Interview

Prison: vraiment la bonne réponse?

Plus de 7’200 places de détention existent en Suisse et elles présentent un taux d’occupation élevé, avec une moyenne dépassant les 90%. Reste que la majorité des personnes détenues le sont pour des délits mineurs. Trois spécialistes lèvent le voile sur ce milieu souvent méconnu du grand public.

Des murs élevés, des barbelés, une tour de garde et des corridors sans fin… Les stéréotypes sur les prisons ont la vie dure. Aussi bien pour l’aspect des bâtiments que sur la nature des détenu·e·s. Mais la société regarde-t-elle ses prisons en face? Comment envisage-t-elle le rôle et l’évolution des établissements carcéraux? Les réformes du droit pénal ont-elles résolu les problématiques pour lesquelles elles avaient été engagées? Alix Heiniger, professeure assistante du Département d’histoire contemporaine de l’Unifr, Aimée Zermatten, docteure et chercheuse en droit pénal et membre de la Jeune Académie Suisse, et Deborah Schorno, collaboratrice scientifique auprès du Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales (CSCSP), échangent leur point de vue sur cette institution en constant questionnement.

En chiffres, que sont les prisons en Suisse?

Deborah Schorno: Actuellement, notre pays compte 88 établissements pénitentiaires. La prison la plus petite compte 3 places, il s’agit de l’Orangerie, à Porrentruy, et la plus grande 399 places, à Pöschwies (ZH). Entre deux, il existe une très grande diversité d’établissements, en fonction des formes d’exécution des sanctions qui y sont proposées. Sur l’ensemble, ils totalisent plus de 7’200 places de détention. Au 31 janvier de cette année, on comptait 6’881 personnes détenues, avec une proportion de 94% d’hommes et 6% de femmes.

Avec un taux d’occupation de plus de 90%, la Suisse fait souvent l’objet de critiques pour sa surpopulation carcérale…

Deborah Schorno: En effet, des problèmes de surpopulation sont récurrents depuis plusieurs années, surtout dans certains cantons du Concordat latin. On parle de surpopulation carcérale lorsque le taux d’occupation dépasse les 100% de la capacité. Cette suroccupation concerne principalement les établissements réservés à la détention avant jugement. Pour tenter de répondre à cette problématique, des projets d’agrandissement et de nouvelles constructions sont en cours, notamment dans le Canton de Vaud, mais cela prend du temps et n’apporte pas de solution à long terme. Cela soulève également d’importants défis en ce qui concerne le recrutement et la formation d’un personnel adéquat.

Alix Heiniger: Et, au vu de la composition carcérale actuelle, on peut se demander si ça vaut vraiment la peine de construire de nouvelles prisons. Est-ce qu’une meilleure solution ne serait pas de trouver des moyens de vider les prisons, plutôt que d’en construire de nouvelles qui seront de toute façon à nouveau pleines?

Des alternatives à la détention pourraient-elles devenir des solutions?

Aimée Zermatten: L’Université de Genève, avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), mène un projet sur la décroissance carcérale. Un des volets de ce projet s’intéresse au système pénal et carcéral de la Finlande. Un tournant anti-punitif y a été pris dans les années 1960, ce qui en fait un modèle prometteur et inspirant pour d’autres pays qui souhaitent tendre vers une réduction du recours à la prison. Par formes alternatives à la détention, on entend notamment la surveillance électronique ou le travail d’intérêt général.

Existe-t-il en Suisse un mouvement qui tende vers une telle évolution?

Aimée Zermatten: On sent un courant qui va dans ce sens sur la scène politique. Il y a eu plusieurs interventions parlementaires sur ces questions.

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Alix Heiniger est professeure assistante auprès du Département d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg.
alix.heiniger@unifr.ch

Alix Heiniger: Lorsque le Code pénal a été révisé, en 2007, on était déjà dans une volonté de décroissance carcérale. L’idée centrale qui a présidé à cette révision était d’éviter le plus possible de mettre des gens en prison pour des peines de moins de six mois. Ces peines sont trop courtes pour imaginer une formation ou exercer un effet positif. Elles se révèlent même, le plus souvent, très négatives, puisqu’on assiste à une désaffiliation sociale de la personne avec, très souvent, une perte d’emploi, du logement, des liens familiaux, etc. Le coût à payer se révèle très cher, aussi bien pour la personne que pour la société. Le législateur avait ainsi introduit des sanctions alternatives à la peine privative de liberté: le travail d’intérêt général (TIG) et la peine pécuniaire.

