Interview

Un pont entre deux mondes

Rapprocher les milieux académiques et économiques fribourgeois, c’est la volonté du premier Career Forum qui se tiendra le 14 mars 2024 à l’Université de Fribourg. Ce salon de recrutement veut faciliter l’entrée des étudiant·e·s dans la vie active et permettre aux employeuses et employeurs de dénicher leurs futurs talents.

Un rapport de l’Université de Fribourg daté de juin 2022 indique que le taux de chômage est près de quatre fois plus élevé chez les diplômé·e·s de l’Université de Fribourg ayant débuté leurs recherches d’emploi après leurs études que chez les personnes ayant commencé ces recherches durant leur cursus universitaire. Faciliter les relations et tisser des liens entre les actuel·le·s étudiant·e·s et les entrepreneurs·euses est donc capital selon Astrid Epiney, rectrice de l’Université de Fribourg, et Jerry Krattiger, directeur de la Promotion économique du Canton de Fribourg. Interview croisée.

Quel est le but de ce salon?

Astrid Epiney: L’Université est déjà en contact étroit avec la politique, l’économie et la société en général dans le Canton de Fribourg. Mais ces contacts concernent peu, jusqu’à maintenant, les relations directes entre nos étudiant·e·s, nos futur·e·s diplômé·e·s et le monde économique. Le 14 mars 2024, le Career Forum permettra précisément de donner la possibilité à ces deux mondes de se rencontrer et de tisser des liens sur le campus de Pérolles. Les futur·e·s diplômé·e·s pourront entrer en contact avec des employeurs·euses potentiel·le·s et ces derniers·ères rencontrer d’éventuel·le·s futur·e·s employé·e·s.

Jerry Krattiger: Nous nous trouvons aujourd’hui dans une guerre pour les talents. Les derniers chiffres du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) indiquent que 40% des entreprises en Suisse ont de la peine à recruter. J’ai des retours de certaines entreprises, et non des moindres, qui m’informent qu’elles ont de la peine à trouver le point d’entrée pour rencontrer les futurs talents. Le Career Forum permettra aux entreprises d’avoir un accès privilégié aux étudiant·e·s non seulement de l’Université, mais aussi de la Haute école de gestion (HEG-FR) et de la Haute école d’ingénierie et d’architecture (HEIA-FR) qui prennent part à ce salon.

A vous entendre, les deux milieux ne se connaissent pas vraiment…

Astrid Epiney: Depuis quelques années déjà, l’Université de Fribourg a créé un service permettant de tisser des liens entre nos étudiant·e·s, nos doctorant·e·s et post-doctorant·e·s et le monde du travail en général. Ces «Career Services» ont été renforcés l’an dernier mais leurs moyens restent malgré tout limités. Nous travaillons aussi avec les différentes facultés et l’Association générale des étudiants et étudiantes de l’Université de Fribourg (AGEF) qui, via leurs propres canaux et leurs sites internet, relaient des informations et notamment les offres d’emplois. J’ajoute que bon nombre de nos étudiant·e·s ont déjà un lien avec le monde du travail en effectuant des stages ou en exerçant une activité professionnelle durant leurs études. Enfin, si les étudiant·e·s fribourgeois·e·s connaissent bien les entreprises du canton, ce n’est pas forcément le cas des étudiant·e·s qui viennent d’ailleurs. Il faut rappeler que deux tiers de nos étudiant·e·s proviennent d’autres cantons, voire de l’étranger. Le Career Forum est donc une occasion de resserrer les liens existants et d’en créer de nouveaux, tout en présentant les opportunités professionnelles afin que les étudiant·e·s restent à Fribourg une fois leurs études achevées.

© STEMUTZ.COM

Astrid Epiney est professeure de droit international, droit européen et droit public suisse. Après avoir été doyenne de la Faculté de droit, puis vice-rectrice, elle occupe le poste de rectrice de l’Université de Fribourg depuis 2015. Elle est également présidente de la Chambre des hautes écoles universitaires de swissuniversities.

astrid.epiney@unifr.ch

Jerry Krattiger: Il est clair qu’on peut étudier et vivre à Fribourg, mais qu’on peut également y travailler. Notre canton vit une croissance démographique extrêmement dynamique ces dernières années. En parallèle, le produit intérieur brut par emploi plein temps a, lui aussi, augmenté de manière constante et forte. L’économie cantonale est dynamique. Les investissements réalisés par l’Etat dans les infrastructures pour absorber la croissance démographique ont été bien maîtrisés. Fribourg jouit donc d’une situation enviable et dispose d’un très bon tremplin de développement, tant économique qu’humain. Actuellement, quelque 40’000 Fribourgeois·e·s sortentdes frontières cantonales chaque jour pour aller travailler. Dans le sens inverse, seules 17’000 personnes d’autres cantons viennent travailler à Fribourg. Il y a un potentiel existant localement qu’il faut mieux exploiter, notamment pour des questions de durabilité. Dès le moment où vous étudiez, vous vivez et vous travaillez localement, votre impact environnemental est moindre. Le fait de ne pas connaître les talents issus de l’Université et des hautes écoles ne permet pas aux entreprises locales de bénéficier pleinement de cet important potentiel humain.

