Recherche & Enseignement
Des béquilles visuelles pour la mémoire
Et si on pouvait améliorer la mémoire de travail des enfants? Après des années de recherche, Christophe Fitamen et ses collègues ont finalement démontré qu’il existe un moyen efficace pour mieux retenir une information: recourir à des indices visuels.
«En neuf ans de recherche menée sur le sujet, c’est la première fois que je vois de manière claire et univoque qu’il est possible de soutenir la mémoire de travail chez des enfants très jeunes». Cette affirmation de Christophe Fitamen, lecteur au Département de psychologie de l’Université de Fribourg, exprime non seulement le soulagement que l’on éprouve après une longue quête, mais atteste aussi de la rigueur de la démarche scientifique. Enfin! Après de multiples tentatives, il peut l’annoncer: avec ses collègues Agnès Blaye et Valérie Camos, il est parvenu à démontrer qu’il était possible de soutenir les stratégies mnémotechniques, en particulier chez les enfants, et cela dès 3 ans et demi. Une prudence rare à une époque où les librairies regorgent d’ouvrages promettant de «booster sa mémoire en dix leçons». La science, elle, doit se contenter d’avancer à son rythme en se défiant des conclusions hâtives et mirobolantes.
Une mémoire à usage rapide
La mémoire de travail sur laquelle travaille Christophe Fitamen ne doit pas être confondue avec la mémoire à long terme, même s’il existe une certaine porosité entre les deux concepts, «un continuum» selon ses termes. La première est celle qui consiste à stocker une information uniquement durant les quelques secondes nécessaires à exécuter une tâche, par exemple pour se souvenir d’un code d’accès à recopier. La seconde permet de faire remonter à la surface des souvenirs anciens, tels que les prépositions allemandes suivies du datif ou l’odeur de naphtaline de l’appartement d’une tante disparue depuis longtemps.
Chez les élèves, la mémoire de travail est très utile car elle permet de garder à l’esprit les informations nécessaires à la compréhension d’un texte ou d’une consigne. Dans son article, l’équipe de recherche en relève d’ailleurs tout l’importance: «la qualité de cette mémoire est un bon prescripteur de la réussite scolaire des enfants, plus encore que le QI». Et l’on comprend mieux, dès lors, leur envie de développer des stratégies pour mieux la soutenir.
Support verbal vs visuo-spatial
La stratégie classique pour soutenir sa mémoire de travail consiste à répéter à voix haute ce que l’on doit mémoriser. Qui n’a pas scandé oralement les chiffres d’un numéro de téléphone le temps de le composer sur son smartphone? «Il s’agit là de mémoire phonologique, précise Christophe Fitamen. Cette technique consiste à répéter en boucle une information verbale. Les dernières études sur le sujet tendent à démontrer que cette stratégie de mémorisation apparaît vers les cinq ans. En deçà, nous ne disposons pas de preuve que les enfants utilisent cette répétition dite articulatoire ou verbale. Il existe une autre méthode, moins étudiée, qui consiste à fournir des repères visuels et spatiaux durant les tâches de mémorisation. Nous parlons alors de mémoire visuo-spatiale. Nous avons émis l’hypothèse que les indices visuels peuvent améliorer les performances de la mémoire de travail, potentiellement via une répétition visuo-spatiale. Comme nous ne savions pas à partir de quel âge cette stratégie de mémorisation apparaît, nous nous devions d’effectuer nos propres tests.»
Expérience soigneusement pensée
Dans le premier scénario, les enfants ont pu voir sur un écran d’ordinateur un paysage où figuraient six maisons. Un ourson est apparu quelques secondes dans l’une d’elle, puis a disparu avant de réapparaître après quelques secondes dans une deuxième maison, puis après un nouveau délai, dans une troisième et ainsi de suite. «Les enfants ont dû mémoriser la séquence de maisons visitées tout en indiquant l’orientation de l’ourson dans chacune d’elle, décrit Christophe Fitamen. Avait-il la tête en haut ou la tête en bas?».
Dans le second scénario, le principe de l’ourson apparaissant successivement dans différentes maisons était le même à une différence près, et de taille: les maisons disparaissaient furtivement du paysage entre les apparitions de l’ourson.
Ce changement de scénario d’apparence anodine a eu des conséquences significatives sur la performance mnésique des enfants. «La présence constante des maisons, même vides, pourrait soutenir la mémoire de travail des enfants, avance Christophe Fitamen. On voit que ces dernières leur ont servi de repères visuo-spatiaux, les ont aidés dans le processus de répétition, à l’image de ce que l’on observe avec la répétition verbale, ce qui a contribué à une meilleure mémorisation.»
Des compétences plus précoces
En analysant plus en détail les résultats, l’équipe de psychologues a aussi mis en évidence que les effets du soutien visuo-
spatial ne différaient pas en fonction de l’âge des enfants. Cela signifie que tous les enfants, qu’ils aient trois ans et demi ou six ans, en
bénéficient de la même manière. «Cela nous suggère que même les très jeunes enfants, contrairement à ce que l’on croyait, peuvent utiliser des stratégies de mémorisation, en l’occurrence des repères visuels», se réjouit Christophe Fitamen.
