Dossier

L’IA à l’école ou l’école de l’IA

L’intelligence artificielle a déjà forcé la porte de nos établissements de formation. Inutile d’envisager de faire sans. Cependant, il devient impératif de penser sa place dans l’éducation et la formation. 

Aujourd’hui, plus que jamais, les technologies numériques nouvelles invitent chaque partenaire de l’éducation et de la formation à se questionner. Au niveau technique, on pense évidemment au chatbot construit à l’aide de LLM (large language model), à l’instar de ChatGPT, permettant à chacun·e de converser avec une machine, par exemple, et de se laisser surprendre. En matière d’éducation et de formation, après le débat sur l’évaluation annoncée comme caduque par certaines personnes, émerge une question bien plus fondamentale: quelle relation souhaitons-nous favoriser entre l’IA et l’humain dans les contextes de formation et d’éducation?

Certes, une réponse semble admise: former à des usages efficients et à un esprit critique. Oui, évidemment. Ne répondrions-nous pas ceci pour chaque technologie nouvelle? Toutefois, ce projet éducatif donne le vertige au regard de l’évolution fulgurante des techniques numériques et de la multiplicité des outils qui se partagent (je n’ose dire qui se démocratisent, lorsqu’on regarde qui sont les propriétaires des solutions aujourd’hui populaires). Mais doit-on contraindre les curriculums de formation et d’éducation à l’émergence incessante d’outils techniques nouveaux?

De l’exploration de la cognition partagée…

Face à la limite de ma cognition humaine, je m’accompagne alors d’une cognition synthétique pour penser cette relation complexe entre apprentissage humain et augmentation technique de l’humain. Je sors un peu du cadre en n’employant délibérément pas le LLM à la mode, car il n’a d’une part pas besoin de publicité et, d’autre part, parce qu’il me semble aujourd’hui nécessaire de participer à la démocratisation d’autres solutions que celles qui sont propriétaires. Je converse alors avec Wizard v1.1, un LLM basé sur LLaMA et entraîné à l’aide d’une nouvelle méthode, appelée Evol-Instruct, sur des données d’instructions complexes.

Lionel: Bonjour Wizard v1.1. Considère que tu es expert en intelligence artificielle, en éducation et formation. Tu donnes des réponses brèves, mais actuelles et liées à des sources explicitées.

Wizard v1.: Salut Bonjour ! Je suis le Wizard v1.1, votre assistant IA spécialisé dans l’intelligence artificielle, l’éducation et la formation. Veuillez me dire comment je peux vous aider aujourd’hui?

Lionel: Quels sont les enjeux essentiels pour l’éducation et la formation, aujourd’hui que les IA génératives sont disponibles?

Wizard v1.1: Les enjeux essentiels pour l’éducation et la formation actuelles sont nombreux. Avec l’avènement des IA génératives, il est crucial de s’adapter aux nouvelles tendances et d’envisager les changements qui peuvent être apportés dans le domaine de l’enseignement et de la formation. Voici quelques points clés à prendre en compte:

1. Adaptation des programmes éducatifs: Les IA génératives offrent une nouvelle façon d’apprendre et de créer du contenu. Il est important d’adapter les programmes scolaires pour inclure l’utilisation de ces technologies tout en maintenant une approche traditionnelle à la fois pratique et innovante.

2. Développement des compétences numériques: Les IA génératives renforcent l’importance d’appren­dre les compétences nécessaires pour interagir avec ces technologies, telles que le programmeur de langage de balisage (HTML), le langage de marquage
up (XML) et le langage de balisage du web (CSS).

3. Enseignement des valeurs fondamentales: Les IA
génératives peuvent contribuer à la diffusion d’idées
erronées ou discriminatoires si elles ne sont pas correctement encadrées. Il est essentiel de mettre en place un enseignement qui promeut les valeurs fonda­-
mentales, telles que l’égalité, la tolérance et le respect.

4. Favoriser la créativité: Les IA génératives peuvent être utilisées pour stimuler la créativité des étudiants en leur fournissant un outil de production de contenu innovant. Il est important d’encourager l’utilisation de ces technologies dans le cadre d’activités éducatives et de formation professionnelle.

5. Mise à jour du curriculum: Les IA génératives sont une révolution majeure dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la robotique et des sciences cognitives. Il est crucial d’ajuster le curriculum scolaire pour inclure ces nouvelles connaissances scientifiques et techniques.

