Forschung & Lehre
Le train de l’avant-garde
Dès son apparition, le cinéma a lancé un défi aux artistes des disciplines traditionnelles. Qu’ils l’acclament ou le rejettent, ils ont dû composer avec ce nouveau produit culturel. En octobre dernier, un colloque international organisé par l’Université de Fribourg invitait à explorer ces questions.
«Le cinéma peut reculer le monde, sur la glissière des âges, jusqu’aux origines. Ou ne le remplace-t-il pas plutôt en marge du temps, à côté de Dieu, dans la fraîcheur de la création?» En 1925, Jules Supervielle témoigne de sa fascination pour le film, mais aussi du bouleversement qu’il introduit dans le monde des arts. A l’instar des auteurs de sa génération, le poète est interpellé par ce nouveau médium, qui bouscule les cadres traditionnels et ouvre de nouvelles perspectives. Pour les surréalistes, en particulier, il représente une formidable opportunité d’explorer l’imaginaire et de prêter vie à leurs rêves. Aragon, Breton, Desnos, Soupault s’emparent avec enthousiasme de ce langage poétique inédit. Les peintres, quant à eux, sont mis au défi de rivaliser avec cette nouvelle technique de production et de projection des images. Un colloque, intitulé «Le cinéma dans l’art et la littérature» invitait à sonder ces rapports, parfois conflictuels et souvent féconds, entre art, cinéma et littérature. Treize spécialistes de différents domaines et universités ont proposé leur vision et contribué à enrichir le débat sur ces questions.
Le pari est réussi et, à l’heure du bilan, les organisateurs affichent le sourire. «Ce n’était pas de l’interdisciplinarité de pacotille, souligne la Professeure Sabine Haupt. Les mondes se sont effectivement croisés et pas seulement sur le papier. L’échange entre les représentants des différents domaines a vraiment bien fonctionné.» La manifestation était organisée à l’initiative de l’Institut de littérature générale et comparée, qui met sur pied ce type d’événements tous les trois ans. «La littérature comparée est déjà interdisciplinaire par définition, note la Professeure Haupt, co-responsable de l’Institut. La créativité, le réseau sont essentiels pour faire exister une branche comme celle-ci.»
Co-organisateur du colloque, le Professeur Victor Stoichita du Département d’histoire de l’art dirige un séminaire de Master intitulé «Peinture et cinéma». Il remarque que l’intérêt pour ces questions est bien réel. Si l’on en juge par le nombre de mémoires et de thèses qui sont consacrés à ces sujets transversaux ces dernières années, il ne fait pas de doute que ces thématiques captivent les jeunes.
Au début du XXe siècle, quand il est encore relativement récent, le nouveau médium suscite toutes les réactions, de la méfiance à l’enthousiasme. L’ampleur du phénomène effraie, comme son statut de nouveau produit culturel, lié à l’industrie. «Pour les esthètes et les théoriciens, le cinématographe est un spectacle trivial, destiné au petit peuple, indique Julia Gelshorn, professeure associée d’histoire de l’art moderne et contemporain. Il provoque même des réflexes de scepticisme ou de rejet viscéraux chez certains intellectuels comme Thomas Mann, Paul Valéry, ou encore Maxime Gorki. Pour les avant-gardes, au contraire, cette connotation populaire et anti-bourgeoise représente un atout, une opportunité de réintégrer l’art dans la vie.» Aussi les auteurs et les artistes sont-ils partagés entre deux tendances contradictoires: cloisonner les disciplines et se garder de toute forme d’infiltration, ou les faire dialoguer, explorer les frontières et les possibilités nouvelles. Des distinctions qui n’ont plus cours aujourd’hui. «Ce que l’on appelle l’art contemporain ne peut plus être séparé du film; tous les arts sont devenus, en quelque sorte, hybrides», déclare Julia Gelshorn.
Il a néanmoins fallu quelques décennies pour en arriver là, non sans transformation de notre regard sur le monde. Celle-ci commence en pleine ère industrielle, avant même l’apparition des salles obscures. Le train est sans doute l’un des objets qui favorise cette transition, tout comme il symbolise le changement, indique Sabine Haupt, notant que ce thème du chemin de fer a été traité à maintes reprises au cours de ce colloque. «La vision du passager sur le paysage qui défile derrière la vitre peut être comparée à une forme de proto-cinéma, une préparation mentale et esthétique à l’arrivée de ce nouveau médium», commente-t-elle. Michel Butor parle de glissement du paysage ferroviaire, qui lui inspire une sensation de liberté: «Jeu entre des voyages et des régions d’entre-voyages». Nombreux sont les auteurs qui se laissent tenter et passent derrière la caméra, comme les écrivains et dramaturges Samuel Beckett et Peter Weiss, qui ont tous deux fait l’objet d’une contribution lors de ce colloque. Le second, qui a marqué l’histoire culturelle allemande par l’originalité de sa démarche, n’a cessé d’expérimenter les langages artistiques, dans un va-et-vient entre peinture, prose, écriture dramatique et réalisation de films. Pour les représentants du Nouveau Roman et les écrivains de leur génération, le septième art vient à point nommé pour «libérer le roman» (Nathalie Sarraute) et renouveler l’art de la fiction en l’affranchissant des codes de narration traditionnels.
Défilement, projection, montage… Autant d’éléments que s’approprient écrivains et artistes visuels. Ce sont précisément ces aspects techniques que ce colloque proposait de mettre en évidence: la façon dont le cinéma a modifié notre perception, celle des spectateurs, comme celle des artistes. A partir des années 1920, le cinéma entre de plain-pied sur la scène artistique et les avant-gardes s’y s’intéressent de près. Dans les arts réputés statiques, il a même amené «une autre temporalité de l’image, relève le Professeur Victor Stoichita. Elle n’est plus conçue comme un moment figé, saisi dans un processus, avec un avant et un après». Le cinéma a introduit la reproductibilité et le mouvement dans les arts plastiques et nous a appris à interpréter les images autrement.
Sabine Haupt est professeure titulaire à l’Institut de littérature générale et comparée.
sabine.haupt@unifr.ch
Julia Gelshorn est professeure associée en histoire de l’art moderne et contemporain.
julia.gelshorn@unifr.ch
Victor Stoichita est professeur ordinaire en histoire de l'art des Temps modernes.
victor.stoichita@unifr.ch