Interview
Pourquoi tant de femmes dénoncent-elles le harcèlement?
La vague de dénonciations pour harcèlement ou agression sexuelle n’en finit pas de soulever de nouvelles lames dans le monde. Et pas que dans le cinéma. Nous en parlons avec Michela Villani, docteure en sociologie spécialisée dans les questions de genre et de sexualité, et Nicolas Queloz, professeur ordinaire de droit pénal et criminologie.
L’affaire du producteur Harvey Weinstein a ébranlé Hollywood, puis différents milieux du cinéma en Europe. Maintenant, le fait que d’innombrables femmes de toutes provenances et de différentes conditions dénoncent le harcèlement ou même des agressions sexuelles donne lieu à un phénomène public sans précédent. À quoi assistons-nous?
Michela Villani: C’est l’un des enjeux de ce scandale. Il ravive les craintes sous-jacentes qui existaient avant que les femmes ne commencent à investir le marché du travail. Ces craintes étaient justement qu’elles se fassent harceler ou passent sous les mains du patron; on se demandait comment elles pourraient protéger leur honneur et leur respectabilité en dehors du foyer. Dans le cas qui nous occupe, où il s’agit principalement de femmes actives dans les milieux du spectacle, du théâtre ou du cinéma, nous pouvons avoir effectivement l’impression que celles-ci se mettent volontairement en situation de danger. À la limite, va-t-on considérer que la composante sexuelle fait partie de leur métier? Alors, il faudrait que cela soit inscrit sur leurs cahiers des charges!
Voulez-vous dire que ce serait normal, si elles étaient prévenues et consentantes par avance?
Michela Villani: Je veux dire que certains comportements sociaux ont changé au fil du temps, et qu’ils sont particulièrement exacerbés dans ces milieux du spectacle. Il faut prendre en considération l’idéologie libérale dans laquelle nous vivons: elle affecte notre rapport au monde, les relations humaines et aussi les comportements sexuels. Dans la vie privée, les moyens de socialisation sexuelle ont changé. On se rend attractifs ou attractives sexuellement aujourd’hui par l’intermédiaire de réseaux spécialisés, dans le but de rencontrer des partenaires plus ou moins engagés ou dans l’espoir de se mettre en couple sérieusement. Cela fait partie des manières d’interagir qui se banalisent. Dans le milieu professionnel, cela se traduit par le fait de devoir se vendre sur le marché du travail, en mettant en avant ses meilleures qualités, en cherchant à se distinguer à tout prix des autres – ce qui peut amener à des dérapages ou de mauvaises interprétations des relations entre les sexes.
Nicolas Queloz: C’est juste. Il n’y a pas seulement concurrence au niveau de l’emploi, mais compétition correspondante au niveau de la sexualité. Cela dit, une étude a été menée récemment à propos de ces sites de rencontres. Selon cette dernière, ce serait un mensonge généralisé. Chacun est hypocrite, cache ses défauts, ment sur sa personnalité. Ce ne serait donc pas un modèle de socialisation exemplaire pour les adolescent·e·s d’aujourd’hui qui cherchent à rencontrer l’autre sexe ou l’autre genre.
Comment expliquez-vous que cette libé-ralisation des mœurs semble entrer en contradiction avec le nombre d’abus sexuels dénoncés par les femmes, voire par certains hommes?
Nicolas Queloz: Il est frappant de constater dans ce débat que les réactions proviennent de plusieurs milieux. Il y a aussi des répon-ses extrêmement réactionnaires. Des hommes, mais aussi des femmes elles-mêmes, criti-quent les femmes qui sortent du silence aujourd’hui parce qu’«elles l’ont bien cherché», parce qu’elles se sont trop découvertes, parce qu’elles ont joué la séduction… On a l’impression d’une régression!
