Dossier

La saveur, toute une pizza

Comment la saveur se fabrique-t-elle dans notre cerveau? Cette expérience quotidienne est l’une des plus multisensorielles. Véritable cocktail, elle combine les sens tels que la vue, le goût, la température et le toucher, sans oublier l’odorat, qui contribue à 80% dans notre perception de la saveur.

Imaginez qu’en marchant dans la rue, vous passiez devant une pizzeria. L’odeur qui s’en échappe, la vue d’une de ces spécialités italiennes: vous avez soudain envie d’une pizza. Vous entrez et commandez. A ce moment-là, sans que vous en ayez conscience, vos sens conduisant à la perception de la saveur s’activent déjà. Car celle-ci ne se trouve pas dans l’aliment lui-même, comme la couleur n’est pas une caractéristique intrinsèque d’un objet coloré. Ces perceptions relèvent de l’activité des sens.

Les nuances du goût

La formule est connue: nous mangeons d’abord avec les yeux. La vue est ainsi stimulée devant la mozzarella fondante et la croûte dorée. Très vite, l’odeur intervient aussi devant ce mélange de tomates et de basilic que nous humons. A l’exemple du chien dans l’expérience de Pavlov, nos glandes buccales se mettent à produire de la salive, dont le rôle est de lubrifier et d’humidifier la nourriture. Cette sécrétion commence avant même la première bouchée.

Ça y est, vous mordez dans votre pizza. Les muscles de la mâchoire, des joues et de la bouche interviennent. La langue s’active aussi et, étonnamment, ses mouvements sont ici plus complexes que ceux utilisés pour créer des sons. La digestion enzymatique commence sous l’effet de la salive. L’amylase décompose les glucides complexes en sucres simples, les lipases s’occupent des graisses tandis que le lysozyme contribue par son effet antibactérien. A présent, vous commencez à sentir le goût. Les composants alimentaires, dissous dans la salive, stimulent les cellules sensorielles dans les boutons gustatifs des papilles de la langue. Ces groupes de cellules sensorielles réagissent aux molécules des aliments. Elles le font pour cinq goûts connus aujourd’hui: le sucré, le salé, l’acide, l’amer et le savoureux – appelé aussi umami.

On a longtemps vu la langue comme une carte divisée en zones pour chaque goût. Cette conception n’est plus d’actualité, de récentes recherches montrant en effet que des cellules sensorielles pour chaque goût se trouvent dans un seul bourgeon gustatif. Par ailleurs, ces boutons existent aussi en d’autres endroits de la cavité buccale, comme le palais et l’épiglotte, rabat recouvrant la trachée pendant la déglutition.

Processus évolutif, le goût se transforme. Si l’on garde la croûte de notre pizza un certain temps en bouche, nous commençons à sentir le goût sucré. Cela s’explique par le fait que le pain se compose principalement d’hydrates de carbone, appelés sucres. Dans la bouche, ces molécules de sucre se lient à des récepteurs spécifiques dans les cellules gustatives, libérant des neurotransmetteurs et amorçant l’influx nerveux pour amener le signal générant la sensation du goût sucré dans le cerveau.

Reste que le goût qui domine votre pizza, c’est le salé. En petite quantité, le sodium est nécessaire au bon fonctionnement du corps humain, permettant de conduire les impulsions nerveuses, de contracter et détendre les muscles ainsi que le maintien de l'équilibre entre l'eau et les minéraux. Le sel a surtout le pouvoir d’augmenter la perception des autres goûts, c'est pourquoi il est ajouté à presque tous nos plats, y compris les biscuits et le pain.

© STEMUTZ.COM Stéphane Marro

Une Pizza «umami»

Mais tout cela donne soif. Vous buvez alors une gorgée d’eau gazeuse tonique pour vous hydrater. Vous sentez l'acidité des bulles de dioxyde de carbone. Ce goût est perçu via les canaux ioniques dans les cellules sensorielles des bourgeons gustatifs. Sur la membrane des cellules, ces points de passage sont stimulés par l’hydrogène présent dans les aliments et boissons acides. A cela s’ajoute l’amertume de votre boisson tonique.

L’amertume est souvent associée au danger, les plantes produisant de nombreux composés amers pour éviter d’être mangées. Le prototype de la substance amère, la quinine, fabrication médicinale tirée de l’écorce d’un arbuste, est utilisé contre la malaria. Toutes sortes de recettes ont permis de masquer son goût amer. Les Britanniques l’ont mélangé à du gin, inventant ainsi le gin-tonic au XIXe siècle. Et, dans les boissons actuelles à base d’eau tonique, on ajoute beaucoup de sucre.

