Dossier
Quand la médecine progresse à l’ombre de la peur
L’évolution technologique permet aujourd’hui des avancées sans précédent en matière de santé. Un gain indéniable qui a aussi son revers, celui d’un accroissement de l’incertitude des patients et des praticiens, que constatent les Professeurs en médecine Curzio Rüegg et Jean-Marie Annoni.
Nous l’imaginons fort, calme, imperturbable. Nous attendons de lui qu’il nous rassure face à la maladie, la dégénérescence et la souffrance physique. Qu’il prenne en charge un peu de notre peur, en somme. Or, le médecin porte lui aussi son lot d’inquiétudes: établir le bon diagnostic, proposer un traitement adapté, annoncer une mauvaise nouvelle à un patient. Autant de craintes inhérentes à la pratique médicale, qui se transforment aujourd’hui sous l’effet d’évolutions tant technologiques que sociales.
Qu’est-ce que la peur d’un point de vue médical?
Jean-Marie Annoni: Dans la vie, la peur nous sert à survivre. À la différence de l’anxiété ou de la dépression, qui sont des états d’âme durables, la peur est une émotion survenant à un moment précis, en lien avec une réalité particulière, par exemple un danger. Cette réaction agit à la fois sur le corps, la motricité et la cognition. Pour le psychologue du XIXe siècle William James, l’émotion découlait de la réaction physique (je vois un ours, je tremble donc j’ai peur) et non l’inverse (je vois un ours, j’ai peur donc je tremble).
Curzio Rüegg: On voit souvent la peur de manière négative, comme s’il fallait l’éviter, mais c’est effectivement un réflexe de survie. C’est une réaction à une situation de stress qui nous met en danger. La peur indique au médecin qu’il se trouve devant quelque chose d’important ou de délicat. Face à certaines maladies, il doit pou-voir prendre une ou plusieurs décisions du point de vue technique, sans se laisser affecter par l’aspect relationnel qu’il entretient avec le patient. Dans ces deux cas, apprivoiser sa peur peut être un bon outil.
Comment cette peur est-elle vécue par les médecins?
Jean-Marie Annoni: On rencontre de l’incertitude au moment d’établir un diagnostic et de proposer un traitement, ou encore lors d’un geste technique délicat. La peur est précieuse pour nous aider à réfléchir avec prudence. C’est une inquiétude récurrente que l’on doit apprendre à gérer. Plus rarement, la peur peut aussi survenir après une erreur ou un mauvais choix. Le recours à des procédures et le travail en équipe permettent de diminuer ce sentiment.
Curzio Rüegg: Effectivement, en cas d’urgence, il faut prendre rapidement des décisions qui peuvent avoir un impact important. Pour avoir travaillé dans un service d’urgence au Tessin, je me souviens du premier cas d’infarctus que j’ai dû prendre en charge. J’étais le seul médecin ce soir-là. Ce sont des moments où l’on apprend beaucoup, même si, personnellement, j’ai parfois eu le sentiment de me retrouver très seul avec cette peur-là. J’avoue que cela m’a manqué de ne pas pouvoir en parler.
Cet aspect de solitude que peut ressentir le médecin face à la peur a-t-il évolué?
Jean-Marie Annoni: Dans la vision traditionnelle, la peur a en partie été valorisée dans l’apprentissage du raisonnement clinique. Pour un médecin-stagiaire, le fait de se retrouver seul dans une situation d’urgence était perçu de manière positive, même s’il restait supervisé par un praticien expérimenté. C’était une manière de le pousser dans la cage en le laissant se débrouiller. Aujourd’hui, les étudiants travaillent plus ce raisonnement durant leur formation. À partir d’enregistrements vidéos, on s’entraîne auprès de patients dits «simulés» qui miment une maladie ou un symptôme. Ces approches sont autant de moyens d’apprendre à contrôler cet aspect émotionnel pour les futurs médecins, même si la peur ne disparaît jamais complètement. Personnellement, lorsque j’annonce à une personne qu’elle est atteinte d’une maladie grave, je ne sais pas comment elle va réagir exactement, même si ma formation permet de le prédire.
