Dossier

La confiance: de l'autre côté du miroir

La notion de confiance varie selon les sociétés. Les questions éthiques du Sud peuvent ainsi représenter un excellent miroir des normes du Nord. A condition d’accepter d’inverser son point de vue, ce reflet devient révélateur de nos propres excès

La confiance peut être abordée de diverses manières, qui dépendent de l’angle d’approche disciplinaire utilisé ou du courant de pensée dans lequel les scientifiques s’inscrivent: la psychologie pourrait la considérer comme une émotion, la philosophie morale comme une qualité, le management comme une compétence, etc. Dans ce texte, la confiance est appréhendée par le prisme de l’anthropologie comme une construction sociale, qui nécessite pour être comprise dans la diversité des acceptions qu’elle recouvre, une déconstruction. Cette déconstruction suppose de prendre de la distance avec des normes allant de soi. La perspective comparative entre les sociétés dites «du Nord» ou «du Sud» est, à ce titre, idéale pour y parvenir. Relevons ici que les catégories «Nord/Sud», «Occident/Orient», «Etats centraux/périphériques», etc. renvoient à des théories différentes, mais ont en commun de chercher à distinguer les sociétés en fonction des positions plus ou moins avantageuses qu’elles occupent sur l’échiquier géo-politique et économique mondial.

Le choix est fait ici de visibiliser les questions que des personnes m’ont adressées, en tant que scientifique «occidentale», sur deux terrains de recherche au Burkina Faso et à Djibouti. Entre les deux, une récurrence était saisissante, car elle était commune à l’Est comme à l’Ouest de l’Afrique et qu’elle persistait à travers le temps (10 années s’étaient écoulées entre ces entretiens de recherche). En effet, la confiance que «nous», désigné·e·s comme «Occidentaux·ales», plaçons en certaines organisations était régulièrement interrogée de manière critique.

L’industrie agro-alimentaire

La première chose qui peut frapper un·e habitant·e européen·ne qui s’aventure dans des localités urbaines, telles que Ouagadougou ou Djibouti-ville, ce sont les allées désertes des supermarchés. Un·e touriste de passage, qui n’aurait pas l’occasion d’aller au-delà de la perception de ce qui est (hyper)visible, pourrait être tenté·e d’expliquer cette différence par le niveau de vie local et les prix des produits alimentaires qui les rendent inaccessibles à la majorité de la population. C’est seulement en approfondissant l’échange conversationnel qu’une autre explication touchant à la confiance apparaît. Voici une des questions par laquelle j’étais interpellée et désignée, en tant que personne «occidentale»: «Comment pouvez-vous vérifier que la nourriture que vous achetez n’est pas empoisonnée?». Une interprétation serait de voir dans cette posture critique une tendance à la suspicion ou l’exagération des risques réels, fréquentes dans les théories du complot, que la multiplication des rappels de produits (en raison de contamination microbiologique par exemple) relayés par la presse locale viendrait aggraver. Une autre serait de chercher à approfondir l’absence manifeste de confiance à l’égard d’un système ou d’une organisation abstraite, selon la théorie d’Anthony Giddens. Lorsque cette piste était approfondie, car vérifiée également par l’observation, celle-ci révélait que la fréquentation du marché de producteurs-commerçants locaux, devenus en raison d’un contact quotidien des personnes familières, gardait la préférence des habitant·e·s. Dans ce modèle de vente directe, qui réapparait aujourd’hui au Nord en se présentant comme «alternatif», la confiance est ainsi envisagée par le prisme de la personne humaine et des relations interpersonnelles, dépendante de la levée de l’anonymat.