Quels sont les profils recherchés par les entreprises?

Jerry Krattiger: Tout d’abord, il faut rappeler que le Canton de Fribourg a une stratégie de développement économique axée sur la bioéconomie et l’industrie 4.0. Evidemment, cela va influer sur les profils recherchés. Pour la bioéconomie, on pense notamment à l’agroalimentaire, les matériaux biosourcés dans la construction et les biotechnologies. Là, les personnes ayant étudié la chimie, la biochimie, la gestion de processus biotechnologiques, la science des matériaux, etc., sont particulièrement recherchées. Pour l’industrie 4.0, on privilégiera bien sûr les profils en ingénierie, informatique, robotisation, automation ou encore en digitalisation.

Ensuite, le monde de l’économie est toujours à la recherche de profils plus généralistes comme des économistes, des juristes, des politologues ou des historien·ne·s, car ces personnes ont plusieurs cordes à leur arc et sont prédisposées à travailler de manière transverse et holistique. Enfin, il existe des besoins plus spécifiques. Une personne ayant étudié la philosophie ou la théologie peut travailler dans une commission d’éthique, par exemple. Quant aux anthropologues, leurs connaissances peuvent servir à l’observation des comportements des consommateurs·trices ou à décrypter comment un·e utilisateur·trice interagit avec un produit ou une technologie. Les méthodologies enseignées en anthropologie peuvent aussi être utilisées à des fins économiques.

Pour l’Université, quelles sont les entreprises intéressantes aux yeux du monde académique?

Astrid Epiney: Nous sommes ouverts à tous les types d’entreprises. Avec ses cinq facultés – bientôt six –, l’Université de Fribourg propose des profils professionnels très diversifiés. Notre force réside, entre autres, dans notre bilinguisme et dans notre large palette de disciplines qui peuvent satisfaire les différentes entreprises fribourgeoises, sans oublier les institutions étatiques et paraétatiques, comme l’Agroscope fédéral qui construit son nouveau siège à Posieux. De plus, de nombreuses places de travail ne nécessitent pas un profil trop typé. Si un·e entrepreneur·euse recherche une personne dans l’administration, la gestion de projets, etc., il peut trouver parmi nos étudiant·e·s de nombreux profils qui sont à même de remplir de tels cahiers des charges. Mais, bien entendu, certains profils de postes impliquent une formation plus précise, voire des profils plus disciplinaires, également présents au sein de nos facultés. Le Career Forum va permettre à nos étudiant·e·s de mieux cerner la diversité des emplois possibles.

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Jerry Krattiger est directeur de la Promotion économique du Canton de Fribourg depuis 2019. Il a auparavant été directeur national pendant plus de 4 ans de Youth For Under­standing (YFU), menant la gestion opérationnelle, financière et stratégique de l’association.

jerry.krattiger@fr.ch

Au-delà des emplois et de la recherche de talents, dans quels autres domaines faut-il renforcer les liens entre l’économie et les milieux académiques?

Jerry Krattiger: Il y a tous les éléments liés au transfert technologique. Au niveau cantonal, nous constatons une augmentation du nombre de projets soutenus par l’agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, Innosuisse. La tendance à voir des entreprises travailler en collaboration étroite avec des hautes écoles sur des projets innovants se renforce. Fribourg soutient aussi de tels projets au travers de la Loi cantonale sur la promotion économique et de la Nouvelle Politique Régionale. C’est un domaine passionnant et les demandes de collaboration sont en augmentation. Dans ce cadre-là, les centres de compétences des hautes écoles jouent un rôle central. Les liens entre milieux économiques et académiques concernent aussi la commercialisation d’un projet de recherche. Cette réflexion est omniprésente dans le monde anglo-saxon. «Y a-t-il un moyen de générer une activité commerciale, de faire de l’argent avec un projet ou un savoir spécifique?» Cette question ne se pose pas automatiquement en Suisse, en France ou en Allemagne, même si je constate un changement culturel à ce sujet. J’en veux pour preuve la création de start-up intéressantes issues de l’Université de Fribourg, par exemple Neuria qui a reçu le Prix à l’innovation du Canton de Fribourg dans la catégorie Start-up. Elle a développé une thérapie digitale à travers une application de jeux vidéo qui permet de renforcer des habitudes alimentaires saines. Cette année, Fribourg place trois jeunes entreprises parmi le top 100 des start-up en Suisse. L’une d’elle, Impossible Materials, est issue de compétences développées aux Universités de Fribourg et de Cambridge. Ceci démontre que la dimension économique et entrepreneuriale d’un projet de recherche est tout à fait pertinente.