Aujourd’hui, dans quelle mesure ces aspects-là sont-ils pris en compte dans la formation universitaire des futurs médecins?
Jean-Marie Annoni: Aujourd’hui, des cours de psychologie sur le mécanisme de la peur sont donnés au niveau de la formation prégraduée, mais sans aborder spécifiquement cette peur liée à la pratique médicale. En revanche, les séminaires permettent d’aborder la thématique de manière plus individuelle et dans la pratique, les supervisions par les médecins plus expérimentés et les intervisions permettent d’apprendre à analyser cette émotion et à l’intégrer dans les raisonnements cliniques.
On trouve la peur du médecin d’un côté, celle du malade de l’autre. Jusqu’où le praticien a-t-il vraiment pour mission de rassurer son patient?
Curzio Rüegg: Le médecin a longtemps joué un rôle paternaliste dans un sens positif. Pour avoir passé mon enfance dans un village de montagne au Tessin, je me souviens de ce docteur venant visiter ma mère. Il incarnait une image très forte. Dans ces régions-là surtout, le besoin d’être rassuré tenait presque de l’attitude religieuse. Cet aspect existe toujours, mais le niveau d’éducation a globalement augmenté et la médecine a beaucoup évolué sur les plans scientifique et technique. Cela favorise une conscience plus nette de la maladie, si bien qu’aujourd’hui, le patient est davantage impliqué dans la prise de décision. Inclure la personne malade reste nécessaire, mais le rôle d’assurance du praticien reste important. Imaginez que, dans un avion, le pilote s’en remette aux passagers pour atterrir!
Aujourd’hui, certains se renseignent sur Internet avant de consulter leur médecin. Quel est l’effet de ces comportements sur la peur des patients?
Jean-Marie Annoni: Internet a effectivement changé les choses, tant dans un sens positif que négatif. D’un côté, les patients viennent en étant davantage «secoués» par leurs recherches sur Internet, si je peux m’exprimer ainsi; mais d’un autre côté, ils ont déjà fait un travail de recherche et de réflexion et sont donc plus actifs. En tant que médecins, on commence parfois par interroger le patient sur son propre diagnostic, lequel comporte souvent de nombreuses peurs. À partir de là, il est possible de faire le chemin ensemble. Je trouve cela intéressant.
Curzio Rüegg: C’est une évolution que l’on retrouve à tous les niveaux, à commencer par les étudiants. Avant, la difficulté se trouvait dans l’accès à l’information. Aujourd’hui, elle est devenue celle du choix, de savoir distinguer l’utile de l’inutile. On trouve tout et partout à l’aide d’un simple smartphone. On le voit aussi face à la maladie. On peut lire facilement beaucoup de descriptifs de symptômes sans pouvoir les mettre en perspective avec son propre état de santé. En lisant les notices d’emballages, on est vite impressionné par les possibles effets négatifs d’un médicament. Se renseigner sur sa propre maladie peut ainsi générer des craintes.
Grâce aux progrès de la médecine, la technologie permet des analyses et des diagnostics plus précis. Quel effet sur la peur des patients?
Jean-Marie Annoni: L’accroissement des connaissances dans le domaine de la santé pousse peut-être davantage la médecine à agir sur la peur des gens par toute sorte de préventions. Ne pas fumer pour éviter un cancer, faire du sport pour limiter le risque d’infarctus, etc. Et pour les médecins, les avancées techniques ont aussi leur revers. Les attentes des patients sont plus grandes. D’où une préoccupation, dans certains cas, de ne pas pouvoir répondre suffisamment à ces inquiétudes. La technologie permet des opérations plus rapides, et donc plus nombreuses dans un temps restreint, ce qui peut générer du stress pour le praticien. Il faut savoir que la prévalence de cas de burnout reste élevée dans la profession. Certaines études montrent que les symptômes d’épuisement touchent environ 70% des médecins dans les urgences.
