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Les ravages de la stérilisation en Inde

En Inde, un tiers des femmes mariées ont subi une stérilisation. Une méthode de contraception non seulement irréversible, mais qui s’accompagne de nombreux effets secondaires. La Professeure Christelle Dumas a chiffré les conséquences.

Novembre 2014, Etat du Chhattisgarh, Inde: une dizaine de femmes perdent la vie après s’être fait ligaturer les trompes utérines par laparoscopie. Les interventions auraient été effectuées à la chaîne par un chirurgien dans l’un des nombreux camps de stérilisation que compte le pays. Suite à ce drame, la Cour suprême indienne décide d’interdire ces camps. A des milliers de kilomètres de là, Christelle Dumas prend la résolution de réagir à sa manière, en se penchant sur les effets sanitaires des campagnes massives de stérilisation qui ont cours dans ce pays de 1,25 milliards d’habitants.

 

 «Je venais de terminer un projet sur les Philippines, où le maire de Manille a interdit le recours aux moyens de contraception, se souvient la professeure d’économie du développement de l’Université de Fribourg. En élargissant mes recherches sur le planning familial, je suis tombée sur l’extrême inverse, à savoir l’Inde.» Dans ce pays tentaculaire, plus du tiers des femmes mariées de moins de 49 ans et ayant eu au moins un enfant sont stérilisées, soit environ 182 millions d’entre elles. «Dans certaines régions, la part grimpe jusqu’à 70%!», ajoute la chercheuse. A titre de comparaison, notons que seules 12,5% des Indiennes (de la même catégorie) utilisent le stérilet, la pilule ou des préservatifs.

 

Incitations financières

Pour comprendre les origines de la politique de stérilisation indienne, il faut remonter à 1952. Pointé du doigt par l’Occident, qui voit d’un mauvais œil sa démographie galopante, le pays est le premier à instaurer un programme de planning familial, basé au départ sur la méthode Ogino. Dès les années 1960, la stérilisation (principalement masculine) est vivement encouragée. Puis vient l’état d’urgence (1975–1977) et, avec lui, l’introduction des stérilisations forcées, qui auraient touché plus de huit millions de personnes. Quelques années plus tard, ce caractère contraignant disparaît, certes, mais les interventions chirurgicales visant à limiter les naissances font l’objet de véritables campagnes prévoyant des compensations financières pour les personnes qui s’y soumettent.

 

«Parallèlement, il y a eu un déplacement vers la stérilisation féminine, mieux acceptée dans une société patriarcale», note Christelle Dumas. En effet, chez les hommes, la stérilisation est associée à l’impuissance et, par extension, à l’incapacité d’exercer correctement les activités professionnelles nécessaires à la survie de la famille. Il y a une vingtaine d’années, les quotas ont été abolis à l’échelle nationale. Par contre, certains Etats continuent à fixer, plus ou moins ouvertement, des objectifs en matière de stérilisation.

 

Pour parvenir à leurs fins, les Etats offrent des cadeaux ou des sommes d’argent non seulement aux femmes concernées (une dizaine de dollars dans le cas des victimes du Chhattisgarh), mais aussi aux intermédiaires, travailleurs de la santé en tête. De nombreux observateurs rapportent par ailleurs que pour convaincre les femmes de se faire ligaturer les trompes, on n’hésite pas à leur taire certains aspects de l’intervention, dont ses effets secondaires potentiels, voire son côté irréversible. Selon une enquête de Human Rights Watch, un tiers des candidates à la stérilisation du Rajasthan ignoreraient que cette opération est définitive.

 

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Saignements et douleurs dorsales

«En tant que femme vivant dans un pays développé, j’avais de la peine à saisir, avant même de commencer ma recherche, qu’une intervention chirurgicale dans des conditions sanitaires insatisfaisantes puisse être considérée comme le meilleur moyen de répondre à un problème de société», rapporte la professeure. «En tant qu’économiste du développement, je ne disposais pas de recherches qui en montraient clairement les effets positifs et négatifs sur la santé des femmes.» C’est justement une analyse de ces conséquences qu’a entreprise Christelle Dumas, en collaboration avec Maëlys de La Rupelle, de l’Université de Cergy-Pontoise.

 

«Nous avons eu la chance de pouvoir utiliser des données existantes et hautement représentatives, disponibles en libre accès.» D’une part, il s’agissait d’un questionnaire mené par le gouvernement indien auprès d’un échantillon de plus de 500’000 femmes. Une autre enquête – fédérale elle aussi, bien que réalisée à moins grande échelle – a fourni aux deux chercheuses des indications anthropométriques. Afin de vérifier que leurs hypothèses «tenaient la route» et de mieux comprendre le contexte dans lequel les femmes indiennes prennent la décision de se faire stériliser, les deux économistes du développement ont, en outre, mené durant trois semaines des entretiens dans des zones rurales du pays.

 

La voie du milieu

«Nos résultats sont relativement ambigus», souligne Christelle Dumas. D’une part, la recherche met le doigt sur des effets positifs: après une stérilisation, les femmes ont tendance à prendre du poids et leur taux d’hémoglobine à s’améliorer, probablement en raison de l’absence de grossesse. Mais, parallèlement, le recours à une telle opération augmente fortement la prévalence de certains troubles gynécologiques. Les femmes stérilisées sont, par exemple, 50% plus exposées aux pertes vaginales, 100% plus exposées aux douleurs durant les rapports sexuels et même 300% plus exposées aux saignements vaginaux durant les rapports sexuels. Quant aux maux survenant au niveau du bas du dos, leur occurrence est 50% plus élevée. Alors que la littérature scientifique existante avait déjà mis en avant les troubles du cycle menstruel occasionnés par la ligature des trompes, cette nouvelle recherche pointe donc toute une série d’autres problèmes de santé potentiels.