Astrid Epiney: La recherche appliquée est un aspect important. L’Université de Fribourg a créé un service spécialisé dans le transfert de connaissances et de technologies, le KTT. Ce service soutient les contacts entre nos chercheurs·euses et l’économie, ainsi que toute entreprise désireuse de travailler avec nos chercheurs·euses. Mais la recherche appliquée ne doit pas occulter l’importance de la recherche fondamentale, conduite par la seule curiosité, sans objectif précis ou de commercialisation. Il y a de nombreux exemples où ce type de recherches a permis de trouver des produits auxquels personne n’avait pensé. Je crois qu’il est aussi important de garder une complémentarité avec les hautes écoles, les HES, qui sont focalisées presque uniquement sur la recherche appliquée. Nous avons près d’un millier de projets collaboratifs avec ces écoles. Cette complémentarité permet aussi de faire rayonner le Canton de Fribourg et d’augmenter son attractivité. Pour une entreprise qui désirerait s’installer à Fribourg, savoir qu’elle peut bénéficier des recherches et des activités menées à l’Université est un atout indéniable. Mais je tiens à rappeler que cette attractivité est liée à l’importance des infrastructures, d’ailleurs aussi cruciales pour des projets financés par des fonds tiers, qu’ils soient publics ou privés. Or, en ce qui concerne l’Université, il y a une réelle marge de progression. L’avancement des différents projets d’infrastructures universitaires est crucial, car il prouve que le Canton de Fribourg investit dans ce domaine et renvoie une image positive, notamment auprès des milieux économiques. Je rappelle que le dernier gros investissement dans du bâti universitaire date de 2005 avec la création du site de Pérolles 21. Depuis, il y a certes eu le pavillon de médecine en 2015–2017, mais n’oublions pas que tant la construction du nouveau bâtiment pour la Faculté de droit sur le site dit «Tour Henri» que les différents projets sur le plateau de Pérolles seront décisifs pour maintenir et développer l’attractivité de l’Université, non seulement pour les étudiant·e·s et chercheurs·euses, mais aussi pour l’économie fribourgeoise et les entreprises intéressées à s’installer dans le canton.

Dans le monde anglo-saxon, les milieux économiques prennent souvent part au financement de chaires universitaires ou de projets de recherche. Ce modèle inspire-t-il l’Université de Fribourg?

Astrid Epiney: Le système suisse est très différent de celui des Etats-Unis ou de l’Angleterre. Les universités suisses, dont celle de Fribourg, sont très majoritairement financées par des fonds publics. A mon avis, notre système a fait ses preuves, notamment sur le coût des études qui reste modeste en comparaison des taxes que vous devez payer aux Etats-Unis, par exemple. La qualité d’enseignement et de recherche de nos universités est également très élevée. Pour Fribourg, la part de financement privé représente 5% environ de tous les fonds tiers, les 95% provenant de fonds tiers publics, tels que le Fonds national. Nous avons des directives, publiée sur notre site internet, qui précisent les conditions et modalités d’un financement privé. Il faut que le domaine en question corresponde à la stratégie globale de développement de l’Université. L’autre aspect consiste à préserver notre liberté académique, y compris pour les engagements du personnel. Elle est le gage de notre réputation et de notre crédibilité. Un jour, une fondation nous a proposé un don important pour financer une chaire, mais en essayant de nous imposer également le professeur... Nous avons refusé et je suis convaincue qu’il est important de le faire.   

Première édition du Career Forum en mars 2024: est-il déjà prévu de pérenniser cet événement?

Astrid Epiney: Nous allons d’abord tirer un bilan de cette première édition et, en fonction de celui-ci, nous verrons de quelle manière adapter l’événement et quelle fréquence lui donner. Mais, en effet, je pars de l’idée que ce genre d’évènement est appelé à avoir lieu régulièrement au sein de notre alma mater.

Jerry Krattiger: Un premier bilan est nécessaire. Mais une chose est certaine et c’est le message que j’aimerais faire passer au sein des milieux économiques fribourgeois: on ne peut pas dire, d’une part, qu’on a de la peine à trouver et à recruter des talents et, d’autre part, ne pas participer à un tel salon. C’est une chance de tisser des liens privilégiés avec nos hautes écoles et j’espère que le monde de l’économie saura saisir cette opportunité.