Dossier

Une compagne pas si intime

La peur se ressent de manière si profonde et si intime qu’on oublie qu’en réalité elle nous dépasse. Au-delà de l’émotion individuelle, elle résulte le plus souvent d’une construction sociale. Analyse.

Nous connaissons tous nos peurs individuelles, mais nous ne tenons pas toujours compte du fait que la peur peut être aussi une expérience sociale, collective et partagée. Si l’on considère la peur sous la perspective de l’anthropologie, nous ne pouvons pas la réduire à un état émotionnel individuel. Les émotions font certes partie de l’individu, mais elles se vivent et s’expriment de manière différente selon les cultures. Ainsi le contexte social, culturel et politique est fondamental pour comprendre l’apparition et la gestion des peurs. Ce que nous considérons comme dangereux change selon les époques et les cultures. Ce qui fait peur dans un endroit donné et à un moment donné, ne provoque aucune crainte dans un autre lieu ou un autre temps. Les peurs sont, de ce fait, des miroirs dans lesquels se reflètent les valeurs, les représentations, les croyances, les connaissances et autres éléments essentiels d’une société.

 

Les peurs sont avant tout une construction sociale en lien avec une construction des risques. Etant donné que les périls changent, et que la perception du risque change, ce que nous considérons être un danger aujourd’hui ne l’était pas nécessairement par le passé. Les principales menaces qui ont pesé sur l’humanité, et donc les principales peurs, avaient comme origine la nature: épidémies, mauvaises récoltes, incendies, tremblements de terre… Par la suite, les guerres ont pris une place prépondérante et les dangers provenant de la nature sont apparus de moins en moins importants par rapport à ceux qu’«inventèrent» les hommes. Par conséquent, si la perception des risques change, les peurs qui leur sont liées changent également.

 

Au-delà des peurs individuelles, les peurs collectives concernent les soucis majeurs partagés par une communauté. Chaque époque et chaque culture a ses préoccupations majeures, les dangers dont on se soucie et autour desquels on construit les peurs.

 

 

Que sont les peurs collectives?

Certaines conditions sociales et circonstances spécifiques favorisent le développement des peurs collectives. Actuellement, les principales sources de préoccupation en Europe semblent être, entre autres, la crise économique, les conflits dans le monde, les flux migratoires et les catastrophes, qu’elles aient une origine naturelle ou pas. Le nombre croissant de désastres, conflits et incertitudes nourrit les peurs collectives. Quelques «grandes questions» ont souvent favorisé le développement des peurs collectives: le progrès technologique et ses risques; un sentiment d’insécurité lié au chômage, mais aussi à la violence urbaine; les menaces de la migration de masse; les risques environnementaux et l’avenir de la planète; le terrorisme; les fanatismes; la méfiance envers les politiciens et les gens au pouvoir; la propagation de maladies et, surtout, de virus incontrôlables. Différentes réponses et mécanismes se développent pour faire face aux innombrables incertitudes, tant individuelles que collectives. Parmi ceux-là, une «industrie de la sécurité» est apparue pour rassurer des individus qui cherchent la tranquillité par tous les moyens, des résidences communautaires fermées aux gadgets de sûreté. Pour preuve, par exemple, le succès commercial des sprays au poivre déguisés en stylo à bille ou en rouge à lèvre, les nouvelles alarmes et caméras… On assiste à l’émergence d’entrepreneurs de la peur qui bénéficient des angoisses des gens.

 

L’instrumentalisation politique des peurs reste une forme très répandue de manipulation des peurs collectives. La peur est, encore aujourd’hui, l’instrument de choix pour les agents des pouvoirs politique et économique qui cherchent à atteindre certains objectifs en manipulant les émotions d’un public peu ou mal informé. Aujourd’hui comme hier, les peurs et leurs antidotes sont manipulés pour asseoir une forme de pouvoir.

 

© Jérôme Berbier
Des peurs collectives aux peurs sociales

Les peurs sont multiples. Ce sont les menaces ressenties comme pesant sur la société dans son ensemble qui débouchent sur des peurs collectives. En tant qu’émotion partagée par l’ensemble d’une communauté, elles peuvent, sous certaines conditions, donner lieu à une cohésion sociale majeure. Les peurs collectives peuvent agir comme un catalyseur pour raffermir les liens sociaux. Les individus sont ainsi poussés à se rassembler, non pas parce qu’ils partagent une même langue ou une même religion, mais par une peur commune et partagée.

 

Lorsque les peurs collectives mènent à des actions sociales, comme celles de trouver un responsable ou un coupable, elles deviennent des peurs sociales. Autrement dit, l’instrumentalisation des peurs collectives peut les transformer en peurs sociales. Dans l’expression des peurs sociales s’organisent les rapports sociaux et les représentations des divers groupes sociaux. Dans ce type de peur se joue en effet quelque chose de crucial dans la confrontation des groupes sociaux et leurs imaginaires.

 

Une forme de peur qui a traversé les époques est la peur de l’Autre. Par le seul fait d’être différent, celui-ci n’est pas seulement source de peur et de menace, mais peut aussi devenir un bouc émissaire, source de tous les maux et responsable des menaces ressenties par la communauté. La désignation d’un bouc émissaire permet de canaliser les peurs. Il finit par jouer un rôle d’unification, créateur d’une communauté par le fait qu’il oppose tout le monde contre lui. La communauté se polarise alors et la peur contribue à enfermer les individus. Elle les pousse à se protéger dans leur sphère privée formant un «nous», central dans la culture de la peur, qui s’oppose à un «eux», externe, entendu comme étant à l’origine de la peur.

 

La méfiance de l’Autre est exploitée et instrumentalisée dans les périodes favorables aux peurs collectives. Désigner un bouc émissaire peut servir d’alibi pour susciter l’hostilité contre des minorités ou des groupes marginaux. Dans le Moyen-Age chrétien, l’Autre duquel provient tout le mal comprend mendiants, vagabonds et juifs. C’est sur eux que s’abattront, en temps d’épidémie, les foudres des autorités ou des foules en colère. Les ivrognes, les nomades, les lépreux sont également facilement désignés comme des boucs émissaires. Les représentations sociales liées à l’apparition du Sida sont un exemple relativement récent de ce mécanisme, qui renvoie aux grandes épidémies du passé. La peur collective que le Sida a suscitée s’est transformée en peur sociale et a conduit à l’identification de boucs émissaires chez les homosexuels, les toxicomanes, ou encore les «noirs», qui devenaient des catégories stéréotypes. Les peurs sociales creusent le clivage social et conduisent à des mises en accusation. On présume que pour écarter le fléau, il faut découvrir le coupable et le traiter en conséquence.

 

Finalement, hier comme aujourd’hui, toutes les formes d’Autres, que ce soit l’Etranger, l’Arabe, le Juif, le Migrant, ou le Tsigane, qu’il se situe tout en bas ou tout en haut de l’échelle sociale, ou encore le détenteur du pouvoir peuvent devenir des boucs émissaires pour conjurer ou essayer de dominer les peurs collectives. La peur actuelle croissante de l’Islam, en est un nouvel exemple. Elle découle de l’idée que la religion musulmane menace la civilisation chrétienne européenne et la démocratie. N’oublions pas, cependant, que la peur elle-même peut aussi devenir une menace pour la démocratie et les libertés.

 

Notre experte Andrea Boscoboinik est maître d’enseignement et de recherche en anthropologie sociale à l’Université de Fribourg. Elle a édité en 2014 avec Hana Horáková l’ouvrage collectif The Anthropology of Fear. Cultures beyond Emotions. Münster: Lit Verlag. 

andrea.boscoboinik@unifr.ch