Dossier
Cinéma de la décolonisation: Le rôle des festivals
La décolonisation a ouvert la voie à l’émergence de nouveaux cinémas. En pleine guerre froide, de jeunes cinéastes du Sud global se sont formé·e·s· auprès des anciennes puissances coloniales ou dans des écoles affiliées au bloc communiste – Moscou, Prague, Lodz, Berlin. Leurs trajectoires racontent une autre histoire du cinéma et de sa mondialisation.
Cinéma et guerre froide: un couple inséparable et particulièrement fécond. Depuis Le Troisième homme (Carol Reed, 1949), les cinéastes ont puisé, dans la confrontation des mondes capitalistes et communistes, des ressorts narratifs aussi rudimentaires qu’efficaces. Cette mise en scène du Bien contre le Mal s’est traduite par l’émergence de héros – beaucoup plus rarement d’héroïnes – facilement identifiables, émancipés de leurs services d’espionnage ou de police, mais très fidèles aux valeurs qu’ils défendent. Le cinéma s’est également emparé de la bombe atomique et du futur menaçant de l’hiver nucléaire qui pèsent sur les sociétés du second vingtième siècle comme une apocalypse imminente, mais toujours évitée de justesse.
Certains acteurs politiques de la guerre froide ne se sont pas non plus privés d’utiliser le cinéma pour entretenir la peur d’une menace existentielle et protéiforme – savant fou, espion dépressif, tyran sanguinaire – pour les valeurs et la cohésion de la société. Une menace bien pratique pour justifier des mesures à l’encontre de quiconque remet en cause cet ordre moral. La puissance de l’image a également contribué à véhiculer des stéréotypes sur l’Autre, qu’il soit triste dans le socialisme à la fois réel et brumeux du bloc soviétique, opprimé dans une Chine mystérieuse et menaçante, ou vautré dans le capitalisme heureux et impérialiste de Manhattan.
Au-delà de l’opposition Est-Ouest
Nous connaissons bien cette histoire éculée. Or, la frontière idéologique ne se résume pas au Bridge of Spies (Spielberg, 2015). Le Rideau de fer est en soi un obstacle, une mise à distance, voire un espace de mort (Królik po berlińsku de Bartosz Konopka, 2009). Mais il est aussi beaucoup plus poreux que ne le laisse croire cette cinématographie traditionnelle, comme en témoigne le Festival de Locarno. L’une de ses périodes cinématographiquement la plus faste n’est-elle pas celle de l’irruption des «nouvelles vagues» d’Europe centrale, en particulier tchécoslovaques (Jiří Trnka, Miloš Forman) et polonaises (Janusz Morgenstern, Andrzej Munk)?
Hormis le fait que ces étiquettes doivent nous interroger sur leur caractère occidentalo-centré, ces «nouvelles vagues» montrent aussi que les blocs sont beaucoup plus hétérogènes qu’il n’y paraît; les chronologies, temporalités et rythmes politiques diffèrent selon les pays, voire selon les villes. A l’Est comme à l’Ouest.
Mais le conflit dépasse les frontières européennes. La guerre froide doit être prise dans son caractère global, s’articulant avec d’autres dynamiques sociopolitiques, comme le mouvement complexe et violent des décolonisations. Dès 1945, de nouveaux Etats s’émancipent des tutelles coloniales et s’insèrent partiellement dans le jeu de la guerre froide tout en proposant des alternatives plus ou moins provisoires.
Rejetant le cinéma «civilisateur» diffusé dans les territoires administrés par les puissances coloniales, ils commencent à produire leur propre cinéma, mais peinent à se faire reconnaître. Certain·e·s jeunes cinéastes continuent d’étudier dans les anciennes métropoles, mais d’autres se tournent vers le bloc communiste. Dans cet espace du «socialisme global», entre l’Europe communiste et certains pays décolonisés, de nouveaux moyens existent (bourses, stages, festivals, rencontres) pour la formation et la diffusion des films et les «nouvelles vagues» suscitent un regain d’intérêt.
Enjeux politiques globaux
Cette double perspective sur la guerre froide «globale» et sur la prise en compte de la «fabrique» du cinéma dans les pays décolonisés offre une toute autre perception de cette période. Concrètement, elle interroge sur les conditions permettant à des films de circuler et de proposer d’autres représentations de ce contexte géopolitique et culturel. Et plus largement, sur les possibilités et les contraintes auxquelles ont fait face des cinéastes des Suds pour diffuser leurs films. Finalement, cette démarche invite à une réflexion sur la globalisation culturelle et à décentrer le regard sur des «formes alternatives de cette globalisation», pour paraphraser l’ouvrage Alternative globalizations Eastern Europe and the postcolonial world de Mark James, Kalinovsky Artemy M. et Marung Steffi, central dans notre réflexion.
