Dossier
Le meilleur est-il avenir?
Difficile de se projeter dans l’avenir quand le monde actuel est rempli d’incertitudes. Les progrès technologiques, censés nous faciliter la vie, créent aussi un climat d’anxiété. Malgré cela, la géographe en sciences humaines Christine Bichsel, le professeur en santé publique et épidémiologiste Arnaud Chiolero et le sociologue des religions Oliver Krüger gardent résolument confiance en l’avenir.
Changement climatique, conflits armés, polarisation politique, pertes des repères traditionnels… Le monde semble au plus mal. Quel est votre avis?
Arnaud Chiolero: En effet, le monde semble aller mal, mais il va mieux qu’il y a cinquante ans et il peut aller mieux! J’en suis convaincu. Ce qui me frappe beaucoup actuellement, c’est qu’il y a une sorte de catastrophisme ambiant et j’ai l’impression qu’on oublie un tout petit peu d’où l’on vient. Si je considère le domaine de la santé publique, la pandémie de covid-19 nous a montré deux choses. D’un côté, nous sommes exposé·e·s à ce type de danger, peut-être plus qu’avant, et cela crée inévitablement des inquiétudes. De l’autre, notre capacité à répondre à ces crises, à en limiter leur impact, est bien meilleure qu’il y a cinquante ou cent ans. Il est important de garder à l’esprit ces deux éléments. Prenez aussi l’exemple de la pauvreté. Il y a un demi-siècle, près de la moitié de la population vivait en-dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui, nous en sommes à peu près à 10%. Cette situation n’est toujours pas satisfaisante, on doit faire mieux, mais cela prouve qu’il y a une amélioration.
Christine Bichsel: C’est vrai, la situation actuelle montre que le monde ne va pas très bien, mais l’humanité a déjà vécu bien pire. Epidémies de peste, grippe espagnole, deux conflits mondiaux… qui ont fait, à chaque fois, des millions de mort·e·s. Aujourd’hui, nous évoluons dans un système extrêmement complexe et, dès qu’un élément perturbateur intervient, c’est toute la machine qui se bloque. Nous vivons donc une période d’anxiété et de crise alimentée par différents éléments. D’abord, il y a le changement climatique qui induit des réactions en chaîne que l’on ne peut pas prévoir. Ensuite, et malgré de nombreux efforts, nous continuons de vivre dans un monde où règne une grande inégalité dans la répartition des ressources et des richesses. Enfin, le niveau de violence reste toujours élevé alors que la modernisation nous en promettait une diminution. Il est difficile de faire la part des choses entre ressenti et réalité, mais il est clair que le système planétaire est bousculé. Je suis un peu moins positive que mon collègue tout en pensant que nous pourrions trouver les moyens de nous en sortir.
Oliver Krüger: Dans les années 1960, le spécialiste canadien des médias Marshall McLuhan a déclaré: «A l’ère de l’électricité, nous portons toute l’humanité comme notre peau». Nous devons nous habituer à percevoir beaucoup plus le monde dans sa globalité et ses crises que par le passé. Il est exigeant de comprendre les liens entre ces crises, par exemple l’influence du changement climatique sur les guerres, la migration et, en dernière analyse, le renforcement du populisme de droite en Europe.
A vous entendre, le monde actuel va mieux que par le passé. Comment expliquer alors nos inquiétudes face à l’avenir? La génération actuelle est-elle plus anxieuse que les précédentes?
Christine Bichsel: Pour répondre à cette question, je pense qu’il faut tenir compte de l’élément culturel. En Suisse, je dirais que nous sommes moins bien armé·e·s parce que nous avons vécu une longue période de grande sécurité. Il n’y a pas eu de guerre sur notre territoire depuis longtemps. Nous sommes moins confronté·e·s à la douleur et c’est un sujet dont nous n’aimons pas parler. Regardez d’autres régions du monde, les gens y ont vécu des catastrophes à répétition ces 150 dernières années. Prenons l’exemple de l’Asie centrale. Entre la conquête de l’Empire Russe, la mobilisation forcée de la Première guerre mondiale, la révolution bolchévique, la collectivisation, les années de terreur et la répression stalinienne, la Seconde guerre mondiale, la fin de l’Union soviétique qui a été très dure sur le plan économique, les personnes qui ont vécu certains de ces moments ont une expérience différente de la nôtre. Lorsque vous expérimentez des moments difficiles, vous développez des stratégies de réponses à ces situations et, si une crise survient, vous êtes mieux armé·e·s pour y faire face.
