Dossier
Au-delà des «Kuhschweizer»
Au XVIe siècle, les humanistes s’évertuaient à polir l’image de la Confédération à l’étranger. Leur recette? Des textes savamment rédigés en latin et un recours généreux à la figure héroïque de Guillaume Tell. Trois chercheurs de l’Unifr leur dédient un portail internet.
Pourquoi ce projet de portail internet, baptisé Humanistica Helvetica?
David Amherdt: Nous disposons d’une multitude de textes écrits par des humanistes suisses au XVIe siècle. Ils sont d’une infinie variété et richesse, notamment dans leur forme (lettres, poèmes bucoliques, épigrammes, pièces de théâtre, éloges, etc.). Or, peu d’entre eux sont connus, voire traduits. L’un des buts de notre projet est justement de mettre en avant ce patrimoine.
Qu’avaient-ils de particulier, les humanistes suisses du XVIe siècle?
David Amherdt: Ils ont écrit sur de nombreux thèmes, en fonction de leurs affinités respectives. Mais ce qui revient chez presque tous les humanistes de cette époque, c’est un intérêt très poussé pour le patriotisme, les héros nationaux en général et Guillaume Tell en particulier. Sans oublier la montagne, pour des raisons géographiques évidentes. Ils la décrivent avec beaucoup de sensibilité et d’enthousiasme, au point d’en devenir des espèces de romantiques avant l’heure.
Kevin Bovier: Il faut rappeler que longtemps, et notamment dans l’Antiquité, la montagne a été perçue comme un endroit effrayant. Il fallait, par exemple, une autorisation spéciale délivrée par les autorités afin de gravir le Pilatus, car on croyait à l’époque que le corps maudit de Ponce Pilate avait été déposé dans le lac à proximité. L’intérêt pour la montagne comme lieu d’activité (par exemple l’étude de la faune et de la flore) naît parallèlement aux écrits des humanistes. C’est aussi le début de l’idée que la montagne a des vertus sanitaires. Par contre, on n’en est pas encore à l’ère du tourisme en montagne.
Dans quel contexte politique ces érudits évoluaient-ils?
David Amherdt: A l’époque, la Suisse ne comptait que treize cantons, unis par des liens plus ou moins forts. Il s’agissait donc d’un petit pays perdu au milieu de ce mammouth européen qu’était le Saint-Empire romain germanique. C’est justement la volonté d’asseoir l’identité helvétique qui a nourri le travail des humanistes. Au début du XVe siècle, des premiers textes sur l’histoire de la Confédération avaient été diffusés en allemand. Un siècle plus tard, les humanistes reprennent ces motifs, en latin cette fois.
Kevin Bovier: Mais au fond, que nous apprend de l’époque ce besoin qu’avaient les humanistes de défendre l’image de la Suisse sur l’identité nationale? On se trouve dans une situation intermédiaire: d’une part, l’identité suisse est déjà suffisamment établie pour mériter d’être défendue et, d’autre part, pas encore assez forte pour se passer de défense…
Les humanistes suisses cherchent à asseoir l’identité nationale, voire à défendre l’image de la Suisse aux yeux du reste de l’Europe; quelle image notre pays avait-il à l’étranger?
Kevin Bovier: Le cliché, c’étaient les «Kuhschweizer», les gardiens de vaches. A l’inverse, les humanistes veulent démontrer que leurs compatriotes sont cultivés, puissants militairement, qu’ils ont un passé prestigieux.
Clemens Schlip: Ein Weg dazu ist das Verfassen von Texten in gutem Latein. Die Schweizer Humanisten zeigen so, dass sie belesen sind und dass sie die antike Sprache meistern. Sie haben die klassischen Texte von Autoren wie Vergil, Horaz und Cicero studiert und versuchen, ihren Stil zu imitieren.
David Amherdt: Il faut rappeler à ce propos que les humanistes, qu’ils soient suisses ou étrangers, ont imaginé une rupture très forte avec le Moyen Age, dont le latin s’était, à leur avis, dégradé. Ils sont revenus à la langue «pure» de l’Antiquité, ce qui fait dire à certains spécialistes que les humanistes ont tué l’évolution naturelle du latin.
