Dossier
Chercher l’essence de la souffrance psychique
Des milliards ont été dépensés dans la recherche sur le cerveau et les neurosciences, mais aucune méthode de traitement vraiment nouvelle n’a été trouvée depuis le milieu du XXe siècle, écrit le psychiatre Ansgar Rougemont-Bücking dans sa thèse d’habilitation. Pour sortir de cette impasse, il prône un changement de paradigme scientifique.
Ansgar Rougemont-Bücking est un psychiatre, spécialisé dans les troubles post-traumatiques et les addictions, qui s’intéresse au vécu précis des patient·e·s. Dans sa pratique clinique, il constate que la science empirique peine à sortir des ornières qu’elle creuse en multipliant la complexité des méthodes d’investigation. Préceptes cartésiens et critères quantitatifs se heurtent au développement des connaissances neuroscientifiques: «J’ai l’impression qu’on est arrivé dans un cul-de-sac. On ne parvient pas à trouver des solutions satisfaisantes aux problèmes psychiques évidents, parce qu’on s’acharne à traiter les symptômes, sans s’intéresser à l’essence de la souffrance psychique sous-jacente. Une meilleure compréhension de cette souffrance passe par la prise en compte du vécu de la patiente ou du patient et ainsi de sa participation à la guérison.» Elargir le champ de la compréhension, remettre la patiente ou le patient au centre du processus thérapeutique, cela implique de faire évoluer le paradigme scientifique et cela n’est largement pas acquis. «Pour donner un exemple, je suis frappé de constater qu’au niveau de la planification du système de santé suisse (Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, ndlr), on ne trouve aucune représentation des patient·e·s, mais seulement de l’Etat, des médecins, des assurances et de Swissmedic… Cela signifie l’absence de prise en compte de la perspective des patient·e·s.»
Similitudes de l’âme humaine et animale
Dans son cabinet privé, Ansgar Rougemont-Bücking procède notamment à la thérapie assistée par des substances psychédéliques, comme le LSD (diéthyllysergamide) ou la MDMA (3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine). Il encourage ses patient·e·s à chercher le contact avec la nature dans un but de faciliter le rétablissement des liens – souvent rompus – entre l’individu et son entourage, dans la triade corps-esprit-nature. Un allumé de première? Pas du tout! Dans sa thèse d’habilitation présentée l’année dernière devant la Faculté des sciences et de médecine, il développe scrupuleusement l’idée que la souffrance psychique, ainsi que les pathologies et les addictions qui en découlent, sont essentiellement provoquées par une rupture de lien affectif. Plus précisément: une rupture de lien avec soi-même et avec le monde. Il s’agirait donc de soigner une souffrance liée aux mécanismes profonds de l’attachement, enfouie au cœur de la conscience, plutôt que de poser seulement des emplâtres (pharmacopée) sur des jambes de bois (symptômes apparents).
Pour ce faire, il s’appuie sur les travaux précurseurs du neuroscientifique estonien-américain Jaak Panksepp, qui a introduit l’expression «neuroscience affective» en s’intéressant aux mécanismes neuronaux de l’émotion. «Panksepp a trouvé des similitudes fondamentales entre les mécanismes de l’émotion chez l’humain et l’animal. Quand un nouveau-né mammifère est séparé de sa mère, cela provoque une détresse aiguë maximale chez l’animal: cet état est appelé separation distress. Panksepp a découvert que ce sont exactement les mêmes zones du cerveau qui s’activent chez l’être humain dépressif, que celles chez l’animal en état de separation distress. Ce ne sont donc pas, en premier lieu, des idées ou des pensées qui provoquent la dépression, mais avant tout la perte d’un lien affectif hautement significatif, un lien crucial pour la survie physique. Cela explique pourquoi, à l’image du nouveau-né abandonné, la perte de ce lien fait si mal: cette douleur sert à nous signaler qu’un danger réel pour notre survie existe.» Cette compréhension entre en conflit avec l’idée cartésienne d’une conscience humaine qui serait d’abord liée à un fonctionnement cognitif et une expérience exécutrice maîtresse de soi. Encore prédominante dans les neurosciences comportementales et cognitives, la doctrine du matérialisme cartésien présuppose que l’animal n’est qu’une machine, l’environnement n’est qu’une représentation et la conscience humaine domine l’ensemble de ces «choses» par des processus d’ordre supérieur. Or, il n’en serait rien. Plus précisément, la conscience humaine serait la conscience animale sur laquelle se greffent les capacités cognitives d’ordre supérieur. «La différence est que l’animal n’a pas de néocortex générant les idées et les croyances humaines, mais la base de l’expérience affective est similaire: elle est générée par les mêmes processus primaires dans les zones sous-corticales profondes du cerveau humain et animal, qui déterminent la conscience de soi. Panksepp appelle cela le noyau du Soi (core SELF en anglais) de l’expérience vécue, et ce noyau de l’expérience humaine serait l’équivalent de l’âme animale.»
Réduction phénoménologique
Transposées dans la pratique, ces découvertes neuroscientifiques impliquent un changement de paradigme et le recours surprenant, à notre époque obnubilée par les chiffres et les résultats quantitatifs, à une méthode philosophique susceptible de remettre la science sur les rails de la réalité humaine. Car, à l’opposé de la doctrine cartésienne, il y a la phénoménologie qui permet de développer une nouvelle base épistémologique. La phénoménologie telle que développée notamment par Edmund Husserl a pour but de chercher l’essence de la réalité observable par une méthode nommée époché en grec ou «réduction phénoménologique». Cela consiste à examiner le monde tel qu’il est, en se libérant de toute présupposition dogmatique. «En psychiatrie, l’approche consiste à cesser de multiplier les prises de vue de la souffrance psychique sous forme de scans, de prises de sang, ou encore de questionnaires, puisqu’on on ne captera pas l’essence de la maladie de cette façon», explique Rougemont-Bücking.
