Recherche & Enseignement

Du goût de bouchon à la pointe de la science

Une nouvelle substance permet de détecter les anomalies dans le vin, comme le goût de bouchon. Cette découverte, réalisée par des chercheurs de l’Université de Fribourg un peu par hasard, leur vaut aujourd’hui une publication dans une revue scientifique prestigieuse, car les possibilités d’application s’étendent à la détection d’herbicides, de pesticides ou de matières explosives.

La science prend sa source dans la vie. Voilà ce que nous rappelle la découverte de la Professeure Katharina M. Fromm et de son doctorant, Serhii I. Vasylevskyi, du Département de chimie de l’Université de Fribourg. Cela se vérifie en recherche fondamentale, quand de longues séances de travail trouvent soudain leur résolution dans un événement du quotidien. Katharina Fromm témoigne volontiers de ce processus heuristique: «Mon groupe de recherche travaillait depuis un certain temps sur des ligands (molécules organiques pouvant se lier sur des ions métalliques, ndlr) avec lesquels on peut créer des substances chimiques aux propriétés diverses. Au début, nous cherchions des substances capables de détecter des explosifs et des pesticides. Par hasard, nous avons découvert une substance capable d’absorber les molécules du goût de bouchon.»

L’apéro à Bordeaux

La chimiste précise que c’est son doctorant, en déplacement à l’Université de Bordeaux afin de réaliser des mesures optiques, qui est à l’origine de cette trouvaille. Peut-on en révéler les circonstances? Serhii Vasylevskyi ne regrette probablement pas d’avoir pris part à cet apéro entre collègues scientifiques, lors duquel un vin s’avéra bouchonné. Ni une, ni deux, le jeune chercheur décida de tester la boisson altérée avec la substance inventée par l’équipe de la Professeure Fromm. Eurêka! Le réseau supramoléculaire poreux et spongieux, étudié à l’origine pour mettre en évidence des pesticides ou des explosifs, détecte aussi les anomalies dans le vin, telle la molécule responsable du goût de bouchon! Cette molécule (2, 4, 6-trichloroanisole) est souvent issue des bactéries qui dégradent le fongicide avec lequel le chêne-liège a été traité. Concrètement, la substance de détection, qui a des propriétés luminescentes, est placée sur un support de verre ou de papier et son aspect fluorescent disparaît lorsque le vin présente des traces d’altération.

Un succès inattendu

Katharina Fromm ne s’attendait pas au succès médiatique provoqué par cette découverte au demeurant accessoire: «Par rapport à nos recherches concernant la détection d’herbicides, de pesticides ou de matières explosives, cette découverte ne représentait pour moi qu’un petit plus. C’était une histoire plutôt amusante, qui a été mise en avant dans le communiqué de presse annonçant la publication de notre étude.» Comme c’est le détecteur de vin bouchonné qui a surtout fait les gros titres de la presse généraliste, plusieurs entreprises et laboratoires d’analyse ont déjà contacté la chimiste à ce sujet. Celle-ci se réjouit des discussions qui sont en cours et qui se concluront peut-être par des partenariats pour mettre différentes solutions sur le marché. La Haute école de viticulture et d’œnologie de Changins s’est également montrée intéressée. «Une collaboration avec des experts en œnologie nous aiderait à élaborer des détecteurs plus affinés d’autres molécules responsables des défauts du vin, car il n’y a pas que le goût de bouchon en cause.» La scientifique peut compter, dans ces démarches, sur l’aide du Service Knowledge and Technology Transfer – Industrial Relations (KTT-IR) de l’Université de Fribourg, qui aide les chercheurs à nouer de bonnes relations avec les partenaires externes.