Qui dit latin classique dit aussi textes réservés à une élite…
David Amherdt: Les humanistes suisses étaient issus de familles aisées et cultivées, souvent actives au sein du clergé et/ou dans les milieux politiques. Leurs textes s’adressaient à un lectorat similaire. On pourrait donc dire, en effet, qu’ils étaient quelque peu élitistes.
Clemens Schlip: Natürlich konnte diese lateinischen Texte nicht jedermann lesen. Und es gab ein weiteres Hindernis: um sie inhaltlich zu verstehen, brauchte man ein sehr spezifisches historisches und kulturelles Hintergrundwissen. Aber man darf nicht vergessen, dass Latein damals das war, was Englisch heute ist: eine Sprache, die die Intellektuellen überall in Europa perfekt beherrschten. Die Schweizer Humanisten waren im Ausland gut vernetzt und reisten viel.
L’écriture en latin servait donc à la fois à prouver le niveau d’érudition des Suisses, mais aussi à rendre ces textes accessibles à l’étranger...
David Amherdt: Sans oublier une troisième fonction, pédagogique cette fois: apprendre aux étudiants à se familiariser avec le bon latin, afin d’en faire les futures élites intellectuelles.
Pour en revenir au patriotisme véhiculé par ces textes: concrètement, comment s’y prennent les humanistes pour chanter les louanges de la Confédération?
Clemens Schlip: Sie machen zum Beispiel, was andere Humanisten in Europa auch tun: sie versuchen eine Verbindung zwischen ihrer Heimat und der antiken Mythologie und Geschichte zu konstruieren. Der Bündner Dichter Simon Lemnius führt beispielsweise die Herkunft seines Volkes auf die Trojaner zurück.
David Amherdt: En effet, les humanistes n’hésitent pas à se construire un passé prestigieux, ce qui leur permet de comparer la Suisse à la République romaine naissante, dont elle est appelée à imiter le grand destin. Le personnage central de cette mythologie helvétique est, bien évidemment, Guillaume Tell. Il est d’ailleurs souvent comparé aux héros de la République romaine, Brutus, Enée, etc. Bref, tout comme les Romains avaient tenté de montrer que leurs héros étaient à la hauteur de ceux de la mythologie grecque, les humanistes suisses veulent montrer que Guillaume Tell est à la hauteur des grands héros de l’Antiquité romaine, qui reste toujours LA période de référence. Eh oui, rien que ça! (Rires)
En quoi la figure de Guillaume Tell servait-elle la cause des humanistes suisses?
Kevin Bovier: Guillaume Tell, c’est le garant de la liberté. En tuant le bailli Gessler, il se débarrasse de l’autorité tyrannique. Mettre en avant ce héros, c’est chercher à donner l’image d’une Suisse peuplée de gens courageux qui ne se sont pas laissés assujettir par un prince.
Clemens Schlip: Damals wird in Deutschland den Eidgenossen zum Vorwurf gemacht, dass sie vom Heiligen Römischen Reich abgefallen sind. Die Wilhelm-Tell-Geschichte muss man auch im Kontext dieser Kritik sehen.
Ce sont donc les humanistes du XVIe siècle qui ont fait du célèbre arbalétrier une mascotte nationale?
David Amherdt: Certes, cette figure légendaire – apparue pour la première fois dans des écrits du XVe siècle – a été mise en avant à de nombreuses reprises dans les textes du XVIe siècle. Au point d’en faire une particularité des humanistes suisses par rapport aux savants européens: à l’étranger, on ne s’est pas autant focalisé sur un personnage héroïque. C’est d’ailleurs à la même époque que Tschudi (ndlr: considéré comme le père de l’histoire suisse) a fixé la version de l’histoire qui s’est transmise durant les siècles suivants. Mais il a fallu attendre la pièce de Schiller, au début du XIXe, pour faire exploser la popularité de Guillaume Tell.
Comment s’explique-t-on cette focalisation sur un seul héros en Suisse?
