Recherche & Enseignement

Une arche de Noé pour le métabolome du vivant

Le constat est alarmant: Dans le monde, près de 25% des espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction à plus ou moins longue échéance. Face à l’urgence, Pierre-Marie Allard et plusieurs de ses collègues ont lancé l’Earth Metabolome Initiative, un projet qui vise à documenter les composés chimiques de chaque espèce connue sur Terre. 

Quand, en 1873, Augustin Pyrame de Candolle entreprit de rédiger un traité de botanique et d’y compiler toutes les plantes à graines connues en son temps, il se trouvait face à une tâche titanesque qui ne fut achevée qu’un demi-siècle plus tard et de manière posthume. En ambitionnant d’analyser le métabolome de toutes les espèces du monde, Pierre-Marie Allard, chercheur au Département de biologie de l’Université de Fribourg, et Emmanuel Defossez, chercheur au Département d’écologie de l’Université de Neuchâtel, ainsi que plusieurs de leurs collègues, s’attaquent à un projet presque aussi conséquent puisqu’ils n’en verront sans doute jamais la fin de leur vivant. «C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons privilégié l’expression d’Earth Metabolome Initiative: une initiative, à la différence d’un projet, ne doit pas nécessairement être menée à son terme par ses instigateurs·trices», explique Pierre-Marie Allard. Il n’empêche, le temps presse!

Pendant qu’il en est encore temps

Même si le concept d’anthropocène fait débat, il est indéniable que l’activité humaine, depuis la Révolution industrielle au moins, affecte sérieusement l’environnement en général et la biodiversité en particulier. La liste rouge des espèces végétales menacées s’étoffe chaque année un peu plus. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), près de 40% d’entre elles sont au mieux en danger, au pire déjà éteintes. Or, l’extinction d’une espèce végétale n’a rien d’anodin puisqu’elle contribue à l’affaiblissement des écosystèmes, mais aussi, dans une perspective strictement humaine, représente une perte irrémédiable pour la science. «Avec la disparition de la biodiversité, on perd la chimiodiversité qui y est associée», souligne Pierre-Marie Allard. Même s’il se défend d’inscrire le projet dans une perspective strictement utilitariste, ce pharmacien de formation ne se montre pas complètement hermétique aux vertus potentielles des principes bioactifs que recèlent certaines plantes. «Il convient de garder à l’esprit que 60% de toutes les molécules qui existent sur le marché sont soit des substances naturelles, soit dérivées de substances naturelles. La nature est une véritable source d’inspiration pour l’industrie pharmaceutique». Pour enfoncer le clou, Pierre-Marie Allard rappelle que la médecine traditionnelle, à laquelle recourt encore la majeure partie de la population mondiale, repose elle aussi sur cette chimie des produits bioactifs: «On utilise une plante ou une décoction dont on sait qu’elle marche par expérience, même si son mécanisme d’action, la chimie qui le sous-tend, reste à élucider».

Un projet pilote pour faire ses armes

Mais chaque grand voyage, même dans l’univers impitoyable de la science, commence par un premier pas. En guise de ballon d’essai, avec son compère Emmanuel Defossez, ils ont décidé de lancer un projet qu’ils ont baptisé Digital Botanical Gardens Initiative. «Nous avons réalisé que, tous les deux, nous avions une mine de biodiversité sous le nez, puisque tant l’Université de Neuchâtel que celle de Fribourg possèdent un jardin botanique. C’est un cadre idéal pour peaufiner nos méthodes de collecte et d’étiquetage, les plantes y étant faciles d’accès et déjà déterminées de surcroît.» Débutée il y a bientôt deux ans, cette étape leur a permis de saisir l’ampleur de la tâche qui les attend, un vrai travail de Sisyphe. «Si nous prélevons des échantillons d’une plante au printemps, elle n’aura pas le même métabolome qu’en hiver. Il en ira de même du métabolome d’une plante âgée par rapport à celui d’une plante jeune, ou d’une plante soumise à un stress hydrique par rapport à une même plante qui ne l’est pas. Autrement dit, nous devons collecter plusieurs échantillons d’une mêmes espèce.» Or, il existe plus de 8,7 millions d’espèces, un chiffre astronomique qui aurait pu les effrayer si d’autres scientifiques avant eux ne s’étaient pas lancés un défi similaire, le Earth Biogenome Project, dont l’ambition est de séquencer le génome de l’ensemble des eukaryotes de la planète. «Nous nous en sommes inspirés à 100%», confesse volontiers Pierre-Marie Allard.

Protection de la biodiversité

Profiler l’ensemble du contenu métabolique des espèces connues sur la planète permettra bien sûr, au niveau fondamental, de mieux appréhender la chimiodiversité et donc aux chercheuses et chercheurs de mieux comprendre les interactions entre espèces au sein de la biosphère et d’être mieux armé·e·s pour mettre au point de nouveaux médicaments, mais là n’est pas l’objectif principal de Pierre-Marie Allard. Lui, ce qu’il souhaite, c’est contribuer à la protection de la biodiversité. Pour ce faire, il ambitionne de creuser le concept d’«arguments moléculaires pour la conservation de la biodiversité»: «Si nous découvrons qu’une plante renferme des composés potentiellement efficaces contre une bactérie dangereuse et résistante aux antibiotiques, nous pourrons aussi montrer que cette plante, si précieuse, provient d’un biome particulier, d’un écosystème, et qu’elle n’existe peut-être qu’en interaction avec les autres espèces. Il convient donc de protéger cet écosystème unique pour préserver cette source d’antibiotique.»

