Dossier
Suisse – Allemagne: Le chemin passe par Bruxelles
Puisque les relations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne sont complexes à plusieurs titres, pourquoi ne pas s’adresser plus directement à nos voisins? Pas si simple, car le droit européen règlemente les négociations touchant à ses Etats membres. Explications.
La Suisse entretient des relations notamment économiques, mais aussi scientifiques et culturelles, très étroites avec ses pays voisins, parmi lesquels l’Allemagne revêt, pour différentes raisons, une importance particulière. Dans un contexte où persistent les difficultés à stabiliser les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne (UE), la question se pose de savoir si au moins certains dossiers ne pourraient pas être réglés directement par des accords internationaux touchant uniquement les deux pays concernés. A première vue, cette approche paraît séduisante, puisqu’elle éviterait différentes «complications» liées aux processus décisionnels au sein de l’Union, notamment l’implication de tous les Etats membres dans le mandat de négociation et le rôle très important de la Commission européenne, qui doit toujours tenir compte des intérêts de l’ensemble des Etats membres.
Pas si simple
Toutefois, cette solution a priori parfaite se heurte à de nombreuses difficultés, notamment d’ordre juridique. En effet, le droit de l’Union européenne limite les compétences des Etats membres dans la conclusion d’accords avec des pays tiers comme la Suisse. L’Union européenne – elle-même un sujet de droit international – a le pouvoir de conclure des conventions internationales dans les domaines de sa compétence. C’est pourquoi il est nécessaire d’établir des règles concernant la relation entre les accords conclus par l’Union européenne (qui font partie intégrante du droit de l’UE et doivent donc être respectés et appliqués par les Etats membres) et ceux conclus ou à conclure par les Etats membres, afin d’éviter d’éventuels conflits et d’assurer l’effectivité du droit de l’UE. Ainsi, les traités fondateurs de l’UE contiennent des dispositions à ce sujet qui ont été interprétées et précisées dans une vaste jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
En résumé, dans ce contexte, trois aspects sont particulièrement importants:
- Tout d’abord, l’Union européenne a des compétences dites exclusives dans certains domaines. Ce principe signifie que, dans les domaines concernés, seule l’Union européenne peut conclure des conventions internationales et que les Etats membres n’ont plus aucune compétence en la matière. En fait partie notamment la politique commerciale extérieure qui concerne tous les aspects liés à l’importation et l’exportation de produits.
- Même hors des domaines relevant de ces compétences exclusives, les Etats membres ne sont pas autorisés à conclure des accords internationaux avec des Etats tiers pour autant que l’Union ait réglé le domaine en question de façon exhaustive par du droit interne, par exemple au travers de directives ou de règlements. Au vu de l’étendue du droit de l’UE, ce cas de figure se présente très régulièrement, notamment dans les domaines concernant le marché intérieur. En effet, il faut partir du principe que les dispositions du droit de l’UE concernant le marché intérieur (qui couvre la libre circulation des marchandises, services, personnes et capitaux) revêtent, en règle générale, un caractère exhaustif avec notamment pour conséquence que les Etats membres ne sauraient conclure individuellement des accords internationaux en la matière avec des pays tiers.
- Finalement et de manière générale, des conventions internationales conclues par les Etats membres ne doivent pas – d’une façon ou d’une autre – entraver l’effectivité du droit de l’UE. Si tel est le cas ou non doit être analysé pour chaque situation précise en tenant compte de la portée du droit de l’UE pertinent et du contenu exact de l’accord en question.
En plus de ces principes juridiques qui limitent de manière considérable la marge de manœuvre des Etats membres concernant leurs relations extérieures, il convient de rappeler que l’UE a mis sur pied une multitude de programmes (par exemple dans le domaine de la recherche ou des échanges d’étudiant·e·s), ainsi que de systèmes de collaboration et d’information multiples (comme dans le domaine de la sécurité alimentaire ou de la stabilité du réseau électrique), souvent à travers la création d’agences européennes. Une participation à ces mécanismes européens passe nécessairement par des accords avec l’Union elle-même.