Maurice Merleau-Ponty, un autre fondateur de la phénoménologie, disait: «Si ma conscience a un corps, pourquoi les autres corps n’auraient-ils pas de conscience?» (Phénoménologie de la perception, 1945) Un aspect de cette pensée concerne la manière dont nous traitons les animaux, éclaire Rougemont-Bücking: «Nous utilisons la doctrine cartésienne pour justifier la maltraitance des animaux dans la production industrielle. Un regard phénoménologique comme celui proposé par Merleau-Ponty et par Panksepp nous oblige à repenser en profondeur ces pratiques.» Et en ce qui concerne la psychiatrie? «Cette méthode implique de prendre en considération la subjectivité des patient·e·s y compris leur vécu corporel dans lequel se trouve l’ancrage d’une expérience traumatique non-intégrée. Je m’intéresse donc au vécu détaillé des patient·e·s qui souffrent d’une dépression ou d’une addiction et j’essaye d’élaborer avec eux une compréhension et une intégration d’une empreinte traumatique qui se trouve régulièrement à la base de leur problème. L’intégration d’un trauma signifie que la personne réalise progressivement ce qui lui est arrivé, qu’elle parvient à y mettre des mots et qu’elle arrive à insérer cette expérience dans une compréhension et une acceptation globale de son parcours.» Ce travail thérapeutique s’inscrit aussi, bien sûr, dans un cadre empirique qui implique des mesures et des médicaments, mais la différence avec une prise en charge classique saute aux yeux. «L’empirisme thérapeutique mène souvent à prescrire un traitement qui ne résout pas la problématique sous-jacente. On s’aperçoit que ce sont souvent des préjugés qui sont à l’origine de nombreux concepts au sujet des maladies psychiatriques et, par conséquent, ces concepts façonnent les traitements instaurés. Par exemple, si le travail à tout prix est une valeur importante pour la société, on appelle une personne qui ne peut plus travailler ‹malade› et on prescrit des médicaments qui lui permettent de retourner au travail. Mais une maladie qui se définit par l’incapacité de travail ne dit rien sur le vrai problème de la personne et le traitement proposé dans cette logique n’apporte généralement pas une solution à cette problématique.»
Levée d’un tabou?
L’attitude de la société à l’égard des personnes qui souffrent psychiquement est donc un facteur aggravant. Ces personnes sont souvent dépendantes de substances pour des raisons qui peuvent s’expliquer grâce à l’approche phénoménologique. A l’origine des addictions, il y a très souvent un traumatisme profond. Il faut savoir que le cerveau sécrète naturellement des substances telles que les opiacés pour produire du bien-être. Mais après avoir subi un traumatisme, cette disposition naturelle peut avoir été interrompue ou déréglée. Les personnes traumatisées sont donc à la recherche de substituts extérieurs. «Il serait bien d’arrêter de porter un regard stigmatisant sur les personnes dépendantes. Les réactions morales de la société ne font qu’aggraver les problèmes. Il est donc important de porter un regard non dogmatique et pragmatique sur ce problème qui réside, je le répète, dans une rupture du lien chez le sujet.» Mais alors, comment peut-on guérir de cette rupture? «La première piste que nous devrions essayer est celle d’aider la personne simplement à survivre sans aggraver encore davantage ses problèmes par les jugements moraux que nous lui imposons. Puis on traitera la souffrance à son origine.» En conséquence, dans certains cas de crises psychiatriques, Rougemont-Bücking irait jusqu’à prescrire un traitement opiacé, autorisé et contrôlé médicalement. L’état de crise suicidaire, par exemple, correspond à un état douloureux maximal duquel une personne souhaite se libérer en se donnant la mort. Souvent, une rupture aiguë de lien est à l’origine de cet état douloureux maximal: une déception amoureuse, le décès d’un être cher, la perte du statut social à la suite d’un licenciement, etc. Les opiacés qui ont pour effet d’atténuer la douleur, permettraient de survivre à la crise. Toutefois, c’est une méthode thérapeutique qui est encore loin d’être acquise, car il y a malheureusement peu d’études sur le sujet et les tabous demeurent autour de la prescription médicale de «drogues». Une fois la crise passée, la prise en charge devrait s’intéresser à la cassure qui s’est produite dans le psychisme du patient. Pour ce travail d’intégration d’un vécu traumatique, les substances psychédéliques semblent avoir un potentiel thérapeutique prometteur. En effet, le terme «psychédélique» ne signifie rien d’autre que «ce qui révèle l’âme»: ces substances seraient donc des agents qui agissent au cœur de l’approche phénoménologique en permettant au patient d’accéder à l’essence de sa blessure tout en faisant émerger l’évidence de son potentiel de guérison.
Café scientifique
Ansgar Rougemont-Bücking s’exprimera à ce sujet lors du Café scientifique du 26 mai prochain, ayant pour thème la «Médecine psychédélique – Le LSD au service de la psychiatrie».
Notre expert Ansgar Rougemont-Bücking est privatdocent au Département de médecine, spécialiste FMH en psychiatrie et psychothérapie. Il est chef de clinique scientifique au Réseau fribourgeois de santé mentale. A l’Université de Fribourg, il mène un projet de recherche sur le stress au travail. Dans son cabinet à Vevey, il pratique des thérapies psychédéliques pour certain·e·s de ses patient·e·s, avec une autorisation de l’Office fédéral de la santé publique. Sa thèse d’habilitation s’intitule: «From the hook to the cage. Phenomenological accounts of psychological pain and substance-related effects in humans, 2020».