© Getty Images

Concrètement, le processus pour déterminer le métabolome d’une plante se passe de la manière suivante. Sur le terrain, des «collecteurs·trices» équipé·e·s d’un smartphone parcourent un écosystème à la recherche de plantes, d'insectes, de bactéries ou de champignons. Une application leur permet d’enregistrer la date, l’heure et l’endroit de la collecte. L’échantillon prélevé, par exemple quelques feuilles, est d’abord roulé dans un simple filtre à café, puis inséré dans un tube en plastique et plongé dans de l’azote liquide. De retour au laboratoire, «par sublimation, la plante va se retrouver privée de tout ce qui est aqueux, explique Pierre-Marie Allard. Ensuite, nous en prélevons environ 50 mg, puis broyons la matière sèche dans un solvant pendant quelques secondes pour en extraire le contenu chimique. C’est tout! Expérience faite, nous pouvons préparer environ 200 échantillons dans la journée.»

Approches computationnelles

Ultime étape ou presque, les scientifiques injectent ces échantillons dans le spectromètre de masse, une technologie sans laquelle l’Earth Metabolome Initiative serait difficilement envisageable. Pour la petite histoire, Pierre-Marie Allard se souvient d’ailleurs volontiers de l’époque, pas si lointaine, où isoler une molécule d’une plante prenait un temps considérable. «Durant ma thèse, je n’ai eu le temps d’étudier que trois plantes en trois ans et d’isoler une cinquantaine de molécules seulement». Aujourd’hui, la spectrométrie de masse permet d’effectuer les mêmes tâches rapidement et avec une précision incomparable: «Nous pouvons analyser les molécules constituant des extraits de plantes en quantité infime, de l’ordre du femtomolaire, ce qui correspond à un petit tube de 1 ml dissout dans le volume du lac Léman!»

Avec la spectrométrie de masse, qui délivre des résultats en quelques minutes seulement, Pierre-Marie Allard utilise des approches dites non ciblées qui génèrent un maximum de spectres. «Nous en obtenons entre 2000 à 5000 par extrait, ce qui rend évidemment impossible toute approche d’interprétation manuelle, puisqu’au final nous en aurons des centaines de millions. C’est la raison pour laquelle nous développons des outils de spectrométrie de masse computationnelle». Les données obtenues se voient ainsi organisées sous forme de graphe de connaissance, une approche nouvelle en métabolomique, mise au point par Tim Berners Lee, l’inventeur du Web. «C’est une stratégie particulièrement intéressante qui nous offre la possibilité de comparer des données recueillies à des années d’intervalle par des équipes différentes et, surtout, de les rendre facilement accessibles à toutes et à tous, court-circuitant ainsi les systèmes de publication classique.»

Une certaine idée de la science

L’accessibilité, voici l’un des maîtres-mots, le credo même, de la démarche de Pierre-Marie Allard. «Nous documentons publiquement tous nos processus de travail, nos techniques de collecte et les mettons à disposition en ligne! Nous partageons non seulement nos réflexions initiales et nos méthodes, mais aussi toute la chimiodiversité de la planète que nous documentons!» Bien que l’idée d’open science fasse peu à peu son chemin, elle ne s’avère pas toujours évidente à implémenter dans un monde où les scientifiques, en concurrence, souhaitent publier les résultats de leurs recherches dans des revues à fort impact qui, pour la plupart, exigent un abonnement. «C’est tout de même stupéfiant de devoir payer pour les lire alors que leur travail est financé par des deniers publics», déplore le chercheur. Mais de tout dévoiler, n’est-ce pas risquer de se faire plagier? «On ne saurait complètement l’exclure, avoue Pierre Marie-Allard, même si nous pensons que cela va plutôt générer des phénomènes collaboratifs. De toute manière, avec Emmanuel Defossez, nous savons très bien que nous ne pourrons pas, seuls, profiler la totalité des espèces. Par nature, notre projet se doit donc d’être collaboratif.» D’ailleurs, les deux compères visent même au-delà du monde académique. «Nous souhaitons atteindre la politique, l’industrie, les parcs nationaux, le public même, car nous sommes convaincus que notre projet peut profiter à l’ensemble de la société humaine.» Pour l’heure, une septantaine de personnalités issues du monde de la recherche soutiennent l’initiative. «Nous cherchons maintenant à implémenter les mécanismes qui permettront à tout·e chercheur·euse ou citoyen·ne intéressé·e à rejoindre et participer concrètement à l’Earth Metabolome Initiative. C’est un point crucial. Ce projet doit être celui d’une communauté!» Le navire Earth Metabolome Initiative est encore à quai, mais plus pour longtemps. Embarquement immédiat.

Notre expert Pierre-Marie Allard est pharmacien de profession, découvre les joies de la chimie des substances naturelles dans le laboratoire du Professeur Joël Boustie. Il poursuit ensuite avec une thèse à l’Institut de chimie des substances naturelles aux côtés de Françoise Guéritte, co-découvreuse du Taxotère, un anticancéreux puissant. Il effectue un premier post-doctorat au Brésil avant de s’orienter vers les techniques qui permettent d’analyser la chimie des molécules en mélange. A Genève, chez le Professeur Jean-Luc Wolfender, il développe un intérêt pour les approches computationnelles servant à interpréter les spectres de masse. Depuis 2021, il a établi son groupe de recherche, le COMMONS Lab, à l’Université de Fribourg, au sein duquel il gère également l’Unité métabolomique de la Plateforme Metabolomics And Proteomics Platform (MAPP).
pierre-marie.allard@unifr.ch