Il ressort de ce qui précède que ni l’Allemagne ni d’autres Etats membres de l’UE ne peuvent régler leurs relations avec des pays tiers de manière «autonome»; au contraire, leur marge de manœuvre est très limitée, que ce soit dans les domaines relatifs au marché intérieur ou dans d’autres domaines tels que la participation à différents programmes ou systèmes d’information européens. Il faut donc partir de l’idée que, pour régler de manière adéquate les relations entre la Suisse et ses pays voisins comme l’Allemagne et afin que la Suisse puisse effectivement sauvegarder ses intérêts, le chemin passe nécessairement par Bruxelles.
Soigner le contact
C’est pourquoi les contacts et négociations avec la Commission sont cruciaux pour que la Suisse puisse continuer de participer – à travers des accords dits bilatéraux – à de larges parties du marché intérieur et de profiter d’autres collaborations ou systèmes d’information mis sur pied par l’Union européenne. En d’autres termes, si la Suisse estime que cette participation au marché intérieur est dans son intérêt, tout comme la participation à d’autres acquis du droit de l’Union tels que les programmes de recherche ou la coopération dans le cadre de «Schengen/Dublin» (une question à laquelle le Conseil fédéral, le Parlement et le peuple ont répondu favorablement à plusieurs reprises), il est indispensable de passer par des accords avec l’UE.
La procédure de conclusion de tels accords connaît différentes étapes qui impliquent la participation de la Commission européenne, du Conseil de l’UE (composé des membres des gouvernements des Etats membres) et du Parlement européen. Le Conseil de l’UE, et donc les Etats membres, est quant à lui impliqué de A à Z, tant en amont des négociations (puisque le mandat des négociations doit être décidé par le Conseil) qu’à la fin du processus (puisque la conclusion d’un accord international nécessite en principe l’approbation du Conseil).
En définitive, l’idée de régler les relations entre la Suisse et l’Allemagne en aparté, notamment en ce qui con-cerne la participation de la Suisse au marché européen ainsi qu’à des programmes ou systèmes d’information européens, n’est pas viable, la marge de manœuvre et les possibilités des Etats membres étant très limitée. Le chemin passe dès lors forcément par Bruxelles. Ce constat n’empêche toutefois pas que les relations avec les pays voisins restent d’une grande importance, et ce à plusieurs égards: un gouvernement national comme celui de l’Allemagne a notamment une certaine influence – voire une influence certaine – sur les décisions du Conseil. De plus, en ce qui concerne tout particulièrement l’Allemagne, il convient également de souligner le rôle des Länder qui peuvent aussi faire valoir leurs intérêts non seulement auprès du gouvernement national, mais aussi à Bruxelles. Ainsi, le Baden Württemberg a, par exemple, toujours exprimé son très grand intérêt à ce que les relations avec la Suisse soit stabilisées et développées. En ce sens, les contacts politiques étroits que la Suisse entretient tant avec le gouvernement allemand qu’avec le Baden-Württemberg sont d’une grande importance. Il n’empêche que les négociations sont menées par la Commission européenne qui doit forcément tenir compte de l’intérêt de tous les Etats membres et des principes régissant le droit européen en général et le marché intérieur en particulier.
Sur cette toile de fond, il convient d’analyser et d’évaluer le mandat de négociation qui vient d’être décidé par le Conseil fédéral pour les négociations Suisse Union européenne au sujet de la stabilisation et du développement des accords bilatéraux Suisse-UE («Bilatérales III»). De tels accords – dont le contenu reste à préciser lors des négociations à venir – impliquent forcément des compromis des deux parties et des obligations réciproques qui limitent, bien entendu, la marge de manœuvre des parties contractantes. Au final, il s’agit d’une pesée d’intérêts et d’une évaluation des risques auxquelles il faut procéder sur la base d’une analyse du contenu de l’accord trouvé, tout en sachant que des relations stables avec l’Allemagne – et toute participation au marché intérieur de l’UE – passent forcément par Bruxelles.
Notre experte Astrid Epiney est professeure à l’Institut de droit européen.
astrid.epiney@unifr.ch