Dossier
L’optogénétique expliquée à votre grand-mère
Ces vingt dernières années, les neurosciences ont fait des pas de géant vers la compréhension des fonctionnalités du cerveau, notamment grâce à des outils révolutionnaires, tels que l’optogénétique. Pour les non-initié·e·s, cette discipline demeure très obscure. Petit exercice de vulgarisation.
«Supposons que je sois votre grand-mère et que vous m’expliquiez le but de vos recherches respectives…» Lorsque je leur ai proposé ce jeu de rôles, les doctorants en neuro-sciences Reto Cola et Kevin Thomas ont échangé un sourire complice. «L’éternel problème lorsque l’on fait de la recherche fondamentale, a soupiré Kevin Thomas, chercheur au sein du Visual Cognition Laboratory de l’Unifr, est qu’il est aussi difficile de la vulgariser que d’en faire comprendre les potentielles applications concrètes» à des non-spécialistes. «C’est justement ce qui fait son intérêt!», a protesté Reto Cola, qui a effectué son travail de master à l’Unifr au sein du laboratoire du Professeur Marco Celio, avant de rejoindre celui du Professeur Tommaso Patriarchi à l’Université de Zurich. Titulaire d’un CFC de menuisier et d’un Bachelor en physiothérapie, le jeune homme a décidé, il y a quelques années, de reprendre des études pour les beaux yeux de la recherche fondamentale.
Au bout d’une heure d’entretien, grâce à l’enthousiasme et surtout à la patience de mes deux interlocuteurs, j’ai commencé à entrevoir la big picture, à savoir les avancées que permettront potentiellement leurs travaux. Simultanément, j’ai réalisé à quel point les neurosciences, pourtant omniprésentes dans les médias depuis une vingtaine d’années, sont encore obscures pour les non-initié·e·s. Mais revenons en arrière et – puisqu’il n’existe pas de question bête – commençons par le commencement: les neurosciences, quésaco? Comme leur nom l’indique, il s’agit de l’ensemble des sciences qui étudient le système nerveux. Interdisciplinaire par excellence, ce champ de recherches englobe aussi bien la biologie que la chimie, les mathématiques, la bio-informatique ou encore la neuropsychologie. L’objectif commun des chercheur·euse·s: connaître le cerveau, son fonctionnement et les phénomènes qui découlent de ce fonctionnement.
Une technique révolutionnaire
Alors que l’étude du cerveau est ancienne, le concept de neurosciences remonte à moins d’un demi-siècle. Ces vingt dernières années, cette discipline n’a cessé de faire des pas de géant vers la compréhension des fonctionnalités du cerveau. Plusieurs Nobels de médecine sont d’ailleurs des neuroscientifiques. A l’image de la discipline elle-même, les outils sur lesquels elle s’appuie font l’objet d’incessants progrès. Il en est un qui marque particulièrement les neurosciences depuis quinze ans: l’optogénétique. Cette technique consiste à modifier génétiquement des neurones afin de les rendre sensibles à la lumière grâce à l’expression de protéines appelées opsines.
Si elle a bouleversé la recherche, c’est que l’optogénétique offre la possibilité de contrôler les différentes sortes de cellules qui forment les réseaux de neurones. Dès lors, elle permet de comprendre comment l’information est transmise dans ces réseaux. Et, par ricochet, elle ouvre la voie à une meilleure connaissance du cerveau. «Le perfectionnement de l’optogénétique constitue probablement la plus grande avancée dans notre domaine ces dernières années», souligne Reto Cola. «On peut d’ores et déjà observer que, grâce à cette technique, les résultats publiés par les neuroscientifiques sont beaucoup plus précis», confirme Kevin Thomas. Les deux jeunes chercheurs utilisent d’ailleurs tous deux cet outil dans le cadre de leurs recherches. Mais comment, au juste? C’est ce qu’aimeraient bien savoir leurs grand-mères… et la journaliste d’universitas.
Kevin Thomas accepte de se jeter à l’eau en premier. «Le prosencéphale basal est une structure complexe de notre cerveau, située derrière le cortex frontal. Il s'agit, en fait, d'une multitude de noyaux – des groupes de neurones – qui communiquent chacun avec différentes régions du cerveau et sont composés de trois grandes familles de neurones. Même si ces trois familles sont bien connues des neuro-scientifiques, nous ne savons pas ce qu'elles fabriquent précisément au sein de cette région. Et comme ces différentes familles sont bien mélangées, il a été difficile jusqu'ici d'en isoler une pour pouvoir l'étudier correctement.»