Ces changements n’ont-ils pas permis la décroissance attendue?

Alix Heiniger: Disons que cette réforme a eu les effets escomptés seulement pour une partie de la population: les gens des classes moyennes supérieures ne vont plus en prison, à moins d’avoir commis une infraction grave contre des personnes ou contre le patrimoine. En revanche, on a assisté à une précarisation de la population carcérale. Les mesures introduites ont en réalité renforcé les inégalités. Aujourd’hui, de nombreuses personnes détenues à Champ-Dollon le sont parce qu’elles ne peuvent pas payer les amendes liées à une utilisation des transports publics sans titre de transport ou parce qu’elles sont dans l’incapacité de payer les jours-amendes auxquels elles ont été condamnées.

Deborah Schorno: En 2023, selon les derniers chiffres publiés par l’Office fédéral de la statistique, les peines privatives de liberté de substitution (PPLS) de l’amende ont représenté 42% des incarcérations en exécution des sanctions pénales. En ajoutant les PPLS issues des peines pécuniaires et du travail d’intérêt général, ce chiffre atteint 53%.

Alix Heiniger: Dans ces cas de figure, on n’est pas face à un problème de sécurité publique, mais face à un problème de pauvreté. La prison est alors une mauvaise réponse à un problème social, pas à un problème pénal.

La prison en tant qu’institution et les personnes qui y séjournent souffrent-elles de l’image que s’en fait la société?

Alix Heiniger: Dans l’imaginaire collectif, si une personne est incarcérée, cela signifie qu’elle représente un danger pour la société. Cette idée perdure et le filtre médiatique accentue cette représentation.

Aimée Zermatten: Les études réalisées sur ces thématiques montrent en effet une surreprésentation dans les médias des crimes violents et des récidives, alors que les données du terrain montrent que la majorité des détenu·e·s n’ont pas commis d’infractions violentes ou de délits sexuels et qu’ils ne vont pas récidiver. Mais le biais cognitif perdure.

Le travail et la formation occupent-ils toujours une place centrale dans le quotidien des détenu·e·s?

Alix Heiniger: Le travail reste le principal vecteur de réinsertion. Il est donc central, mais les possibilités varient beaucoup d’un établissement à l’autre. Avec un gros problème: le travail tel qu’il est pratiqué dans les prisons n’a pas grand-chose de commun avec le monde du travail extérieur.

Deborah Schorno: Quant à la formation, la manière dont l’application des peines a évolué fait qu’il est devenu plus compliqué de se former durant le temps passé en prison. D’une part parce que la majorité des peines sont des peines courtes, d’autre part parce que les peines plus longues commencent généralement par une détention dans un secteur fermé. Au moment où la personne entre dans une forme de détention qui lui permet l’accès à un milieu ouvert, elle n’a plus le temps d’entreprendre une formation certifiante, comme un CFC.

Aimée Zermatten: Et il y a aussi tout un défi autour des métiers possibles. Une réinsertion facilitée dans le monde du travail impliquerait une maîtrise des outils numériques pour bien des domaines. Or, cela s’avère compliqué pour certain·e·s détenu·e·s pour des raisons de sécurité. Par ailleurs, il faut tenir compte des capacités des personnes incarcérées, dont le niveau scolaire et de formation se révèle souvent lacunaire. Comment leur proposer des activités valorisantes qui leur permettront cette réinsertion?

Sans compter qu’avec un passé de détenu·e et un casier judiciaire, il sera difficile de retrouver un emploi…

Aimée Zermatten: Là, c’est la société dans son ensemble qui a un rôle à jouer. Et il nous revient à nous, spécialistes et professionnel·le·s du domaine, de mieux communiquer sur la réalité de ces parcours de vie. La plupart des personnes qui passent par la détention n’ont pas commis d’infractions graves. Et la majorité ne récidive pas.

Alix Heiniger: L’autre problématique que nous devons évoquer, c’est le niveau d’endettement des libéré·e·s, en lien avec le remboursement des frais de justice. Lorsque vous êtes endetté en Suisse, vous ne pouvez pas accéder à tous les métiers et beaucoup d’entreprises ne vous embaucheront pas. Vous ne trouverez pas non plus de logement. Tout cela porte un lourd préjudice à la réinsertion sociale.

Deborah Schorno: Cela ne motive pas ces personnes à reprendre le travail, sachant que le salaire qu’elles pourront en tirer sera utilisé pour rembourser leurs dettes. Le système les inscrit dans un cercle négatif dont il est difficile de sortir. Entre le casier judiciaire et les dettes, elles ne sont jamais vraiment libérées.