Michela Villani: J’ôte deux minutes mes lunettes de sociologue pour répondre en tant que femme. Le harcèlement, pour moi, c’est vraiment un moyen de domination masculine au sens fort. Il sert à ébranler la place de la femme en société, à remettre en question ses acquis. Face à ces tentatives, la femme doit être mieux armée. En général, on ne peut pas affirmer que les hommes sont victimes de la sexualité abusive des femmes. Mais on peut le dire dans le sens où ils sont pris eux-mêmes dans ce système de domination masculine, où ils doivent jouer la virilité et la masculinité conquérante. C’est pourquoi j’espère que l’indignation actuelle permettra de mieux élucider les notions de harcèlement, de consentement et de contrainte.
En Suisse, quelles sont les définitions juridiques du harcèlement?
Nicolas Queloz: La loi la plus claire à ce sujet est la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (Loi sur l’égalité, LEg) du 24 mars 1995. L’article 3 interdit la discrimination, notamment fondée sur le sexe. L’article 4 traite du harcèlement sexuel comme forme de discrimination: «Par comportement discriminatoire, on entend tout comportement importun de caractère sexuel ou tout autre comportement fondé sur l’appartenance sexuelle, qui porte atteinte à la dignité de la personne sur son lieu de travail, en particulier le fait de proférer des menaces, de promettre des avantages, d’imposer des contraintes ou d’exercer des pressions de toute nature sur une personne en vue d’obtenir d’elle des faveurs de nature sexuelle.» Je précise que la durée de prescription pour les cas de harcèlement «simple» est de sept ans en Suisse. Mais pour les cas de harcèlement «aggravé», comme la contrainte sexuelle ou le viol, la durée de prescription est de quinze ans.
Nous sommes donc armés juridiquement contre ces comportements?
Nicolas Queloz: Des journalistes ont affirmé que le droit existant n’était pas satisfaisant. Je ne suis pas d’accord. Il existe de nombreux instruments juridiques traitant du harcèlement. Le harcèlement psychologique, ou mobbing, est sanctionné déjà dans la loi fédérale sur le travail de 1964. Elle impose aux employeurs de protéger la personnalité des travailleuses et des travailleurs. Le Code des obligations impose aussi aux employeurs de veiller à la santé et à la personnalité de leurs employés. Enfin la Loi fédérale sur l’égalité de 1995 décrite plus haut pose le mieux le rapport entre la discrimination en général et le harcèlement sexuel, qui est peut-être la forme la plus virulente de discriminations. Sur le plan pénal, il existe une série de dispositions, qui vont de l’atteinte à la santé des travailleuses et travailleurs aux voies de fait, puis les actes de contrainte, d’atteinte à l’intégrité sexuelle… Pour le viol, plus précisément, les normes pénales sont très claires: jusqu’à 16 ans révolus, âge de la majorité sexuelle, il est interdit d’avoir quelque relation sexuelle que ce soit avec un·e mineur·e. Entre 16 et 18 ans, les mineurs sont protégés contre les comportements pénalement répréhensibles, lorsqu’il y a une relation de domination, par exemple liée à la hiérarchie du travail. Enfin, l’art. 190 CPS punit le viol au sens étroit qui, en droit suisse, est l’acte sexuel imposé par un homme à une personne de sexe féminin.
Michela Villani: Dans le milieu du travail, la femme reste particulièrement exposée au risque de chantage sexuel, car elle est soumise à la double injonction d’être d’une part sexy, féminine, libérée, émancipée, d’autre part, d’être sérieuse, respectable vis-à-vis de ses collègues. Comment les femmes doivent-elles gérer ces deux compétences, en quelque sorte? Je pense qu’il est nécessaire, d’un côté, qu’elles se rendent plus conscientes des risques qu’elles encourent selon le comportement qu’elles adoptent, d’un autre côté il faut prévoir des dispositifs clairs, légaux, qui existent déjà mais qu’il faudrait rendre plus courants. Aussi au sein des entreprises.
Nicolas Queloz: L’arsenal juridique me semble complet. À mon avis, il n’est pas question de légiférer davantage. La grande question est de savoir comment mieux appliquer la loi?