«Les choses ont pris une autre tournure récemment, avec l'arrivée de l’optogénétique, précise encore le doctorant. Grâce à cette technique, il est maintenant possible de cibler spécifiquement les neurones appartenant à une seule famille, même s'ils se cachent parmi les autres. Cela nous donne le pouvoir de les activer ou de les désactiver à notre guise, en utilisant de la lumière. Le contrôle précis des neurones que nous avons ciblés nous permet d'étudier ce qu'il se passe dans le cerveau lorsqu'ils sont actifs ou inactifs et d'en apprendre plus sur leur rôle dans ce système.» Dans le cadre de ses recherches, l’équipe du Visual Cognition Laboratory, sous la conduite du Professeur Gregor Rainer, étudie, notamment, comment l’une des familles de neurones présente au sein du prosencéphale basal peut influencer la manière de percevoir le monde.
«Nous avons, par exemple, découvert que cette famille communiquait avec le thalamus, la porte d'entrée de nos sens. Nous avons également montré qu'elle aimait jouer avec une autre famille de neurones, qui à son tour communique avec le cortex sensoriel. Ces communications influencent la manière dont sont traitées les informations provenant de nos sens, et donc ce que nous percevons du monde qui nous entoure, en fonction de notre attention, de notre état d'éveil, ou des événements autour de nous.»
Enzyme et fibre de verre
C’est à une autre région du cerveau, l’hypothalamus, que s’est consacré Reto Cola dans le cadre de son travail de master à l’Unifr. «Le noyau Parvafox est un cluster de neurones situé dans l’hypothalamus latéral des rongeurs. Il est constitué de deux sortes de neurones, qu’on pourrait appeler les populations A et B. Même si ces deux populations sont séparées dans l’espace, la taille minuscule du Parvafox rend presque impossible l’activation électrique distincte du groupe A et du groupe B. Or, étant donné que ces deux populations de neurones ont des caractéristiques moléculaires différentes, on peut les cibler grâce à des composants viraux qui vont eux-mêmes cibler des enzymes propres à chaque population. Pour atteindre la population A, nous avons utilisé des souris génétiquement modifiées. Toutes les cellules porteuses de la signature moléculaire de la population A produisent une enzyme étrangère particulière. Ensuite, nous avons injecté dans l’hypothalamus latéral un virus qui infecte la majorité des cellules dans la zone concernée. Mais l’information contenue dans ce virus est uniquement transmise aux cellules (et à leurs fibres nerveuses) qui contiennent l’enzyme étrangère et donc, dans notre cas, à la population A. Puisque le noyau Parvafox envoie des fibres à de nombreuses parties du cerveau, mais que nous ne souhaitions activer que celles ciblant une structure bien spécifique, nous avons placé des implants en fibre de verre juste au-dessus de cette structure-cible. Lorsqu’on pointe un laser ou une LED d’une certaine couleur sur les fibres nerveuses de la population A dans la zone de la structure visée, il est possible d’activer ou de désactiver les fibres nerveuses de la population A sans affecter les autres neurones du Parvafox. Nous avons alors été en mesure d’enregistrer la réaction comportementale de ces souris et de la comparer avec des souris de contrôle.»
Tout reste à faire
Grâce à leurs recherches, dont les résultats sont prometteurs, Kevin Thomas et Reto Cola apportent leur contribution à un champ de recherche en pleine ébullition. «Mais le cerveau est tellement complexe que tout reste encore à faire», avertit Kevin Thomas. Les grand-mères des deux doctorants comprennent désormais mieux ce qui occupe les journées de leurs petits-fils dans leurs laboratoires respectifs. Et cela aussi, c’est un grand pas en avant.
Notre expert Kevin Thomas est doctorant au sein du Visual Cognition Laboratory de l’Unifr, sous la direction du Professeur Gregor Rainer. Il est titulaire d’un Bachelor et d’un Master en neurosciences, délivrés respectivement par l’Université d’Aix-Marseille et l’Ecole normale supérieure de Paris.
Notre expert Reto Cola est doctorant au sein du Groupe de recherche en neuropharmacologie chimique de l’Université de Zurich, sous la direction du Professeur Tommaso Patriarchi. Il a effectué son travail de master en recherche biomédicale expérimentale, option neurosciences, à l’Unifr, au sein du laboratoire du Professeur Marco Celio.