Arnaud Chiolero: Je rejoins ce que dit ma collègue. Par exemple, plus on maîtrise des maladies, plus on les contrôle, moins on les tolère et plus on s’en inquiète, paradoxalement. Dans les sociétés où la mortalité a été fortement réduite, les gens sont encore plus intolérants à tout décès, à tout risque de mortalité, car nous ne sommes pas «entraîné·e·s» à ce type de situation. C’est aussi ce qu’a révélé la pandémie de covid-19. Nous avons fait d’énormes progrès, parfois spectaculaires, mais ils sont trop facilement relativisés, d’où le sentiment que nous ne progressons plus.
Le progrès justement. L’avenir sera sans nul doute encore plus technologique notamment grâce à l’intelligence artificielle (IA). Alors, l’IA: réponse à tous nos maux ou source de tous nos malheurs?
Oliver Krüger: Depuis les spéculations du mathématicien britannique Irving Good dans les années 1960, on espère que des «machines ultra-intelligentes» pourraient révolutionner le destin de l’humanité, engendrer la paix mondiale, la solidarité et une longue vie heureuse pour tous les êtres humains... Il est indéniable que l’utilisation de l’IA aura une influence sur de nombreux métiers actuels. Mais nous constatons également que l’IA renforce les structures de pouvoir actuelles. Dans les systèmes autocratiques, elle est très utilisée pour la surveillance et la persécution des opposant·e·s. Ce que les utopistes technophiles n’avaient certainement pas envisagé jusqu’à récemment, c’est que l’IA est également utilisée dans les démocraties pour diffuser de la désinformation dans les médias sociaux. Ce n’est que récemment qu’OpenAI a mis fin à des campagnes russes qui utilisaient ChatGPT pour diffuser de fausses informations.
Christine Bichsel: Je vois aussi une technologie à deux visages. D’un côté, elle peut servir à soigner les gens, à nous faciliter certaines tâches. De l’autre, il y a le mésusage que l’on peut en faire, notamment dans un pays avec un système politique autoritaire comme la Chine qui peut exercer une surveillance totale grâce à la reconnaissance faciale. En fait, l’IA est en cela comme toutes les technologies. Elle ne choisit pas d’être bonne ou mauvaise. C’est son usage qui le décide. Ce qui est certain, c’est que nous allons vivre avec, que nos enfants vont vivre avec. Reste à savoir comment nous allons vivre avec...
Arnaud Chiolero: C’est un outil que l’on doit apprendre à utiliser et, comme souvent, les nouvelles technologies amènent leur lot de questions et d’inquiétudes. L’IA ouvre la possibilité des robots, avec qui on va interagir, comme dans les films et romans d’anticipation. Je pense qu’il y a là un potentiel qui va prendre de l’importance, notamment pour une population déjà vieillissante, et qui devrait entrer en décroissance dès 2050 au niveau mondial, selon les projections. Dans ce contexte, les robots auront certainement un rôle à jouer et je le vois comme un aspect positif.
Pensez-vous que l’IA participe à générer un climat d’incertitude?
Oliver Krüger: Je pense qu’il est tout d’abord important de développer un regard sobre au-delà de ces dramatisations. Deuxièmement, le terme d’intelligence artificielle suggère toujours qu’il y aura une grande percée – une explosion de l’intelligence au moment de la singularité – avec une IA générale qui dominera tout. Mais en réalité, dans de nombreux cas, nous avons affaire à des programmes qui peuvent simplement accéder à de très grandes quantités de données ou qui ont été entraînés avec celles-ci, comme dans le cas des chatbots, ChatGPT ou Google Gemini. D’un point de vue scientifique, l’IA ne désigne pas une catégorie clairement délimitée et je suppose que, dans quelques années, nous parlerons d’applications très spécifiques, par exemple dans la recherche génétique, dans l’économie agricole, dans la communication, etc. Mais pour l’instant, l’IA est un mot-clé qui a beaucoup de succès et qui suscite l’enthousiasme des investisseurs et des politiques.
L’IA modifie aussi notre manière d’apprendre. En tant que professeur·e·s, comment voyez-vous l’avenir de l’enseignement académique?