 

© Getty Images
Pesticides et explosifs

Mais cette étude révèle également d’autres possibilités d’application. Katharina Fromm s’attendait d’ailleurs à recevoir un coup de téléphone de la part d’un service de sécurité aéroportuaire plutôt que d’une école d’œnologie. En effet, la substance découverte par son équipe de recherche pourrait renouveler les méthodes de détection des matières explosives dans les aéroports, qui se font à l’aide de spectromètres de masse. «Notre méthode optique présente un seuil de détection équivalent à ceux des spectromètres, avec des avantages supplémentaires, comme une sensibilité et une rapidité plus élevées. Le support de détection, un simple senseur, deviendrait aussi plus maniable et plus petit, donc moins cher.»

Il y aurait encore une autre application de cette substance. Elle réagit aussi à des pesticides ou herbicides autorisés dans certains pays, mais interdits en Suisse, dont on pourrait donc détecter des traces dans les légumes ou les fruits, par exemple. La substance de détection peut être utilisée sous forme de solution (pour les jus de fruit notamment) ou sur une bande de papier. Compte tenu de sa capacité de régénération, elle peut ensuite être réutilisée pour d’autres mesures. Katharina Fromm donne un autre exemple: «Grâce à notre détecteur, un grossiste qui achète des denrées par lots pourrait s’assurer que l’origine des fruits ou légumes est bien conforme à celle qui est annoncée.»

L’art de la découverte

Au fait, comment en vient-on à faire de pareilles découvertes? «En recherche fondamentale, je dirais que l’expérience produit le savoir-faire qui nous mène d’étape en étape vers de nouveaux projets, explique Katharina Fromm. Parfois cela ne donne rien ou, par chance, des résultats inattendus. Beaucoup de découvertes fondamentales se sont produites par hasard… ou presque. Je veux dire que les chercheurs doivent avoir une grande souplesse d’esprit, garder les yeux ouverts, combiner leurs nombreuses expériences accumulées dans des domaines différents de leur spécialité. Actuellement, les grandes découvertes ont lieu dans la transversalité entre différents domaines d’études scientifiques. Au passage, je suis convaincue qu’il y a là un potentiel à l’Université de Fribourg: les chercheurs sont géographiquement assez proches les uns des autres, cela donne l’occasion de collaborer sur certains sujets. Les années d’expérience apportent aussi l’intuition qui nous indique d’aller dans telle ou telle direction. Comme un art, la chimie est une discipline très créative et on progresse en mettant à contribution non seulement notre tête, mais aussi notre cœur et notre ventre! Plus concrètement, dans le cadre académique, c’est le professeur qui apporte son projet de recherche et les doctorants qui le réalisent, mais ces derniers peuvent bien sûr aussi apporter leurs idées, comme dans le cas du vin bouchonné. C’est un travail d’équipe.» Une équipe dont le mérite est désormais internationalement reconnu. L’étude concernant ces «molécules de détection qu’on ne trouve nulle part ailleurs» a été publiée récemment dans le magazine Inorganic Chemistry (chimie inorganique), sous l’égide de la prestigieuse société savante American Chemical Society. Elle est signée également par le Docteur Dario M. Bassani, de l’Institut des Sciences Moléculaires de Bordeaux, où une partie des tests a été réalisée. Ce projet de recherche a par ailleurs bénéficié du soutien du Fonds national suisse. Le doctorant Serhii Vasylevskyi a pu en profiter grâce à une bourse de mobilité de six mois pour ses études à l’Université de Bordeaux.

 

Notre experte Katharina M. Fromm est née en Allemagne et a étudié la chimie à l’Université de Karlsruhe, où elle effectue aussi son doctorat, et à l’Ecole des hautes études des industries chimiques de Strasbourg (EHICS, maintenant ECPM). Elle a ensuite réalisé des post-doctorats à l’Université de Tübingen et à l’Université Louis Pasteur à Strasbourg. Elle obtient son habilitation à l’Université de Genève. Après avoir été professeure boursière du Fonds national suisse à l’Université de Bâle, elle est nommée professeure à plein temps à l’Université de Fribourg (en 2006).

katharina.fromm@unifr.ch