Interview
Médecin de famille, une profession sous perfusion?
La Suisse manque de médecins de famille et Fribourg est un des premiers cantons où la pénurie menace. Pour y remédier, l’Université de Fribourg propose, dès septembre, un Master en médecine de famille. Une première en Suisse.
Le médecin de village travaillant à la maison, atteignable jour et nuit même les week-ends, c’est bientôt fini! Salaires moins élevés que pour un spécialiste, horaires chargés, relations complexes avec le patient, la nouvelle génération d’étudiant·e·s en médecine ne veut plus endosser ce sacerdoce. Conséquences: la pénurie de médecins de famille menace la Suisse. Il en faudra deux mille de plus d’ici 2020.
Alors, médecin de famille, une profession sous perfusion? C’était le thème du dernier Café scientifique de l’Université de Fribourg. Rencontre avec le Docteur Pierre-Yves Rodondi, directeur de l’Institut de médecine de la famille à l’Université de Fribourg et le Docteur Thomas Plattner, chef du Service de la santé publique et des affaires sociales du Canton de Fribourg.
La Suisse manque de médecins de famille. Fribourg ne fait pas exception. Comment ce manque se fait-il ressentir dans la vie quotidienne?
Pierre-Yves Rodondi: Je vois surtout mes collègues qui ont de la peine à remettre leur cabinet. Ils ne trouvent pas de successeur. Certains doivent prolonger leur période de travail au-delà de l’âge de retraite. Les patients sont aussi directement touchés. Certains se retrouvent sans médecin du jour au lendemain et ont de la difficulté à trouver un nouveau médecin de famille.
Thomas Plattner: La situation nous inquiète. Dans certaines régions du canton, on constate clairement ce phénomène, plus important en campagne qu’en ville. Il y a alors deux conséquences: soit le patient consulte dans un autre canton, soit il va aux urgences de l’hôpital quand il ne trouve pas de médecin de premier recours. Evidemment, cela surcharge le service des urgences.
Horaires lourds, disponibilité quasi constante, la médecine de famille ne fait plus rêver les étudiants. Comment motiver les jeunes à choisir cette voie?
Pierre-Yves Rodondi: La médecine de famille n’a pas toujours eu une image positive. On disait que c’était la voie qu’un étudiant choisissait par défaut. Aujourd’hui, nous voulons casser cette image. Bien sûr, c’est un métier exigeant, mais varié et aux facettes multiples. Il ne faut pas oublier qu’un médecin de famille résout plus de 90% des problèmes de santé sans recourir à un spécialiste.
Thomas Plattner: Les jeunes médecins veulent concilier leurs vies privée et professionnelle. Une solution réside dans les cabinets collectifs. Ceux-ci permettent d’échanger avec des collègues, de ne plus travailler tout seul, de répartir les responsabilités sur plusieurs épaules. Ils offrent la possibilité d’avoir différentes spécialisations dans un même cabinet pour une prise en charge plus large.
Pierre-Yves Rodondi: Sans oublier la féminisation de la profession. Nous avons plus d’étudiantes que d’étudiants. Les cabinets collectifs permettent de travailler à temps partiel sans réduire la disponibilité pour les patients, qui peuvent être vus en urgence par un collègue.
En septembre, l’Université de Fribourg proposera à 40 étudiant·e·s de suivre le premier Master orienté sur la médecine de famille de Suisse. Le Grand Conseil a voté un crédit d’engagement de près de 33 millions de francs à cette fin. La volonté politique de changer la situation est donc bien réelle…
Pierre-Yves Rodondi: Oui, nous avons un soutien important du Canton de Fribourg. C’est la première fois dans un curriculum de médecine que la médecine de famille et la médecine communautaire sont mises en avant comme des objectifs du Conseil d’Etat. C’est très positif.
Thomas Plattner: Je suis très enthousiaste. C’est un projet phare et c’est unique en Suisse. J’espère que ce Master donnera de l’aura au Canton de Fribourg. Pour l’hôpital fribourgeois (HFR), il valorisera la qualité des prestations. Et peut-être qu’il attirera de bons spécialistes qui enseigneront aux étudiants. Je pense aussi que cela va renforcer la recherche à Fribourg.
Quelles seront les spécificités de ce Master en médecine humaine?
Pierre-Yves Rodondi: Nous voulons montrer la richesse de la médecine de famille autant dans la pratique quotidienne que dans le plaisir d’exercer ce métier. Par exemple, les étudiants passeront le double de jours de stage en cabinet médical que dans les autres facultés de médecine en Suisse. On sait qu’avec ce contact-là, on augmente les chances qu’ils saisissent toutes les facettes du métier. Nous essayerons d’organiser un maximum de ces stages dans le Canton de Fribourg. Ainsi, nous espérons que ces étudiants y resteront ensuite.