Arnaud Chiolero: Nous devons nous adapter, car l’IA change notre manière de travailler. Je pense que notre rapport à l’écriture va changer. Cela me questionne beaucoup, car lors de travaux universitaires je dis toujours aux étudiant·e·s qu’il est très important d’apprendre à bien écrire. L’intelligence artificielle pourrait, à terme, nous supplanter dans cette tâche. L’IA va aussi modifier notre rapport à l’information car elle favorise l’«infodémie» (ndlr: la propagation rapide et la diffusion à large échelle d’informations exactes ou erronées), qui est aussi un souci de santé publique. Cette technologie engendre un volume d’informations, une immédiateté de la diffusion et une nécessité de vérification des contenus dont les sources ne sont pas bien documentées. Cela génère une fatigue informative qui participe pour beaucoup à l’inquiétude ambiante. Nous devons apprendre à gérer ce phénomène.
Christine Bichsel: Oui, c’est à nous de gérer cette technologie. Au sein de l’Université, nous avons des discussions à ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas interdire aux étudiant·e·s d’utiliser l’IA. Cela n’aurait aucun sens. En revanche, nous devons continuer à enseigner l’esprit critique, notamment en sciences sociales et humaines. Cela passe par deux actions étroitement liées: rédiger et penser. L’IA peut tout à fait rédiger pour vous. Mais si en parallèle vous ne pensez pas, cela va mal finir. Bien sûr, cette technologie va évoluer, se développer, mais aujourd’hui il est faux de croire que l’IA peut penser pour vous.
Votre obsolescence n’est donc pas encore programmée?
Christine Bichsel: Pour transmettre quelques éléments de base sortis d’un manuel, l’IA réalisera peut-être cette tâche à l’avenir. Mais lorsque j’enseigne, je réagis aux gens, j’interagis avec mes étudiant·e·s, pas uniquement lors de questions-réponses, mais si je constate que la notion enseignée n’est pas bien comprise, j’ajoute un exemple pour enrichir le contenu. Aujourd’hui, l’IA n’est pas capable de répondre à cette interaction.
Arnaud Chiolero: Nous transmettons nos expériences, notre vécu. Il y a toutes ces histoires que nous racontons à nos étudiant·e·s. En cela, l’IA ne peut pas nous remplacer. Pas encore…
Des yeux rivés aux écrans, des échanges sous formats électroniques, la technologie ne renforce-t-elle pas l’individualisme au détriment du collectif? Serons-nous encore des «animaux sociaux» à l’avenir?
Oliver Krüger: De manière générale, je ne peux partager cette évaluation ni dans ses aspects positifs, ni dans ses aspects négatifs. Il existe certes un petit milieu hédoniste, mais nous assistons d’une part à de forts mouvements qui militent pour la solidarité humaine, comme le mouvement climatique et l’aide aux réfugié·e·s. D’autre part, nous voyons dans le populisme de droite comment le peuple – souvent dans une compréhension raciste – est établi comme l’ancre de l’identité nationale.
Christine Bichsel: L’avenir sera encore marqué par les échanges sociaux. Je pense que ce besoin est fondamental et je ne peux pas m’imaginer qu’il disparaisse avec l’IA. Regardez ce qui s’est produit lors de la pandémie de
covid-19. Lorsque les gens ont dû se confiner, nous avons rapidement constaté à quel point les relations sociales étaient importantes. A titre personnel, je me suis rendu compte de mon besoin d’être en présence d’autres personnes pour échanger. Mon expérience de terrain en Asie centrale me conforte aussi dans cette conviction, car dans cette partie du monde, les relations sociales sont essentielles dans tous les domaines.
Arnaud Chiolero: Pour revenir à la pandémie, le coût psychologique de l’isolement a été sous-évalué. Peu à peu, on s’est rendu compte de l’importance de cet aspect et du coût énorme qu’il engendrait. Les rapports sociaux sont nécessaires aujourd’hui et à l’avenir mais ils prennent de nouvelles formes, passionnantes, dans la vie digitale.
Peut-on encore avoir confiance en l’avenir?
Oliver Krüger: La jeune génération me donne beaucoup d’espoir, mais en Suisse, malheureusement, trop peu de personnes ont accès à l’enseignement supérieur et aux études universitaires. Il est en effet inquiétant que nous vivions d’une part à une époque où il n’a jamais été aussi facile d’accéder à de bonnes informations, mais que, d’autre part, ce savoir n’atteigne pas beaucoup de gens. L’éducation est l’un des rares moyens de faire face à ce défi.
