Dossier
Toutes et tous co-pains
«Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur!», invite le Psaume 34(33),9: Dieu se donne à manger et à boire, en lui nous sommes invité·e·s à nous faire com-pagnons, co-pains, à partager le même pain, selon l’étymologie latine cum-panis.
La Bible parle constamment à tous les sens, au point que le terme «sagesse», au cœur de l’Ancien Testament, signifie «donner du goût», sapere en latin. Parmi les dons de l’Esprit qui repose sur le Messie, le prophète Isaïe mentionne en premier celui de la sagesse. Si bien qu’un livre entier est dédié à la Sagesse créatrice et salvifique à laquelle le Christ, Verbe et Parole du Père, s’identifie (cf. Matthieu 11,20).
Au baptême, les fidèles reçoivent tous les charismes de l’Esprit, l’intelligence, le conseil et la force, la connaissance, l’adoration (crainte) et l’affection filiale (piété) et donc la sagesse. De là vient que dans l’ancien rituel baptismal, le prêtre ou le diacre mettait quelques grains de sel sur la langue du nourrisson, selon la parole au début du sermon sur la montagne: «Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre. Si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens» (Matthieu 5,13).
Le sel de la vie
Le ou la baptisé·e reçoit aussi une bougie allumée au cierge pascal, représentant le Ressuscité, afin de briller aux yeux du monde par sa dignité plénière et son amour répandu. Il reçoit une pincée de sel, afin de pouvoir donner goût à son existence et ajouter sans cesse son «grain de sel» à la conversation. Le sel, qui servait à conserver les aliments et à leur conférer leur saveur, à condition d’être bien dosé, signifiait également l’hospitalité offerte et reçue et constituait une monnaie d’échange.
Je me souviens de cette célébration de mariage pour laquelle le couple avait retenu l’évangile de Matthieu 5,13-16 et au terme de laquelle il avait lui même distribué à chaque participant·e un petit sachet contenant le précieux condiment. Une manière de signifier que l’amour se partage, que nul n’en a le monopole et qu’y prendre goût n’a pas fini de dispenser aux journées, aux semaines et aux mois ce qui en fait le charme principal. Des frites sans sel, c’est comme une existence sans tendresse. J’aime à dire malicieusement, en bon Sédunois pure souche – mais osé-je encore le faire? –, que c’est comme une finale de coupe suisse de football sans le FC Sion (en tous cas jusqu’à la 13e victoire en autant de participation!).
Or le pain sans sel manque de goût. Et si le Christ se rend présent dans le pain – et le vin – de l’eucharistie, c’est pour donner à la vie des hommes toute sa saveur. Pourquoi le pain et le vin? Parce qu’ils constituent la nourriture de base des Hébreux et de bien des peuples, ce qui montre ainsi que le Dieu de la Révélation scripturaire se rend proche du quotidien des êtres humains et qu’il s’y incarne, littéralement.
Le levain de la foi
C’est au cours du repas pascal juif – ou du moins dans une ambiance pascale – que Jésus de Nazareth a institué l’eucharistie. Déjà au livre de l’Exode, le rituel de la pâque comporte du pain azyme – non levé – et des coupes de vin en signe d’allégresse. Dans le texte hébreu, la célébration liturgique est promue (Exode 12) avant même l’événement dont elle doit servir de mémorial et de réactualisation. C’est en effet en Exode 13-14, au terme de la dixième plaie, que le peuple sort d’Egypte à la suite de Moïse, échappe à la captivité du Pharaon et passe à travers la Mer Rouge qui revient ensuite sur l’armée de ses geôliers. Comme le dit le papa en réponse à la question de son fils, le soir de la pâque: «Que se passe-t-il aujourd’hui? C’est cette nuit que le Seigneur passe pour libérer Israël de l’esclavage, le faire cheminer à travers le désert et entrer dans la terre promise.»
