Dossier

Plus dure fut la chute

Après la Guerre froide, le communisme européen a dû se calquer sur un échiquier politique beaucoup plus nuancé. La gauche de la gauche fut bien obligée de sortir de la simple stratégie d’opposition en tenant compte du contexte propre à chaque pays. Histoire d’un long déclin

Pour paraphraser Charles Aznavour, «je vous parle d’un temps que les moins de [quarante] ans ne peuvent pas connaître». Actrice d’une recrudescence de la guerre froide, l’Europe occidentale de la seconde moitié des années septante vivait au rythme de conflits idéologiques nettement plus âpres que ne le sont ceux d’aujourd’hui. L’opposition entre la gauche et la droite fut beaucoup plus féroce, alors que de nouveaux concepts faisaient leur entrée dans un lexique politique auquel plus personne ne prête désormais la moindre attention.

Si pour nombre de communistes traditionnels la stratégie de «classe contre classe» demeurait encore primordiale pour affronter et s’affronter à la social-démocratie, constamment suspectée de trahison au profit de la bourgeoisie, d’autres mouvements ou partis, nés en opposition au modèle soviétique, développaient des termes dissidents de la pratique marxiste-léniniste. Ainsi, certains leaders du PS français se sont attribué l’idée du «front de classe» qui, comme le notait le politologue lyonnais Paul Bacot en 1978, devait réunir sous sa houlette «…l’ensemble du salariat exploité – dont d’abord la classe ouvrière –, et peut-être aussi certaines couches non salariées». Au-delà des mots, il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une remise en cause profonde de l’image avant-gardiste du prolétariat.

 

Combler le vide

Bien obligée de tenir compte d’un renouveau idéologique auquel elle est elle-même confrontée, la gauche ouest- européenne ne pouvait plus faire l’impasse sur les changements politiques et intellectuels qui ont marqué l’après soixante-huit. Concurrencés par différents mouvements trotskistes, maoïstes, voire situationnistes, les partis communistes occidentaux avaient en effet perdu leur monopole sur les forces révolutionnaires. D’une stratégie d’opposition, dont ils avaient partiellement tiré le plus grand profit depuis le début de la Guerre froide, ils devaient désormais changer leur fusil d’épaule pour maintenir leur prédominance sur la gauche. «Le monde [venait de] changer de base» et avait sonné le glas d’une époque, où le gaulliste André Malraux se félicitait encore qu’«entre les communistes et nous, il n’y a rien».

Mais, tout-à-coup, il y avait quelque chose. Certains communistes l’avaient compris, d’autres non. Si l’Europe du Nord, de tradition plus sociale-démocrate, demeurait épargnée par ce phénomène, il n’en était pas de même au Sud, où l’Espagne et le Portugal venaient de «faire table rase» du passé fasciste. Néanmoins, les communistes espagnols et portugais n’avaient pas choisi le même chemin. Les premiers, avec Santiago Carrillo, choisirent celui de la démocratie occidentale; les seconds, avec Alvaro Cunhal, celui de l’allégeance idéologique à la ligne de Moscou. Au bord de la guerre civile, le Portugal faisait la une des journaux. Unie en 1974 pour soutenir «la Révolution des Œillets», la gauche européenne se divisait un an plus tard pour condamner ou pour admirer celui qui, à tout jamais, demeurera gravé dans les mémoires comme le «dernier stalinien» de l’Europe de l’Ouest.

 

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Chacun son histoire

Les deux leaders, aux trajectoires et destins différents, Santiago Carrillo et Alvaro Cunhal, n’ont jamais atteint leur objectif. Ni le Parti communiste espagnol, ni le PC portugais ne sont arrivés au pouvoir à Madrid et à Lisbonne, largement dominés par les partis socialistes de ces deux pays, alors respectivement dirigés par Felipe González et Mário Soares. Tel ne fut pas le cas en France, où le PCF a participé au gouvernement à trois reprises, dans l’immédiat après-guerre, de 1981 à 1984 et enfin, au sein du gouvernement de Lionel Jospin, de 1997 à 2002. Toutefois, ces périodes ne sont guère comparables les unes avec les autres, tant le Parti communiste français, autrefois premier parti de France, n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même.

Profitant de la vague émancipatrice du communisme occidental, ce même PCF s’était momentanément rallié au vent réformateur qui soufflait sur les plaines du «socialisme à visage humain». Bien que tendant sa main aux chrétiens de France et répudiant le dogme de la dictature du prolétariat en 1976, il n’a pourtant jamais renié la ligne imposée par Moscou. Responsable de la rupture en septembre 1977 du «Programme commun de gouvernement», signé avec le PS et les Radicaux de gauche, il a également précipité la défaite de «la gauche unie» lors des élections législatives de mars 1978. En décembre 1979, il salua même l’intervention des forces militaires soviétiques en Afghanistan, perdant ainsi une grande part de sa crédibilité politique. Sanctionné le 26 avril 1981, lors du premier tour des présidentielles, par le très médiocre score de 15,35% des suffrages qui s’étaient reportés sur le nom de son Secrétaire général Georges Marchais, le PCF abordait là son inexorable descente aux enfers.

 

Un inexorable déclin

Contrairement à une image très répandue, la chute du communisme occidental ne correspond pas à celle de la chute du Mur de Berlin. Si celle-ci n’a fait que l’entériner, la première demeure antérieure au 9 novembre 1989. De fait, elle date de la première moitié des années quatre-vingts, lorsque les différents partis communistes de l’Europe de l’Ouest ont vu leur influence décliner. Cela concerne au premier chef le plus important d’entre eux, à savoir le Parti communiste italien (PCI) dont les noms de Palmiro Togliatti et d’Enrico Berlinguer sonnent toujours aux oreilles de celles et ceux pour qui le communisme n’est pas forcément synonyme de totalitarisme ou de satellite moscoutaire. Premier parti à avoir pris, dès les années cinquante, ses distances avec «son grand frère soviétique», il n’a cessé de s’émanciper du modèle léniniste pour épouser, sinon créer, ce que l’histoire a retenu sous le nom «d’eurocommunisme». Ni théorie, ni faux-semblant stratégique pour arriver coûte que coûte au pouvoir, celui-ci est la rencontre d’une conviction politique et d’une pensée novatrice de l’époque, selon laquelle «l’idéal communiste» ne peut se réaliser sans le pragmatisme de l’alliance entre des forces certes adversaires, mais non ennemies. Imaginé alors pour former un gouvernement de coalition entre démocrates-chrétiens et communistes italiens, ce dessein politique, plus connu sous le nom de compromesso storico (compromis historique) fut assassiné, dans le sens propre du terme, lors du meurtre perpétré par les Brigades rouges italiennes sur la personne d’Aldo Moro en mai 1978.

Idée italienne s’il en est, l’eurocommunisme est mort avec celle tragique et naturelle, en 1984, de son leader Enrico Berlinguer. Il plaidait pour un réformisme qui devait amorcer la social-démocratisation du communisme. Soutenu entre autres par Willy Brandt, il avait compris, avant l’heure, que «…comme l’a fait Marx […] la critique de l’économie politique actuelle […] soit reprise et approfondie… pour la remise en cause d’un ordre décadent». Mais ça, c’est du Mitterrand en 1975. Décidément, voilà «…un temps que les moins de [quarante] ans ne peuvent pas connaître»!

 

Notre expert Gilbert Casasus, naguère enseignant au­près de plusieurs instituts d’études politiques en France et aujourd’hui professeur en Etudes européennes de la Faculté des lettres, est un observateur aguerri de la politique intérieure et extérieure française.

gilbert.casasus@unifr.ch