David Amherdt: De nombreux pays étrangers avaient un réservoir de héros antiques ou médiévaux. Peut-être est-ce pour pallier ce manque que Guillaume Tell a émergé en tant que personnage marquant en Suisse.
On l’a bien compris, les humanistes suisses étaient patriotiques. Au point de renoncer à toute forme de critique envers leur pays?
Clemens Schlip: Nein, ich würde nicht so weit gehen. Man muss sich jedoch vor Augen halten, dass viele Humanisten selbst zur Führungsschicht gehörten oder ein enges Verhältnis zu den Mächtigen hatten. Schliesslich brauchten sie als Intellektuelle einflussreiche Gönner, die ihnen zum Beispiel eine Anstellung verschafften und so ihre Studien unterstützten. Eine kritische Haltung war daher nicht selbstverständlich. Im Kontext der Reformation kritisierte man dann jedoch durchaus gerne den jeweiligen konfessionellen Gegner.
Kevin Bovier: En effet. Mais les conflits religieux de l’époque ne sont pas parvenus à diviser fondamentalement les humanistes suisses. Ils sont toujours restés liés, qu’ils soient catholiques ou protestants. Je suppose que leur vision et leur but communs transcendaient leurs différends.
Que reste-t-il aujourd’hui de la vision et du but des humanistes suisses du XVIe siècle?
David Amherdt: La Suisse fait toujours figure de petit pays qui essaie de s’imposer, de se démarquer face à ses grands voisins. Et puis ce réflexe qu’avaient les humanistes helvétiques de vouloir montrer que leur culture était à la hauteur de celle de leurs homologues étrangers existe toujours, notamment face à la France (pour les Romands) et à l’Allemagne (pour les Alémaniques).
Kevin Bovier: Je trouve également très intéressant de constater que Guillaume Tell, la figure de proue des humanistes suisses, n’a pas pris une ride. C’est probablement le signe que les valeurs qu’il représentait à l’époque sont toujours d’actualité.
Clemens Schlip: Damit bin ich einverstanden. Die ausgeprägte Freiheitsliebe der Schweizer – die damals ihren symbolischen Ausdruck in der Figur des Wilhelm Tell fand – scheint immer noch sehr stark zu sein. Ein aktuelles Beispiel ist die Covid-19-Pandemie: in der Schweiz fielen die Massnahmen in der Regel lockerer aus anderswo in Europa.
Une plateforme bilingue et inédite
Conrad Gessner, Glareanus, Vadianus ou encore Simon Lemnius. Ces noms ne vous disent rien? C’est sans doute parce que, jusqu’à aujourd’hui,
personne n’avait pris la peine de procéder à une étude globale de la riche matière textuelle (en latin) laissée par les humanistes suisses du XVIe siècle.
Ce sera bientôt chose faite grâce au projet Humanistica Helvetica lancé par David Amherdt. Au cœur de cette démarche scientifique soutenue par le FNS figure un portail internet bilingue français-allemand, qui proposera des informations générales sur la thématique, des études approfondies consacrées à six auteurs particulièrement importants, ainsi que la présentation d’une généreuse brochette de textes. Avec l’appui des post-doctorants germanophone Clemens Schlip et francophone Kevin Bovier, le maître d’enseignement et de recherche au Département de philologie classique de l’Unifr s’attelle actuellement à la sélection, à la traduction et à l’édition de ces écrits. Même si la plateforme vise principalement les étudiant·e·s, professeur·e·s, chercheuses et chercheurs spécialisé·e·s, elle pourrait dans un second temps être agrémentée d’une section destinée à un public plus large, notamment les gymnasien·ne·s.
Notre expert David Amherdt est maître d’enseignement et de recherche au Département de philologie classique de l’Unifr.
david.amherdt@unifr.ch
Notre expert Clemens Schlip est post-doctorant au Département de philologie classique de l’Unifr.
clemens.schlip@unifr.ch
Notre expert Kevin Bovier est post-doctorant au Département de philologie classique de l’Unifr.
kevin.bovier@unifr.ch