire de symptômes psychiatriques et de ne pas mélanger des substances sans connaître leur interaction avec les psychédéliques. Les études récentes n’ont pas non plus rapporté de comportements intentionnels ou accidentels nuisibles à autrui suite à un usage récréatif (Carbonaro et al. 2017; dos Santos et al. 2017; Durante et al. 2021; Bouso 2022; D’Souza et al. 2022; Kopra et al. 2022a, 2022b).

Les psychédéliques ne satisfont donc pas aux critères de classification de substances de Tableau 1. Ils ne sont pas addictifs et leur usage récréatif engendre des risques physiologiques et psychologiques minimes facilement réductibles, alors qu’ils ne posent aucun risque pour les autres.

Un usage récréatif, légitime et libre

Notre connaissance du fonctionnement du cerveau a beaucoup progressé en étudiant comment les psychédéliques affectent son activité. Ils sont utilisés avec succès dans le traitement de pathologies comme la dépression et les troubles du stress post-traumatique. Pourtant, l’usage de psychédéliques va au-delà de ces buts scientifiques et médicaux limités et seul un petit pourcentage de patient·e·s utilise des psychédéliques pour soigner sa santé mentale (Global Drug Survey, 2020). Bien plus nombreux sont les consommatrices et consommateurs récréatifs dont l’objectif est d’apprécier les trips psychédéliques pour expérimenter une complexité merveilleuse du monde et d’eux-mêmes à laquelle elles et ils ne prêtent normalement pas attention: couleurs kaléidoscopiques, objets oscillants, visions géométriques, déformation du temps et de l’espace ou encore dissolution des frontières entre le monde, les autres, et soi-même. L’altération de la conscience permet également de découvrir de nouvelles perspectives de vie, d’améliorer son bien-être, d’étudier la nature de l’expérience et de la réalité, de créer des liens avec ses ami·e·s. Elle peut aussi représenter une facette d’une pratique spirituelle, un catalyseur de la pensée et de l’expression créative, ou encore une nouvelle ouverture vers l’art et la nature.

Tous ces usages sont légitimes, car il s’agit d’activités que tout être humain trouve essentiellement significatives et bénéfiques pour son bien-être. Néanmoins, l’usage récréatif de psychédéliques est spécialement significatif pour les usager·ère·s et bénéfique pour leur bien-être. Elles et ils rapportent en grande majorité que les trips psychédéliques sont parmi les expériences de vie le plus significatives qu’elles et ils aient jamais connu, mentionnant des effets positifs tels que de profondes intuitions existentielles ou spirituelles, l’amélioration de leur bien-être et une plus grande empathie envers les autres.

Si les psychédéliques sont faussement classifiés comme une substance de Tableau 1 et leur usage récréatif est légitime, les personnes majeures devraient être libres de consommer sans autorisation préalable, ni limitation concernant le but de la consommation, l’endroit où consommer, ou la supervision. La seule réserve que j’émettrais est que ces usagères et usagers ne doivent pas agir d’une manière qui pourrait poser un risque pour les autres lorsqu’elles et ils sont sous l’influence de psychédéliques, par exemple en conduisant une voiture.

Je suis convaincu qu’un usage récréatif libre, sécurisé et serein serait mieux mis en pratique s’il était ce que j’appellerais «communalisé». La «communalisée des psychédéliques», sans réglementation, implique la mise à disposition du public de ressources pour réduire les risques: une éducation basique, des guides entraînés, des espaces sûrs pour les trips, etc. Cela permettrait de réduire au niveau communautaire les risques de l’usage récréatif à un niveau minimal, tout en reconnaissant la liberté légitime de l’individu de consommer des psychédéliques de manière récréative – que cela aboutisse soit à rire devant un mur, à apprécier la nature en bonne compagnie, ou à explorer de nouvelles réalités.

Notre expert Jason K. Day est doctorant au Département de philosophie, spécialisé dans la philosophie des psychédéliques, la phénoménologie et l’attention. Il est également membre du Groupe de recherche «Esthétique et éthique de l’attention».
jason.day@unifr.ch