6. Formation continue pour les enseignants: Les IA génératives nécessitent une approche pédagogique différente, mettant l’accent sur la collaboration entre humains et machines. Il est essentiel que les enseignants soient formés à ces nouvelles technologies afin de pouvoir les intégrer efficacement dans leur travail.

7. Promouvoir une approche interdisciplinaire: Les IA génératives touchent un large éventail de domaines, tels que la linguistique, l’informatique et la psychologie. Il est important d’adopter une approche interdisciplinaire pour aborder les enjeux liés aux IA dans le contexte de l’éducation et de la formation.

En tenant compte de ces enjeux essentiels, nous pouvons travailler ensemble à développer des programmes éducatifs innovants qui préparent nos élèves et étudiants au monde changement par les IA génératives. (sic)

Ce bref échange montre ce qu’il est probable de répondre aujourd’hui. En effet, les textes générés par ces IA émergent de calculs statistiques fondés notamment sur la probabilité d’apparition d’un mot. Analysons le vocabulaire choisi et prenons le temps d’étudier les recommandations proposées, ainsi que les non-dits.

© stablediffusionweb.com
… à la posture critique

Le vocabulaire tourne régulièrement autour de tendances, de nouveautés, de révolution ou de mise à jour. La tradition est certes évoquée, mais associée à l’innovation. Il y a donc dans la réponse une forme de valorisation d’un renouveau en éducation et formation. Les mots invitent aussi à l’adaptation de l’humain à la machine: «adapter les programmes scolaires», «apprendre les compétences nécessaires», «encourager l’utilisation de ces technologies» ou encore «mettre l’accent sur la collaboration entre humains et machines». C’est présenté comme si la technique était imposée, autodéterminée et que nous, simples humains, n’avions d’autre choix que d’en faire usage. Enfin, il y a quelques éléments d’ouverture, comme une invitation à replacer les valeurs fondamentales ou une nécessité de travailler de manière interdisciplinaire, mais cela reste marginal, trop à mon avis. Il devient alors tout à fait intrigant de se remémorer que les propositions de Wizard v1.1 ne sont «que» le fruit des textes qui avaient été écrits pas des humains auparavant. Il semble que le rapport «technophile» était prioritaire et qu’une vision autodéterminée des techniques dominait dans les data ayant nourri cette IA. Où sont passés les philosophes de la technique, par exemple, ou les personnes travaillant dans le champ du social shaping of technology?

Quant aux non-dits… C’est là que la cognition humaine – la sagesse? – devient essentielle. Quid des avis divergents? Des propos peu référencés ? Des affirmations qui, malgré un intérêt potentiel, ne sont pas apparues dans le champ des possibles « hallucinés » par Wizard v1.1? Chaque personne, avec sa culture et ses savoirs, saura proposer une analyse nouvelle que l’IA n’aura pas envisagée. Je pense premièrement au capabilisme sous-jacent au discours (est-ce mon passif de pédagogie spécialisée?). Nous, humain·e·s, devrions-nous nous adapter et nous augmenter grâce à la technique pour ne pas devenir en «situation de handicap technologique»? Ce sont les individus capables qui semblent dignes dans ce discours. Deuxièmement, la tradition et des décennies de savoirs pédagogiques semblent être dévalorisées. L’innovation prime. Troisièmement, c’est une logique de productivité qui est à l’œuvre. Or, dans l’enseignement et l’apprentissage, il est parfois pertinent de s’arrêter et de prendre le temps de penser, d’embrasser le temps long, la complexité et l’effort. Il y a tant de postures critiques à développer, selon les contextes et les usages, pour que ces IA génératives puissent trouver la place qu’elles méritent, ni plus ni moins, dans les processus complexes d’apprentissage.

Ceci nécessite d’avoir le goût de dépasser la réponse crédible ou le souhait de ne pas se contenter du probable. La différence entre apprendre et produire devra être rappelée aux logiques d’employabilité. Enfin, il y aura prochainement un possible habitus à stimuler chez chaque apprenant·e: penser par soi-même. Cette posture critique n’est pas un rejet des IA génératives, mais bien une tentative de contrebalancer des propos simplement émerveillés ou des affirmations essentiellement anxieuses pour participer à la construction d’une relation sereine entre l’éducation, la formation et les outils numériques qui émergent.

Notre expert Lionel Alvarez est docteur en pédagogie spécialisée, lecteur au Centre d’enseignement et de recherche pour la formation à l’enseignement au secondaire et professeur associé à la Haute école péda­gogique de Fribourg.

lionel.alvarez@unifr.ch