Christine Bichsel: Je reste optimiste, positive, et je préfère voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Je suis confiante dans les possibilités qu’ont les humains d’apprendre et de se mettre ensemble pour trouver des solutions afin de continuer d’avancer. Mais je ne vous cache pas que je pense aussi aux coûts que cela va engendrer pour y arriver. Il est tout à fait possible que nous passions par une phase extrêmement douloureuse pour l’humanité. C’est un avis personnel, un ressenti.
Arnaud Chiolero: Nous devons rester confiant·e·s. Il y a tellement de choses à améliorer, à découvrir, à connaître. Aujourd’hui, nous avons un accès toujours plus important à la connaissance et le potentiel de développement est incroyable. Je suis optimiste. Regardez dans le domaine de la santé. Je m’intéresse beaucoup au cancer. D’énormes progrès ont été réalisés ces vingt dernières années et je suis convaincu que nous allons encore en faire.
Christine Bichsel: C’est peut-être aussi l’occasion de repenser l’idée de progrès.
C’est-à-dire?
Christine Bichsel: Je ne pense pas que nous devons abandonner l’idée de progrès, mais nous devons penser à ce que cette notion implique. Notre génération a vécu avec l’idée que le progrès était synonyme de plus d’argent, plus de confort, une bonne situation sociale, etc. Face aux nombreux défis à relever, notamment environnementaux, peut-être qu’il faudra reconsidérer les éléments qui constituent le progrès.
Arnaud Chiolero: L’erreur est de penser que le progrès est linéaire, alors qu’il y a des moments où on recule. Ainsi, il est possible qu’en Europe, nous passions par une phase de régression socio-politique. Les institutions souffrent, il y a des doutes politiques qui peuvent amener à une période douloureuse. Mais nous allons apprendre de tout cela.
Durant des siècles, la religion a été l’un des principaux repères des sociétés humaines. Le sera-t-elle encore dans les années à venir?
Oliver Krüger: Si nous ne nous concentrons pas uniquement sur la Suisse, mais adoptons une perspective globale, alors la religion est très présente dans la vie quotidienne et dans la scène politique de nombreux pays. On peut même en venir à penser que la religion n’a jamais été aussi politique qu’à notre époque: pensez au nationalisme chrétien aux Etats-Unis et en Russie, au nationalisme bouddhiste et hindou en Myanmar, au Sri Lanka et en Inde, ainsi qu’aux mouvements radicaux juifs et au fondamentalisme islamique.
Face à ce monde en devenir, quel est votre message aux étudiant·e·s qui nous lisent?
Christine Bichsel: Restez positifs·ves. Une attitude négative engendre des expériences négatives qui font boule de neige. Bien sûr, vous avez entièrement le droit d’être négatifs·ves dans certaines situations. Mais n’oubliez pas que le nombre de possibilités d’en sortir est beaucoup plus grand que ce que vous pensez. Pour cela, il faut faire des choix et ceux-ci vous appartiennent. Je suis convaincue qu’une attitude positive vous mènera bien plus loin.
Oliver Krüger: Tirez les leçons de l’histoire et regardez au-delà de l’horizon très limité de la Suisse, nous avons déjà surmonté des crises bien plus graves. Ne vous lassez pas de lutter pour le changement, même si l’on entend si souvent dans ce pays S’isch immer so gsi (il en a toujours été ainsi).
Arnaud Chiolero: Vous pouvez apporter des améliorations dans de nombreux domaines. Vous n’êtes pas content·e·s de la situation climatique? Vous pouvez y travailler pour améliorer les choses. Le champ des possibles est énorme. Je reviens à ma première réponse: le monde semble aller mal, mais il va mieux qu’avant et il peut aller mieux encore. Pour y arriver, il faut entreprendre et nous avons la chance de vivre dans un pays qui offre cette liberté. Alors l’avenir, allons-y!
Notre experte Christine Bichsel est professeure en géographie humaine. Ses recherches actuelles portent sur l’histoire de la glaciologie en Asie centrale, la géographie et la science-fiction en Chine.
christine.bichsel@unifr.ch
Notre expert Arnaud Chiolero est professeur de santé publique et épidémiologiste. Il dirige le Laboratoire de santé des populations (#PopHealthLab) de l’Université de Fribourg.
arnaud.chiolero@unifr.ch
Notre expert Oliver Krüger est professeur en science des religions au sein du Département des sciences sociales. Ses domaines de recherche sont les médias et la religion, les religions en Suisse et le post- et transhumanisme.
oliver.krueger@unifr.ch