© keystone-sda.ch
L’industrie pharmaceutique avant le covid

En 2006, une campagne de vaccination infantile, qui devait se dérouler au sein d’une école de Djibouti, a entraîné le rassemblement d’une foule devant le portail, conduisant à l’évacuation et la fermeture en urgence des lieux pour éviter une émeute. La rumeur qui circulait alors accusait les médecins «occidentaux·ales» de vouloir inoculer le VIH aux enfants. Cet évènement renvoie, d’une part, à des enjeux de légitimité et identitaires par l’absence de confiance à l’égard de la médecine et de ses représentant·e·s et, d’autre part, à des enjeux économiques et des risques sociaux d’instrumentalisation des personnes (ici des enfants) à des fins commerciales ou au travers des «dons» d’organisations internationales. S’arrêter à la thématisation d’une énième théorie du complot pourrait renforcer le risque «d’injustice épistémique». Cette forme de discrédit du raisonnement d’autrui en raison d’une appartenance sociale non occidentale serait renflouée par une analyse qui se limiterait à considérer les personnes qui y adhèrent comme crédules ou naïves, plutôt qu’à s’intéresser au terreau historique des rapports coloniaux dans lequel les thèses conspirationnistes prennent racine. D’où l’importance d’associer à l’analyse de la confiance comme étant le produit d’un écart de savoirs, d’informations ou de compétences (entre médecins et patient·e·s par exemple), l’étude des traces laissées dans les subjectivités par la colonisation et des rapports de pouvoir actuels entre les sociétés.

L’industrie de services d’hôtellerie et de soins

Un autre thème récurrent gravitant autour du traitement réservé aux personnes âgées en Occident était questionné parfois de manière provocante, moralisante et cynique: «N’avez-vous pas honte d’abandonner vos vieux dans des mouroirs?». A noter que, dans ces contextes, «vieux» n’est pas un terme dépréciatif mais un synonyme de «sage». Si la différence la plus évidente entre les contextes est liée à l’espérance de vie (61 ans au Burkina Faso, 64 ans à Djibouti selon l’INED en 2024) et au taux d’emploi des femmes, les observations réalisées au sein de la sphère familiale privée attestent de la fréquence de la coexistence des personnes âgées en ce lieu, malgré les pertes en termes de santé mentale ou physique. Cette question se pose en critique d’un système institutionnel et industriel du soin, de la responsabilité intergénérationnelle, des rapports aux générations antérieures et de la place accordée aux aîné·efis dans la société.

Jeu de miroirs

Adopter un angle de vue extérieur nous invite à réfléchir aussi bien aux modes de vie (manière de s’alimenter, de prendre soin des personnes qui nous ont précédé…) qu’à un modèle de société axé sur le développement économique, qui façonne les types de relations humaines entretenues au sein d’une société, plus ou moins proches du modèle marchand (où le don engendre une dette) ou non marchand (où le don appelle un contre-don). S’approprier ces questions suppose également de dépasser les considérations sur les personnes jugées naïves, faiblement éduquées ou complotistes pour entrevoir celles qui interrogent la crédulité et la confiance illimitée des populations occidentales aux organisations abstraites. Vues sous cet angle, ces questions inversent, ponctuellement au moins, le stigmate de la faiblesse intellectuelle  qui pèse sur les personnes afro-descendant·e·s et mis à jour par les recherches intersectionnelles sur la racialisation du handicap (par exemple Connor et al. 2019). Malgré les condamnations des industries du numérique, comme Facebook par exemple, les masses continuent d’y rester connectées. Ce constat permet d’entrevoir le danger majeur de la confiance abstraite qu’est le glissement vers la dépendance et l’assujettissement volontaire: la confiance semble aveugle alors que la population est consciente d’être victime des délits dont la responsabilité est assumée par ces organisations. En raison, entre autres, de la complexification du réseau et de son abstraction, aucune modification ni tentative de soustraction de la dépendance, ne sont entreprises collectivement et seuls les individus les plus favorisés du point de vue du capital social, culturel et économique se voient offrir la possibilité de s’en défaire. Ce phénomène d’asservissement volontaire révèle l’imbrication des inégalités de genre, économiques et d’éducation. Il soulève finalement la question de l’essentialisation des phénomènes sociaux ainsi que celle de la croyance tenace en la fatalité, laquelle, malgré le tremblement de terre épistémique provoqué par les philosophies des lumières, semble perdurer à travers le temps.

Notre experte Rachel Solomon Tsehaye est lectrice en socio-anthropologie au Département de pédagogie spécialisée.
rachel.solomontsehaye@unifr.ch

Références

  • Connor, D., Cavendish, W., Gonzalez, T., & Jean-Pierre, P. (2019). Is a bridge even possible over troubled waters? The field of special education negates the overrepresentation of minority students: a DisCrit analysis. Race Ethnicity and Education, 22(6), 723–745
  • Giddens, A. (1994) Les conséquences de la modernité
  •  Fricker, M. (2007). Epistemic injustice: Power and the ethics of knowing. OUP Oxford.
  •  Population et sociétés. Données annuelles. Institut national d’études démographiques.