Un médecin suivra des groupes de trois ou quatre étudiant·e·s dans leurs études. C’est un peu comme un guide de montagne qui va les accompagner dans cette voie durant les trois dernières années. Cela permet à un étudiant d’avoir un médecin de référence. D’ailleurs, ce ne seront pas les seuls bénéficiaires de ce Master, puisque tous les médecins qui viendront enseigner auront la possibilité de mettre à jour leurs connaissances.
Reste qu’une fois le Master terminé, de nom-breux étudiant·e·s quitteront Fribourg, faute de places d’assistanat. Comment y remédier?
Pierre-Yves Rodondi: Le Canton de Fribourg a compris la nécessité de ce Master en médecine en allouant un budget. Maintenant, les politiques n’ont peut-être pas encore compris l’importance de s’occuper aussi de l’étape suivante. Il faut augmenter le nombre de places de médecins-assistants dans les cabinets du canton. C’est une des missions que nous avons reçue à l’Institut de médecine de la famille. Cela permettrait aux étudiant·e·s de réaliser une grande partie de leur formation dans le canton et les inciterait à y rester. Des efforts ont été faits, mais ils sont insuffisants en regard des moyens immenses qu’ont mis les Cantons de Vaud et de Berne dans ce domaine. Je reste optimiste. Je sens une prise de conscience, mais les politiques doivent se rendre compte que l’on investit à long terme. Nos étudiant·e·s sont les médecins de demain.
Thomas Plattner: La Direction de la santé et des affaires sociales soutient le projet de créer plus de places de médecins-assistants. Les discussions budgétaires pour le financement de ces postes sont en cours. Nous faisons tout pour faire passer ce projet. Le risque est bien réel. Si Fribourg n’a pas suffisamment de postes d’assistants en cabinet alors que Vaud et Berne offrent des places, nous risquons de former des médecins qui finiront leurs études dans une autre université et s’installeront dans d’autres cantons.
Cette profession est en constante évolution. A quoi ressemblera le médecin de famille de demain?
Thomas Plattner: C’est une femme ou un homme qui travaille à temps partiel, dans un cabinet collectif, en réseau avec ses collègues issus de différents secteurs de la santé. Cette personne va réussir à concilier vies familiale et professionnelle.
Pierre-Yves Rodondi: Ce sera toujours un humain, pas une intelligence artificielle. Il aura à sa disposition de nouveaux outils qu’il apprendra à utiliser, mais surtout à interpréter. Il devra être capable de traduire une grande quantité d’informations pour bien faire son métier. L’écoute du patient restera un élément essentiel.
Justement, à quoi ressemblera- le patient ces prochaines années?
Pierre-Yves Rodondi: Il devra accepter que le médecin de famille a une famille (rires). Il sera plus acteur de sa propre santé. Nous, docteurs, avons rendu le patient trop passif en gérant ses maladies. Le patient de demain sera beaucoup plus conscient de sa santé, dont il est le principal acteur.
Thomas Plattner: C’est une personne qui assumera la responsabilité de sa santé et la gestion de son dossier médical, avec l’appui et le soutien de son médecin. Nous travaillons actuellement sur ce grand projet de cybersanté dans lequel le patient se réapproprie ses données, son dossier médical. Il décidera à qui il donnera accès au dossier, puis prendra ses propres décisions en étant bien informé.
Dr Pierre-Yves Rodondi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg. Il y dirige l’Institut fribourgeois de médecine de famille et est un des responsables du nouveau Master en médecine humaine qui ouvrira ses portes en septembre 2019. Après un diplôme de médecine obtenu à l’Université de Lausanne, il a suivi une spécialisation en médecine interne générale dans différents hôpitaux, dont l’hôpital fribourgeois. En 2005, il ouvre son cabinet de médecine de famille.
pierre-yves.rodondi@unifr.ch
Dr Thomas Plattner dirige le Service de la santé publique du Canton de Fribourg depuis septembre 2018, après avoir occupé la fonction de médecin cantonal adjoint durant dix ans. Parfait bilingue, il a effectué sa formation de médecin à Berne où il acquiert le titre de spécialiste en médecine légale en 2002. Une formation qu’il complète en obtenant le titre de Master of Public Health des Universités de Bâle, Berne et Zurich.
thomas.plattner.ssp@fr.ch