 

Titillées par les observations d’une sociologue indienne sur le terrain, Christelle Dumas et Maëlys de La Rupelle ont décidé d’intégrer un autre axe dans leur étude: l’impact qu’ont le fait d’avoir déjà mis au monde un fils et/ou de vivre dans une région fortement concernée par le paludisme sur la décision de se faire stériliser ou non. Les deux chercheuses sont parvenues à confirmer la double hypothèse de leur consoeur. D’une part, le fait d’avoir donné naissance à un fils (dans un pays accordant davantage de valeur aux garçons) accélère le recours à la stérilisation. De l’autre, les familles confrontées à un risque accru de malaria (qui pourrait entraîner le décès de l’enfant) sont moins enclines à opter pour une intervention chirurgicale au caractère définitif.

 

D’un point de vue scientifique, l’étude co-réalisée par Christelle Dumas comble plusieurs lacunes dans la littérature, tout en confirmant une série d’hypothèses préexistantes. A titre personnel, la professeure ressort de cette expérience «encore plus convaincue qu’il existe une voie du milieu entre démographie problématique et moyens de contraception irréversibles». Il serait, dès lors, important de faire comprendre aux femmes qu’il existe des moyens de contraception temporaires, «permettant d’espacer les grossesses sans pour autant les rendre impossibles». Le hic? «De nombreuses Indiennes n’ont absolument aucune connaissance de leur propre corps. C’est peut-être l’une des constatations les plus choquantes qui ressort des entretiens sur le terrain», avoue la chercheuse.

 

Une question de suivi médical

Selon un rapport de l’ONU publié en 2011, la stérilisation féminine est le moyen de contrôle des naissances le plus utilisé à travers le monde. «L’Inde n’est, de loin, pas le seul pays dans lequel il constitue le moyen de contraception numéro un», précise Christelle Dumas. Et de citer la Chine, le Brésil, le Népal, la Colombie, le Nicaragua ou encore la République dominicaine. Comparativement, les Occidentaux ont peu recours aux stérilisations. En Suisse, elles concernent 11% des personnes sexuellement actives (femmes et hommes confondus) âgées de 15 à 49 ans, comme le révèle la dernière Enquête sur la santé de l’Office fédéral de la statistique (OFS), portant sur 2012. Quant aux contraceptifs purement féminins (pilule, stérilet, autres méthodes hormonales et méthode naturelle), ils atteignent des pourcentages respectifs de 27,2%, 14,3%, 6,1% et 3,9%. A noter encore que quelque 37,5% des hommes pris en considération par l’OFS utilisent le préservatif.

 

«Dans tous les cas, il faut faire la différence entre des pays comme l’Inde, où de nombreuses femmes stérilisées ne font l’objet d’aucun suivi médical, et la Suisse», avertit la professeure de l’Unifr. «Dans notre pays, si une femme constatait ne serait-ce que l’un des effets secondaires listés dans notre étude sur l’Inde, elle filerait chez son gynécologue, qui pourrait probablement prendre des mesures pour y remédier.» Même son de cloche du côté de Saira-Christine Renteria, médecin adjoint au Département femme-mère-enfant du CHUV. «En Suisse, on ne pratique pas la méthode ‹on vous prend on vous lâche›. Quel que soit le modèle de contraception choisi, il y a toujours un suivi.» Globalement, peu de complications sont observées chez les femmes ayant subi une stérilisation en terres helvétiques, «malgré le fait qu’il s’agit d’une intervention chirurgicale.» La spécialiste déplore néanmoins le fait qu’en Suisse aussi, ce soient plus souvent les femmes que les hommes qui se fassent stériliser, alors que «la procédure est moins lourde pour les hommes, puisqu’elle est extra-abdominale et se déroule sous anesthésie locale». Comme c’est le cas en Inde, il semblerait que les inquiétudes autour de l’éventuelle diminution de la virilité fassent pencher la balance dans notre pays.

 

Même si les stérilisations ont lieu dans de bonnes conditions en Suisse, Saira-Christine Renteria rappelle qu’elles ne doivent pas faire l’objet d’une décision à la légère. Ce d’autant plus qu’à l’ère des familles recomposées et des grosses­ses tardives, «il n’est pas rare qu’une femme persuadée de ne plus vouloir d’enfant change d’avis» quelques années plus tard. «Au CHUV, il y a au minimum deux entretiens avant une telle intervention.» La gy­né­cologue insiste dans la foulée sur l’importance de présenter aux couples «tout l’éventail des moyens de contraception, afin qu’ils puissent faire un choix correspondant réellement à leurs besoins et à leur situation de vie».

 

Christelle Dumas est professeure d’économie du développement à l’Université de Fribourg depuis 2014. Auparavant, elle exerçait en France. Elle s’intéresse tout particulièrement aux questions de réduction de la pauvreté, d’accès à l’éducation, aux soins de santé et aux moyens de contraception dans les pays d’Afrique subsaharienne et d’Asie.

christelle.dumas@unifr.ch