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Aimée Zermatten a récemment obtenu son doctorat en droit auprès de l’Université de Fribourg. Elle est également membre de la Jeune Académie Suisse.
aimee.zermatten@unifr.ch

La perspective de la réinsertion est-elle une préoccupation récente ou a-t-elle toujours existé?

Alix Heiniger: Le postulat de base, qui a mené à la création des prisons telles qu’on les connait depuis environ deux cents ans, est que l’origine du crime se trouve dans le milieu de vie et les mauvaises habitudes de la personne incriminée. La prison est une façon de la soustraire à ce milieu de vie pour lui donner une discipline et pour lui apprendre à travailler régulièrement. La notion de réinsertion apparait dans les textes légaux avec des formulations qui évoluent au cours du temps. Par exemple, la révision de 1971 du Code pénal stipule que la peine doit «exercer une action éducative» et «préparer [le] retour à la vie libre».

Aimée Zermatten: Elle a été inscrite noir sur blanc dans le Code pénal, en 2007. A l’article 75, on retrouve les éléments concernant cet objectif, dont les efforts de resocialisation, la possibilité de travailler, de se former et la préparation à la libération.

Que répondez-vous à celles et ceux qui parlent des prisons suisses comme de prisons 5 étoiles?

Aimée Zermatten: C’est une expression qu’on entend en effet. Et les bâtiments peuvent être très beaux architecturalement, mais ce sont des murs derrière lesquels les personnes sont enfermées. Elles ne peuvent pas décider ce qu’elles vont manger ou aller faire du sport quand elles le souhaitent. Au-delà de la privation de liberté de mouvement, il y a aussi la privation de la liberté de choix. On ne peut pas appeler ses proches quand on en a envie ni prendre une douche. Cela laisse la place à l’introspection, mais aussi à beaucoup d’angoisse. Il y a énormément de souffrances pour les personnes détenues et pour leur entourage, dont on n’a encore pas parlé ici.

Alix Heiniger: Lorsque une personne est arrêtée et sortie de son quotidien pour être placée en préventive, c’est extrêmement angoissant pour elle et pour ses proches. La personne disparaît du jour au lendemain, sans prévenir, sans explication. Les règles sont très strictes durant cette phase, avec des contacts très limités. Les enfants et les proches paient aussi même si elles et ils n’ont rien fait.

La prison en tant qu’institution se remet-elle en cause?

Alix Heiniger: Oui, sans cesse, et elle le fera toujours. La prison, mais aussi la justice, son application, le Code pénal, etc. Si vous regardez la population carcérale du XIXe siècle, une chose est particulièrement frappante par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui: les femmes y représentent 20% des détenu·e·s. Parce que les femmes se retrouvaient en prison pour être enceintes sans être mariées, pour avoir avorté, pour ne pas avoir su s’occuper d’un nourrisson dont elles n’avaient même pas compris qu’il allait venir au monde… Par la suite, la jeunesse a été mieux instruite, mieux éduquée. Les services sociaux sont apparus et on a dépénalisé les pratiques comme l’avortement. Ce qui a fait chuter drastiquement la proportion de femmes dans les prisons.

De telles évolutions sont-elles encore possibles?

Alix Heiniger: Plus proches de nous, en 1975, sur l’ensemble des détenus·e·s de Bellechasse, 25% étaient en prison pour avoir refusé d’accomplir leur service militaire et 25% pour consommation de stupéfiant. Ces deux catégories de personnes ne vont plus en prison en 2024. Il existe d’autres exemples et j’espère vraiment que les personnes qui sont détenues aujourd’hui pour ne pas pouvoir payer leurs amendes liées aux transports publics ne seront rapidement plus en prison pour cette raison.

Aimée Zermatten: La question revient toujours dans les textes anciens et récents: comment faire mieux? Comment faire sans la prison, sans sortir les gens de leur milieu de vie?

Deborah Schorno: La prison, son concept, est un énorme paradoxe: on retire les gens de la société en espérant pouvoir ensuite mieux les y réinsérer.

Deborah Schorno est collaboratrice scientifique auprès du Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales (CSCSP).
Deborah.Schorno@skjv.ch

Prolongez votre réflexion autour des prisons en écoutant le podcast du Café scientifique organisé par l’Unifr le 23 octobre 2024, «Prisons – Faire face aux barreaux»

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