N’y a-t-il pas le risque que le soupçon se généralise au quotidien, que les dénonciations s’accumulent pour un rien ou même à tort, et finalement que les relations entre les sexes en pâtissent?
Michela Villani: Il ne s’agit pas de prescrire que le patron n’ait plus la possibilité de se marier avec la secrétaire! Ce qui ressort du scandale en cours, c’est vraiment le fait que la position hiérarchique et le pouvoir qui en découle ont permis à des hommes d’obtenir des faveurs indues. Je pense à ces nombreux cas où la femme n’est pas sûre d’être consentante, ce qui indique qu’il y a une forme de contrainte. Dans ces cas, il ne s’agit ni de viol ni de rapport sexuel consenti, mais d’une forme de contrainte fâcheuse. Il faut avancer dans la réflexion et la prise de conscience. Que les jeunes générations puissent savoir clairement ce que cela signifie d’être consentant·e ou non.
Nicolas Queloz: Cette actualité comporte effectivement le risque de susciter un hypercontrôle. J’espère que raison sera gardée. Il ne faudrait pas en arriver à l’hyperformalisation qui a cours en Californie en ce qui concerne le consentement dans les relations sexuelles, à tel point qu’il faudrait presque, là-bas, signer un contrat en trente-six exemplaires avant de se mettre au lit!
Michela Villani: C’est vrai qu’on ne peut pas prévoir les suites de cette vague qui continue. Tout comportement pourrait être susceptible d’être dénoncé. Est-ce qu’on se trouvera dans une guerre des sexes? On peut supposer que de nombreux hommes ont peur d’être dénoncés. On peut imaginer que des hommes se demandent comment ils peuvent aborder les femmes désormais. Il ne faudrait pas alimenter cette crainte d’être dénoncés du côté des hommes. Ce qui compte à présent, c’est accepter le débat. Dans les entreprises ou les institutions, il faudrait que les dispositifs soient efficients et que des rapports d’activités soient effectués pour qu’on puisse en tirer des leçons. Ce serait bien aussi que des lieux de parole existent pour les femmes, indépendamment du fait qu’elles soient victimes ou non, pour qu’elles puissent échanger leurs expériences. Ces espaces ne devraient pas être le fait des militantes féministes radicales, dans lesquelles de nombreuses femmes ne se reconnaissent pas. Puis il faudra traiter la question au niveau politique. En gardant à l’esprit que ce qui est mis en cause, c’est un certain ordre dans lequel les rapports sont structurés, une typologie des comportements sexués et genrés. Non pas les hommes ou les femmes en tant que tels.
Avec les affaires qui sortent en ce moment, se pose aussi la question de la prescription. Beaucoup de femmes dénoncent les faits longtemps après leur déroulement.
Nicolas Queloz: Les juges qui doivent faire face à ces situations a posteriori sont forcément embarrassés. Dans le cas d’un viol, avant même la durée de prescription de quinze ans en Suisse, il devient difficile de départager une parole d’une autre. Ni la justice, ni l’arsenal juridique à disposition ne peuvent être critiqués dans ces situations, car on est dans une impasse.
Michela Villani: C’est justement le problème. Nombre de victimes ne déposent pas plainte, parce que les mécanismes juridiques ne semblent pas adéquats.
Nicolas Queloz: Pour un viol, un procureur peut ouvrir une enquête sans qu’il y ait eu plainte, mais sur simple dénonciation de la part d’un proche, d’un collègue ou de la victime elle-même. Dans les cas de harcèlement sexuel «simple», il faut une plainte. Je pense que des progrès doivent être réalisés surtout au niveau des mentalités. Un changement d’attitude est nécessaire dans les milieux du travail où les femmes sont exposées. Cela passe par l’éducation, l’information et la mise en place de mécanismes qui permettent aux victimes de s’adresser à une instance neutre, médiatrice, tierce, et non pas au supérieur hiérarchique qui peut éventuellement étouffer l’affaire et intimider les victimes. Ainsi, les lois pourront être mieux mises en œuvre.
