Dossier
Des goûts et des couleurs: est-ce que ça ne se dispute pas?
A l’ère du like péremptoire, les goûts individuels peuvent-il être remis en question? L’adage remonte pourtant à la période latine. Alors est-ce vraiment une nouveauté? Et que perdrait-on à ne jamais les discuter? Petit voyage dans la philosophie du goût.
Selon un adage latin que les modernes ont adapté sans broncher, on ne discute pas des goûts et des couleurs. Toute appréciation subjective, ce donc vain d’essayer de convaincre quelqu’un d’adopter notre sensibilité. De gustibus et coloribus non est disputandum. Et pourtant, on ne fait que ça! On un avis sur les romans du dernier écrivain à succès, on s’entredéchire sur le tournant qu’a pris notre groupe musical préféré et l’on s’interroge si adulé ne serait pas sur une pente déclinante. Les réseaux sociaux se targuent par ailleurs d’être de vastes arènes où les amatrices et amateurs émettent jugement de goût – certes sous une forme racornie, puisque celui-ci se résume à mettre (ou non) un like. Les esprits grincheux auront vite fait de dénoncer la mort d’un espace public critique, où les arguments fusaient jadis et où les critiques reconnus (gastronomiques, cinématographiques, littéraires) tenaient encore le haut du pavé. Signaler que «on a aimé» en cliquant sur un bouton, diront-ils alors, n’est-ce pas la fin de tout échange articulé? Le reproche mérite que l’on s’y attarde. Car si l’on n’a jamais autant exprimé ses goûts qu’à notre époque contemporaine, ce n’est pas pour autant que l’on discute des goûts. En effet, les préférences personnelles semblent faire autorité, et leur expression paraît dispenser d’une justification nécessaire. «Cela me plait», un point c’est tout. Mais qu’est-ce qui nous permettrait d’avoir des échanges de qualité et des jugements de goût fondés?
Jamais n’avait-on autant sollicité les amateurs·trices pour évaluer leurs moindres faits et gestes, qu’il s’agisse d’une sortie au restaurant, de leur chambre d’hôtel ou des attractions à ne pas manquer dans un lieu de villégiature, et jamais l’appréciation n’aura été plus standardisée, réduite à un système de notation. Le décompte d’étoiles ou de like peut-il encore prétendre au titre de jugement de goût, ou bien faut-il repenser radicalement notre démocratie atteinte d’«évaluationnite» aigüe?
Certains, toujours ces mêmes grincheux, déplorent alors le nivellement par le bas. Une fois incontournables, encensés et craints à la fois, les grands critiques de musique, de théâtre ou de cinéma ont perdu leur statut de références absolues, jusqu’à finir par rendre inutile même leur détestation. Lorsque chacun·e s’improvise critique sur les réseaux sociaux, poursuivent alors nos grincheux, et croit utile de devoir y mettre son grain de sel, le narcissisme des délectations s’en donne à cœur joie, mais au détriment de tout critère objectif.
C’était mieux avant?
Qu’en est-il réellement? Notre époque dont l’industrie de la consommation est aux petits soins quand il s’agit de devancer les goûts et les préférences des individus, et qui invite à «personnaliser» chaque achat, aurait-elle fait l’impasse sur les critères, forcément intersubjectifs, du goût? Mais alors, quels seraient ces critères aujourd’hui mis à mal qu’il conviendrait de défendre? Il vaut peut-être la peine de rappeler que lorsque les Anciens soutenaient leur De gustibus non est disputandum, il y avait là déjà la reconnaissance d’une autonomie esthétique considérable. Dire que quelque chose nous est agréable traduit un plaisir esthétique qui s’affranchit de toute référence à la vérité factuelle. Autant je peux débattre avec mon voisin qui soutiendrait que la terre est plate, autant je n’ai aucune raison de mettre en doute le plaisir que lui procurent ses nains de jardin récemment installés. Il peut y avoir des fautes mais non des erreurs de goût. C’est au fond ce que démontrait déjà David Hume dans The Standard of Taste (1757) et qu’Immanuel Kant redira à sa manière dans sa Critique de la faculté de juger (1790) je peux me tromper que le vin qui coule sur mon palais soit un vin de Bourgogne, mais non sur la sensation harmonieuse que sa robe rubis me procure en cet instant. Etablir si quelque chose est agréable ou déplaisant se soustrait donc aux disputes sur le vraix et le faux, et cela en raison du fait que le plaisir esthétique est fondé dans la sensation (aïsthésis). Ainsi, je pourrai me tromper sur le fait que les taches rouges au milieu du feuillage vert me révèlent la présence de cerises (je découvre en m’approchant qu’il s’agit d’un arbousier), mais non sur ma sensation du rouge dont j’ai distinctement fait l’expérience; l’erreur n’est pas dans la sensation, mais dans sa corrélation avec un objet extérieur que j’établis grâce à un jugement perceptif.