A noter que chez la femme la sensibilité des récepteurs à l’amertume est influencée par la composante hormonale. Elle est généralement intensifiée pendant la grossesse, un moyen naturel de protection du corps pour éviter l’ingestion de substances toxiques potentiellement dangereuses pour le futur bébé.

Il faut aussi citer l’umami, reconnu seulement récemment comme goût à part entière, bien que sa découverte par Kikunae Ikeda, un chimiste japonais, remonte au début du XXe siècle. Ce goût vient des aminoacides, tels que l’acide glutamique et ses dérivés, comme le glutamate monosodique, qui stimulent les récepteurs des bourgeons gustatifs. Historiquement, nombre de cultures dans le monde recourent à ce goût pour augmenter l’appétence des aliments: les sauces de soja et de poisson en Asie, le jambon en Espagne ou encore le parmesan en Italie.

Pour revenir à notre pizza, la fameuse capricciosa pourrait ainsi être rebaptisée la «pizza umami» avec son jambon, ses champignons, ses anchois et bien sûr ses tomates, autre aliment connu pour son goût umami. Celui-ci est-il le cinquième et dernier goût de base? La question est ouverte, car l’huile d’olive sur votre tranche suggère à certain·e·s chercheurs·euses l’existence d’un sixième goût: l’oléogustus, la sensation de gras. Une hypothèse encore à l’étude.

L’odorat, clé de la saveur

Ce panorama du goût ne permet toutefois pas de caractériser la saveur. Nous imaginons que celle-ci se forme dans notre bouche, alors que le 80% de la saveur ne vient pas de la sensation gustative, mais de l’odorat. Celle-ci peut provenir d’une source externe du corps, comme l’odeur de notre pizza. Elle stimule le tissu cellulaire (épithélium olfactif) des narines lors de l’inhalation. C’est ce qu’on appelle l’olfaction orthonasale. Si cette fonction demeure essentielle pour l’évolution de notre espèce par la sélection sexuelle, elle est en revanche moins importante pour la perception des aliments.

Mais les odeurs peuvent également provenir de l’intérieur de la bouche lors de la consommation d’aliments et de boissons, ce qui stimule l’épithélium olfactif en passant par le palais durant l’expiration. Moins connue, cette olfaction rétronasale est pourtant la clé de la formation des arômes. Mélangée au goût, elle est rarement reconnue comme un sens distinct. Pourtant nous savons à quel point la nourriture est insipide en cas de rhume ou de nez bouché.

Globalement, l’odorat se forme à partir des récepteurs olfactifs dans les membranes des cellules sensorielles. Lorsqu’une source odorante stimule le récepteur, la cellule envoie des impulsions le long du nerf olfactif jusqu’au bulbe olfactif, à la base du cerveau. Pour l’humain, comme pour de nombreuses espèces animales, c’est un sens vital. On trouve ainsi plus de 1’000 gènes pour des récepteurs olfactifs différents, soit environ 3% de nos génomes!

Véritable machine olfactive, l’être humain serait capable de distinguer quelque mille milliards de stimuli olfactifs! Avec ses centaines de récepteurs différents, ce système surpasse de loin les autres sens, tels que la vue, dans sa capacité à discriminer les stimuli. Cependant, s’il nous est aisé de reconnaître le goût des aliments, il nous est beaucoup plus difficile de catégoriser les odeurs, car nous n’avons pas les mots pour les exprimer. Pour décrire les odeurs, il nous faut ainsi inventer un nouveau lexique ou utiliser le truchement d’autres odeurs de substances connues. Ce que font les dégustateurs·trices de vins, d’huiles ou de miels en évoquant par exemple des notes d’argile, de noisettes ou de pamplemousse dans les produits goûtés.

Il faut relever que d’autres sens contribuent à former la saveur. Des récepteurs permettent ainsi de sentir la texture (pression) ou la chaleur (température). Les récepteurs de la douleur sont également stimulés par les aliments épicés, comme la capsaïcine, composé que l’on trouve dans les piments.

En résumé, la saveur, telle une pizza, se compose ainsi de divers ingrédients. Cela commence par l’odeur dans la rue (odorat orthonasal) et la première impression visuelle. S’ensuivent l’ingestion et la mastication, les molécules alimentaires stimulant les papilles gustatives de la langue, même si, pour l’essentiel, les saveurs se forment dans la cavité nasale (odorat retronasal). Texture, température et piquant (somatosensation) participent également à la fabrication de la saveur.

Notre experte Patricia Boya est professeure de biologie cellulaire et du développement au Département des neurosciences et des sciences du mouvement de la Faculté des sciences et de médecine.
patricia.boya@unifr.ch