De tels mécanismes existent à l’Université de Fribourg, comme au sein de l’Etat en général…
Michela Villani: Je pense qu’on pourrait encore mieux et plus souvent informer. On lit rarement les règlements dans le détail. On pourrait imaginer des journées d’information, des lieux au sein des institutions où les victimes pourraient parler en toute confiance. Une étude a démontré que, dans les cas les plus graves, le viol, les dispositifs juridiques s’avèrent inadéquats. Car ils sont lourds, lents, exposent la victime à des phases douloureuses d’explication de sa souffrance et à la honte.
Nicolas Queloz: Les réactions des victimes sont diverses. Certaines personnes choisissent de dénoncer anonymement. D’autres portent plainte pénalement, comme les deux femmes qui ont dénoncé Tariq Ramadan en France. Mais en Suisse, ce dernier a répliqué contre le témoignage d’anciennes étudiantes en arguant de la dénonciation calomnieuse, car elles ne se sont pas identifiées. C’est un choix difficile. Je relève encore une autre sorte de témoignage, intermédiaire: L’Illustré, par exemple, a recueilli les témoignages de trente-cinq femmes en Suisse romande qui dénoncent des faits de harcèlement à visage découvert, mais sans désigner leurs coupables.
Michela Villani: Toutes les victimes ne peuvent pas se permettre de s’afficher comme cela.
En effet, dans les médias ne figurent que les affaires liées à des personnalités. Doit-on supposer que c’est une pointe d’iceberg et que de nombreuses femmes subissent des harcèlements sans possibilité de parole?
Michela Villani: Il y en a certainement beaucoup plus qu’on ne le pense. De celles qui ne publient pas sur Internet. De femmes vivant dans des milieux très défavorisés. À mon avis, la vague de dénonciations sur Internet est le révélateur que le harcèlement est banalisé dans la société. Toutefois, il est à remarquer que les victimes qui témoignent aujourd’hui appartiennent à une ancienne génération. Peut-être que les jeunes sont déjà passées à autre chose?
Nicolas Queloz: C’est une question que je me pose aussi. Il est possible que ce tollé autour du harcèlement ne fasse pas beaucoup de sens pour les jeunes d’aujourd’hui. Est-ce que la notion de consentement leur est acquise?
Finalement, cette libération de la parole en masse est donc une bonne chose?
Michela Villani: Oui. Pour plusieurs raisons. Si tant de femmes «balancent» des abus aujourd’hui, cela veut dire qu’il y a un comportement dénonçable. Pourquoi dénoncer à travers les réseaux sociaux plutôt que de porter plainte, demande-t-on parfois? Parce que c’est d’abord une libération qui est recherchée. Il y a un effet thérapeutique à pouvoir s’exprimer, même anonymement, au sujet de ces abus. Tandis que la plainte pénale est une démarche difficile, très coûteuse et donc rarement entreprise.
Nicolas Queloz: Finalement, avec le débat qu’entraîne ce phénomène social, nous aurons l’occasion de redéfinir la notion de la liberté. Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Mais quelles en sont les limites?
Michela Villani est docteure en sociologie, spécialisée dans la sociologie des migrations, les études de genre et de la sexualité. Chargée de recherche au Département des sciences sociales, Domaine Sciences des sociétés, des cultures et des religions.
Nicolas Queloz est juriste, sociologue et criminologue. Professeur ordinaire de droit pénal et de criminologie, à la Faculté de droit, il est aussi vice-président de l’AICLF (Association internationale des criminologues de langue française) et membre de la commission scientifique de la SIC (Société internationale de criminologie).
Le Service de l’égalité est à disposition des membres de la communauté universitaire pour toutes questions liées à des problèmes de mobbing ou de harcèlement sexuel.