Les pains azymes rappellent précisément la hâte avec laquelle le peuple est parti, cette nuit-là, au point de ne pas avoir le temps de faire lever la pâte. Cette symbolique est reprise dans l’eucharistie chrétienne, puisque nous restons des marcheuses et marcheurs qui ne peuvent s’installer ici-bas comme en leur habitat définitif, et pèlerinent vers la demeure céleste où nous attend le Ressuscité retourné auprès de son Père. C’est pour cela que les hosties de la messe sont plates. Elles symbolisent la marche, les reins ceints, le bâton à la main, que les fidèles de Jésus le juif continuent de mener en direction du bonheur ultime et eschatologique. Et c’est aussi la raison pour laquelle Paul nous invite à nous débarrasser du vieux levain, symbole de l’homme ancien que nous sommes exhorté·e·s à quitter, pour revêtir l’homme nouveau, tendu vers les choses d’en haut (cf. 1 Corinthiens 5,7)
Le pain et le vin représentent tous deux la convergence d’une multitude de grains de blé et de raisin, moulus ou broyés, pétris et malaxés, cuits ou fermentés, afin de produire un aliment à la saveur inédite. C’est des mille collines qu’affluent les fidèles pour faire Eglise – le terme signifie «rassemblement convoqué hors du chaos» – et partagent l’unique pain et la coupe commune. Jésus a ce «coup de génie», lors de la dernière cène immortalisée entre autres par Léonard de Vinci, de s’identifier au pain – ceci est mon corps brisé par la mort – et au vin – ceci est mon sang versé sur la croix.
Signe de communauté
Comme pour le repas juif, il établit le rituel liturgique (Matthieu 26,26-29) avant d’entrer dans sa Passion – Résurrection (Matthieu 27-28). «Prenez et mangez, prenez et buvez. Vous ferez cela en mémoire de moi»: là aussi, le mémorial instauré avant que l’événement salvifique n’advienne sert d’actualisation au Golgotha. C’est le Christ mort et ressuscité que nous mangeons et buvons, puisque c’est après qu’il est apparu à ses disciples et s’est élevé au ciel que les apôtres, remplis de l’Esprit de Pentecôte (Actes 1-2) ont commencé à rompre le pain et partager le vin dans leurs maisons. La fraction du pain est devenue le signe de ralliement des premières communautés, au point que c’est à ce geste, et à ce geste seulement, que les deux disciples marchant tout tristes vers Emmaüs ont reconnu le mystérieux compagnon qui les avait rejoints sans le reconnaître (Luc 24,13–35).
Le texte le plus «savoureux» de l’Evangile reste sans conteste le discours de l’homme de Nazareth sur le pain de vie en Jean 6: «Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Je suis le pain venu du ciel. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair – c’est-à-dire la totalité de la personne dans sa visibilité extérieure – est vraiment une nourriture et mon sang – à savoir la plénitude de l’être dans son intériorité – est vraiment une boisson. »
Le réalisme eucharistique est impressionnant, au point que le 4e évangile emploie le terme grec trogô, croquer, mâcher, pour désigner la manducation du corps du Christ. C’est au nom de cette vérité des symboles que les hosties que nous employons devraient être plus épaisses et ressembler davantage à du vrai pain (non levé), ce qui est le cas par contre pour le vrai vin (blanc, rosé ou rouge, de quelque sorte et nature qu’il soit).
Car partager l’eucharistie, communion au mystère de la présence réelle du Fils de Dieu et Fils de l’homme, c’est devenir littéralement des com-pagnons, ou mieux encore des co-pains, au sens noble et premier du terme, partageant le même pain, la même saveur de vie, le même goût du bonheur. Nous devrions plus régulièrement recourir à de très grandes hosties, rompues en autant de morceaux qu’ils y a de con-vives, chaque parcelle contenant la totalité du corps du Christ, et boire toutes et tous à une même grande coupe. «J’élèverai la coupe du salut en appelant le nom du Seigneur» (Psaume 116(115),13).
C’est à un tel compagnonnage que la Faculté de théologie de notre Université ne cesse de convier tous les étudiant·e·s provenant de plus de 50 nationalités, de tous âges, sexes et états de vie.
Notre expert L’Abbé François-Xavier Amherdt est professeur émérite à la Chaire francophone de théologie pastorale, pédagogie religieuse et homilétique.
francois-xavier.amherdt@unifr.ch