Le Festival International du Film de Karlovy Vary, fondé en 1946 en Tchécoslovaquie, est un événement cinématographique majeur de catégorie A. Créé pour promouvoir le cinéma socialiste, il est devenu une plateforme internationale reconnue. Dès les années 1960, il se distingue par un symposium dédié aux cinémas du Sud global, offrant aux cinéastes de ces pays un espace de dialogue, favorisant ainsi les systèmes socialistes et anticoloniaux. Alternant avec le Festival de Moscou de 1959 à 1993, Karlovy Vary a joué un rôle diplomatique clé durant la Guerre froide, servant de pont entre l’Est et l’Ouest. La période 1960-1975, marquée par le Printemps de Prague, Mai 68 et l’ascension de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, a influencé le Festival et sa perception médiatique. Mon étude explore ces évolutions à travers une analyse comparative de la presse suisse, est-allemande et d’un journal tchécoslovaque germanophone. Karlovy Vary reflète ainsi les dynamiques complexes de la diplomatie culturelle en pleine Guerre froide. Solène Dubosson, étudiante MA

Dans le cadre du séminaire sur les «Cinémas du Sud global dans la Guerre froide», nous avons choisi les festivals comme points d’observation pour mesurer les circulations de films en provenance du Sud global. Nous avons croisé nos domaines de recherche pour réfléchir, avec les étudiant·e·s, sur la circulation des cinéastes et des films entre les pays décolonisés et le bloc de l’Est. Il s’agit d’un phénomène largement oublié, mais essentiel pour comprendre la guerre froide et l’histoire du cinéma.
Avant même la Guerre froide, les festivals internationaux de cinéma sont traversés par de profonds enjeux géopolitiques. La Mostra de Venise, née en 1932, se transforme en quelques années en vitrine de la propagande fasciste et nazie. C’est d’ailleurs pour faire pièce à cette plateforme de l’axe Rome Berlin qu’est créé en 1939 le Festival de Cannes, qui ne connaîtra sa véritable première édition qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. A la même période, plusieurs manifestations apparaissent à Locarno (1946), Berlin (1951) ou San Sebastian (1953), qui rapidement deviennent des instruments de diplomatie culturelle et des moyens pour les régimes politiques d’assurer leur rayonnement international par la propagande.
Faire rayonner l’Afrique et son cinéma, tel est le projet qui se cristallise en 1969 dans ce qui est encore appelé la Haute-Volta, lorsqu’un groupe de cinéphiles organise le premier Festival du cinéma africain de Ouagadougou. Dans un contexte marqué par la Guerre froide et les décolonisations, l’Afrique se questionne sur la place qu’elle doit occuper dans le monde. Alors que la planète se polarise entre l’Est et l’Ouest, nombreux sont celles et ceux qui voient dans le panafricanisme, une voie alternative. Le Fespaco en devient le tremplin culturel et s’efforce, par le cinéma, de libérer un continent bâillonné par l’histoire. Pourtant, ce panafricanisme célébré s’est confronté à de nombreuses limites: barrières linguistiques, influences néocoloniales, concurrences festivalières… En intégrant dans une histoire globale le Fespaco, carrefour du panafricanisme, de l’anti-impérialisme et des circulations cinématographiques, nous avons exploré la concrétisation et les limites d’un projet d’existence. Samuel Thétaz, étudiant MA
Dans les années 1960 et 1970, avec les bouleversements liés aux mouvements de décolonisation, plusieurs festivals européens comme Pesaro (1965) ou Rotterdam (1972) participent à la circulation de cinématographies méconnues du grand public en Occident. C’est notamment le cas du tiers-cinéma latino-américain, expression calquée sur celle de Tiers-Monde pour désigner une production décoloniale qui s’oppose aussi bien à l’industrie du divertissement américaine qu’au cinéma d’auteur européen. Cette période voit également émerger de nouveaux festivals en Afrique, en Asie et en Amérique latine, qui permettent de construire de nouvelles identités collectives et d’encourager les circulations «Sud-Sud» et «Sud-Est».
Ousmane Sembène, écrivain sénégalais régulièrement désigné comme le «père» du cinéma africain, incarne bien les circulations que l’on peut observer à travers le circuit des festivals. Après plusieurs années passées en France au tournant des années 1940 et 1950, il part se former à l’Institut national de la cinématographie de Moscou au début des années 1960. Assez rapidement, il se fait connaître à l’international avec des films dénonçant les ravages du colonialisme, l’impuissance de la bourgeoisie néocoloniale et le poids des traditions patriarcales. Son parcours, qui l’a mené à travers différents espaces géographiques, politiques et culturels, se reflète dans la circulation transnationale de ses longs-métrages, qu’on retrouve aussi bien au palmarès de Venise, Cannes et Berlin que dans les programmes de Carthage et Ouagadougou, ou encore sur les écrans de Moscou et Karlovy Vary.