Le chercheur note également, en pointant une représentation graphique, que ce soutien visuel permet aux plus jeunes de se rapprocher des performances des enfants qui ont six mois de plus lorsque ces derniers ne bénéficient pas de ces indices visuels.
Seconde expérience avec des adultes
La configuration de l’expérience était identique à la précédente à l’exception de quelques adaptations: le paysage comptait non pas 6 mais 11 maisons, afin d’adapter l’exercice aux capacités de la cohorte.
Mais étudier l’humain n’est jamais simple, surtout quand on se penche sur ses circonvolutions! Tandis que les repères visuels ont aidé les enfants à mieux mémoriser, ils ne se sont avérés d’aucune aide pour les adultes dotés d’une bonne mémoire de travail. «Avec ou sans l’aide des maisons, leurs résultats se sont avérés de même niveau. On peut en déduire que les jeunes adultes ayant une bonne capacité en mémoire de travail ont mis en place des stratégies leur permettant de mémoriser la séquence sans avoir recours aux indices spatiaux». En revanche, et l’information est d’importance, l’expérience a révélé que les indices visuels aident les adultes ayant de faibles capacités en mémoire de travail, tout comme ils ont aidé les enfants.
Avant d’entamer la discussion, il convient de récapituler les résultats principaux, histoire de rafraîchir la mémoire de travail de chacun·e et donc de faciliter la compréhension de ce texte. L’étude de Christophe Fitamen et de ses collègues a démontré que les enfants en bas âge mémorisent mieux quand on leur fournit des indices visuels, ici des maisons. C’est d’ailleurs la première fois qu’un article met en évidence cette capacité d’appliquer une stratégie de répétition visuo-spatiale à un âge aussi précoce, soit dès trois ans et demi. Les adultes, eux, en revanche n’en profitent que peu, sauf celles et ceux dont la mémoire de travail est la plus faible. Alors comment l’expliquer et quelles conclusions peut-on en tirer, en particulier si l’on souhaite renforcer les processus mnésiques?
Mécanismes sous-jacents
Avant tout, il faut souligner que ces résultats remettent en question la pensée dominante selon laquelle le maintien stratégique de la mémoire est inaccessible aux enfants d’âge préscolaire, pensée que l’on expliquait soit par une immaturité neurodéveloppementale (les enfants n’en sont tout simplement pas capables physiquement), soit par une incapacité attentionnelle (ils n’arrivent pas à rester concentrés assez longtemps sur l’exercice). Une explication proche de cette dernière a d’ailleurs longtemps conduit les recherches de Christophe Fitamen: «A l’époque de mon doctorat, nous supposions que c’était parce qu’ils ne parvenaient pas à garder à l’esprit le but de l’exercice que les enfants de moins de six ans étaient incapables de mettre en place des stratégies de mémorisation. Or là, sans que nous leur donnions de consignes, uniquement en enrichissant l’environnement avec des maisons, ils ont sensiblement amélioré leur mémoire de travail!» Un constat qui ne suffit toutefois pas à écarter l’hypothèse d’une aide au maintien du but: «Nous avons mené une nouvelle étude, dont l’article est actuellement en phase de révision, afin de dissocier les effets d’aide au maintien du but de l’aide à la mise en place d’une répétition visuo-spatiale. Nous estimons que l’amélioration des performances proviendrait essentiellement d’un encouragement implicite à la mise en place d’une répétition visuo-spatiale grâce à l’enrichissement de l’environnement.»
Recherche fondamentale, plus si entente
Christophe Fitamen et ses collègues ont avant tout tenté de comprendre comment fonctionne la mémoire de travail visuo-spatiale chez les très jeunes enfants, une problématique relevant de la recherche fondamentale, mais les trois scientifiques n’excluent pas que leurs résultats puissent inspirer des applications concrètes. Avec toute la prudence requise, Christophe Fitamen suggère que, dans le cadre d’un exercice en classe, l’enseignant·e pourrait surligner les mots essentiels d’une consigne: «Stricto sensu, ce n’est plus de la mémorisation visuo-spatiale, concède-t-il, mais cela montre qu’attirer l’attention sur certains éléments permet de faciliter le traitement de l’information.» Et d’encourager les étudiant·e·s à mettre en œuvre des stratégies de mémorisation, telles que des cartes mentales, car elles «permettent d’augmenter la profondeur de traitement en mélangeant les modalités de mémorisation, verbales et spatiales, ce qui favorisent l’ancrage de l’information à plus long terme.»
Notre expert Christophe Fitamen est lecteur au Département de psychologie. Il mène des recherches sur la mémoire de travail des enfants et des adultes, et la disponibilité de leurs ressources attentionnelles.
christophe.fitamen@unifr.ch