Mais alors, les fondateurs de l’esthétique moderne comme Hume ou Kant ont-ils établi l’autonomie du goût ou bien du jugement de goût? Pour peu qu’on lui prête attention, cette question s’avère révélatrice. Car si le XVIIIe siècle est bien celui où le goût est théorisé et mis en avant comme ce qui fonde un jugement d’un type nouveau, irréductible au jugement de catégorisation (celui qui identifie un particulier comme faisant partie d’une catégorie plus générale, permettant de le «subsumer» sous son concept), dans sa dimension sensible et incarnée, le goût reste cantonné à une position mineure. Expliquons-nous, en prenant le cas symptomatique de Kant. Autant le philosophe de Königsberg joua un rôle décisif dans l’autonomisation du Beau vis-à-vis du Vrai (mais également du Bon), de sorte que l’on pourra dire d’un objet fictif qu’il est beau, tout comme on pourra reconnaître des qualités esthétiques à la représentation d’une scène moralement condamnable, autant le jugement de beauté suppose un type d’expérience du monde qui est diamétralement opposé à l’autonomie: le goût. En effet, tout se passe comme si Kant mobilisait à dessein le sens le moins susceptible de la prise de distance, le sens gustatif, pour fonder sur celui-ci le jugement esthétique. Contrairement au sens de la vue, réputé depuis l’Antiquité pour sa noblesse et son désintéressement (Aristote l’évoque au début de sa Métaphysique), le goût est incapable de distinguer les propriétés de l’objet des propriétés sensorielles. Tandis que la vue suppose la distance avec l’objet perçu, le goût implique un contact immédiat, une affection. Tout se passe donc comme si Kant avait besoin du sens réputé le moins libre et le plus enclin à l’affect pour fonder la nature assertive et indéniable de la sensation de plaisir esthétique, d’une part – comme ce qui ne se discute donc pas –, et qu’il voulait, d’autre part, souligner tout ce qui sépare cette nature indiscutable du plaisir esthétique («c’est agréable», «j’aime») et le jugement dit de goût («c’est beau»). Car autant celui-là n’a de valeur incontestable que parce qu’il vaut pour moi, celui-ci ne peut s’énoncer que s’il vaut en général, indépendamment de mes préférences.
«Apprends à goûter»
Il y a bien sûr quelque chose de paradoxal à penser que l’esthétique moderne, fondée sur la réclamation d’une autonomie esthétique et, dès lors, sur l’assertion de propriétés esthétiques appartenant à un objet sans être reconductibles à un sujet en particulier, célèbre autant le goût, et donc un sens où la distinction entre sujet et objet est notoirement difficile voire impossible à établir. De la robe rubis, de la structure tannique et du nez épicé du vin dans mon calice, il ne subsiste plus rien après la dégustation. A coup sûr, de l’autonomie de l’objet, il ne reste plus grand-chose. Il faut créditer Kant d’avoir démontré que le jugement de goût fonctionne sur un autre mode que le jugement catégorial ou déterminant, où l’on passe du général au particulier, la règle étant donnée par avance: face aux objets esthétiques, il y a d’abord une singularité pour laquelle il faut inventer la règle générale (Kant appelle cela le jugement réfléchissant). Mais cette démonstration s’est faite au détriment d’une attention particulière pour ce qui fait la particularité de la gustation, par opposition à d’autres régimes sensoriels, une attention à cette «physiologie du goût» à laquelle Brillat-Savarin consacrera un demi-siècle plus tard un célèbre ouvrage inaugurant la gastronomie moderne.
Pourtant, les philosophes des Lumières n’étaient pas forcément condamnés à cette «intellectualisation» du goût. Lorsque Kant affirme «Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement», on peut rappeler que ce n’est pas l’unique manière dont le XVIIIe siècle a traduit cette maxime de Horace. Le sapere n’est pas seulement de l’ordre du savoir et de l’entendement; il est tout d’abord, et selon l’acception première en latin classique, de l’ordre de la saveur. Johann Gottfried Herder en était bien conscient lorsque, 15 ans avant Kant, dans son traité Kalligone, il traduit «Sapere aude!» par «Apprends à goûter». Il y a donc une saveur de l’intelligence, dont on ferait bien de se rappeler aujourd’hui. Car nous aurions tort de penser que tous les goûts sont dans la nature: encore faut-il cultiver une sensibilité pour leur discrimination. Pour Paul Valéry, le poète philosophe, il faut disputer des goûts et des couleurs, et il soutenait même – sans que l’on ait forcément à le suivre jusque dans cette conclusion osée – que toute dispute se résume, en fin de compte, à une dispute sur le goût.
Notre expert Emmanuel Alloa est professeur d’esthétique et de philosophie de l’art. Ses recherches portent entre autres sur la théorie des médias, la théorie des images et la philosophie sociale et politique.
emmanuel.alloa@unifr.ch