Curzio Rüegg: Les progrès de la science représentent un avantage certain en matière de santé, mais ils conduisent aussi à certaines limites. En oncologie, on le voit par exemple avec les tests de dépistage précoces du cancer. Sur 250 femmes suivies par des mammographies pendant vingt ans, environ douze se verront diagnostiquer un cancer du sein et traiter avec des médicaments après opération. On estime que la vie d’une seule de ces femmes aura réellement été sauvée grâce à ces dépistages, tandis que, pour cinq à sept d’entre elles, la tumeur n’aurait pas posé de problème et il n’aurait pas été nécessaire de la traiter. Ces problématiques complexes, encore inconnues il y a vingt ou trente ans, peuvent paradoxalement engendrer des peurs et des souffrances, même si l’intention de départ est bonne.
Quel rôle joue la peur dans l’évolution d’une maladie?
Jean-Marie Annoni: On sait que les états émotionnels peuvent, par exemple, favoriser le rétablissement et que l’anxiété chronique peut avoir un effet négatif sur la guérison. Dans la pratique, on prend en compte ces pensées négatives que peut vivre le patient en essayant de les diminuer, parce qu’on observe qu’en étant moins anxieuses, les personnes répondent souvent mieux aux traitements.
Curzio Rüegg: Cette question a été beaucoup étudiée en oncologie, mais je n’ai pas connaissance d’une étude conclusive liant la dépression ou des états anxieux à la genèse du cancer. Par contre, d’autres études montrent, assez clairement, qu’il y a une meilleure survie en cas de prise en charge positive de la maladie, notamment grâce au cadre familial, qui forme une espèce de cocon dans lequel la personne n’est pas seule et voit ses peurs soulagées.
Pourquoi «serre-t-on les fesses»?
On vit d’abord la peur dans son corps. Ses effets, de type neurovégétatif, diffèrent selon que l’individu répond au stress par le combat ou la fuite, suivant le modèle établi par le psychologue américain Walter Bradford Cannon. «Dans le combat, c’est le système nerveux sympathique qui entre en jeu. La pression artérielle monte, la transpiration augmente, les bronches et les pupilles se dilatent, la bouche s’assèche et les sphincters se ferment. On peut le constater dans le sport, où l’on voit rarement des footballeurs aller aux toilettes en plein match», répond Jean-Marie Annoni, neurologue et professeur à l’Université de Fribourg. «Dans un réflexe de fuite, en revanche, c’est le système parasympathique qui intervient, provoquant entre autres des chutes de tension et des pertes d’urine.»
Notre expert Jean-Marie Annoni est professeur ordinaire de la Chaire de neurologie du Département de médecine. Ses recherches portent sur le fonctionnement cérébral, notamment le langage et le bilinguisme. Il s’est aussi intéressé au rôle des émotions dans les processus de prises de décisions. Comme médecin, il suit plusieurs patients atteints de troubles neurologiques au sein de l’hôpital fribourgeois (hfr), où il a contribué à la mise en place de «Stroke units» pour les accidents vasculaires cérébraux.
Notre expert Curzio Rüegg est professeur ordinaire de la Chaire de pathologie du Département de médecine. Après un doctorat de médecine à l’Université de Bâle, suivis d’un post-doctorat à Bâle et d’un autre aux Etats-Unis, il a œuvré au Centre pluridisciplinaire d’oncologie (CePO) du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), ainsi qu’au sein de l’Institut suisse pour la recherche expérimentale sur le cancer (ISREC). Ses recherches portent sur le cancer, notamment sur la détection des stades précoces de la maladie, ainsi que sur les moyens de neutraliser les métastases.