Le Festival de la Havane, fondé en 1979, a pour but de promouvoir et diffuser le genre du nouveau cinéma latino-américain. Durant la Guerre froide, Cuba se trouve lié tant avec le bloc de l’Ouest qu’avec le bloc de l’Est et entretient également des relations avec le Sud global. Cette position internationale complexe transforme la Havane et son festival en un lieu de rencontres et un espace symbole du militantisme révolutionnaire. Mon travail tente de comprendre de quelles manières le Festival de la Havane se définit comme une alternative au cinéma hollywoodien et européen, et comment il tente d’unir son audience en transmettant un message révolutionnaire. Ce travail se concentre sur la période allant de 1979, l’année de sa fondation, à la fin du XXe siècle afin d’englober ses moments de gloire et de succès, tout comme ses affaiblissements et ses difficultés rencontrées à la suite de la dissolution de l’URSS. ucie Raemy, étudiante MA
Au-delà du cas de Sembène, déjà bien connu, l’objectif de ce séminaire consistait à rechercher les traces de cette histoire connectée, échappant à la binarité des schémas «Est-Ouest» ou «Nord-Sud». Pour cela, les étudiant·e·s se sont d’abord penché·e·s sur des cinéastes provenant de pays anciennement colonisés qui ont effectué leur formation dans le bloc de l’Est, dont iels ont documenté de façon collaborative la circulation à l’aide d’une base de données en ligne (Geovistory). Ensuite iels ont étudié par le menu des festivals aussi différents que Mar del Plata (en Argentine), Pula (en Yougoslavie), Fribourg ou Istanbul, afin d’analyser quels types d’intersections ou de rencontres ceux-ci ont permis de médiatiser. Les étudiant·e·s ont mobilisé ici des sources de nature très diverse, dont la disponibilité dépendait notamment de l’ancienneté et des moyens de chacun de ces évènements. Certaines fois, de vastes archives sont librement accessibles en ligne, tandis que d’autres fois, les seuls témoignages dont nous disposons se limitent à quelques articles de presse.
Malaury Quinodoz, étudiante MA: Fondé en 1976 et réunissant encore aujourd’hui de nombreux cinéphiles, le Festival International du Film de Hong Kong, plus communément appelé HKIFF, était au XXe siècle le festival international de film le plus important d’Asie. Il représentait donc la principale porte ouverte sur le monde pour le cinéma asiatique. Le HKIFF a comme ambition de réunir chaque année le meilleur du cinéma mondial, de promouvoir à l’international le cinéma asiatique et particulièrement les films hongkongais. Mon travail analyse la manière dont le HKIFF met en avant ce cinéma local. A partir de sources primaires, comme les programmes des éditions ainsi que les parutions annuelles du HKIFF, mon travail insiste sur la volonté du festival de promouvoir le cinéma asiatique, malgré la présence majeure d’un cinéma occidental. Il analyse aussi les divers moyens mis en place par le HKIFF afin de théoriser le cinéma hongkongais, faisant du festival un outil essentiel de la construction culturelle de Hong Kong au XXe siècle. Malaury Quinodoz, étudiante MA
Les étudiant·e·s du séminaire de Master en histoire contemporaine apporteront au FIFF un éclairage sur cette histoire méconnue des échanges cinématographiques entre le Sud global et le bloc communiste. Elles et ils animeront une table ronde dans le cadre du programme Décryptage «Africa beyond the Cold War» qui proposera trois films de cinéastes ayant voyagé entre «Sud» et «Est»: Mandabi, réalisé en 1968 par le Sénégalais Ousmane Sembène, Sambizanga (1972) de la réalisatrice angolaise Sarah Maldoror et Chronique des Années de Braise (1975), du réalisateur algérien Mohammed Lakhdar-Hamina.
Notre expert Cyril Cordoba est assistant docteur en histoire culturelle et politique. Il vient de terminer un ouvrage sur l’histoire du Festival de Locarno.
cyril.cordoba@unifr.ch
Notre expert Matthieu Gillabert est professeur d’histoire contemporaine. Il étudie depuis plusieurs années les politiques de coopération des pays communistes, en particulier de la Pologne, avec le «Sud global».
Au semestre d’automne 2024, ils ont dispensé ensemble le séminaire «Cinémas du Sud global dans la guerre froide», aboutissant à une collaboration avec
le FIFF en mars 2025.
Dans le cadre du FIFF 2025:
- Table ronde – Lundi 25 mars de 18h à 19h30:
Les festivals comme zones de contact
Participant·e·s: Liam Cinotti, Camille Chevalley, Xavier Mirailles, Laurina Cornaz
Modérateurs: Cyril Cordoba et Matthieu Gillabert