Dossier
Longue vie à la population suisse!
A l’échelle mondiale, la Suisse est l’une des championnes de l’espérance de vie. Même si la situation sanitaire de notre pays est en (quasi) constante amélioration depuis des décennies, il reste des chantiers ouverts, notamment celui de la lutte contre le tabagisme. Les explications d’Arnaud Chiolero, directeur du nouveau #PopHealthLab de l’Unifr.
La pandémie liée à la covid-19 a constitué une triste parenthèse. Pour la première fois depuis fort longtemps, l’espérance de vie des Suisses a reculé en 2020. Dans la foulée, c’est l’une des fiertés sanitaires nationales qui en a pris pour son grade: notre pays est l’un de ceux dans lequel on vit le plus vieux. En 2019, les Suissesses pouvaient s’attendre à vivre jusqu’à 85,6 ans et leurs compatriotes masculins jusqu’à 81,9 ans, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS).
Dans un graphique comparatif disponible sur le site ourworldindata.org, on constate que l’espérance de vie à la naissance des personnes vivant en terre helvétique était de 83,8 ans en 2019, contre 82,7 en France, 81,3 en Allemagne, 82,4 en Norvège ou encore 81,3 au Royaume-Uni. En Roumanie, elle atteignait 76,1 ans, en Ukraine 72,1, aux Etats-Unis 78,9, au Mexique 75,1, en Argentine 76,7, en Chine 76,9, en Inde 69,7, en Afrique du Sud 64,1, en RDC 60,1 et au Tchad 54,2. A noter qu’en 2019 toujours, l’espérance de vie des Japonais était de 84,6 ans.
«En Suisse, nous disposons de données complètes sur la question depuis plus de 150 ans», relève Arnaud Chiolero, épidémiologue et professeur de santé publique à la Faculté des sciences et de médecine de l’Unifr. Or, les statistiques montrent que «depuis l’après-guerre, notre population a gagné 2–3 mois d’espérance de vie chaque année, du moins jusqu’à l’arrivée de la covid-19». Le spécialiste de santé publique et d’épidémiologie rappelle que l’an dernier, le taux de mortalité standardisé a grimpé de 8,6% par rapport à 2019, «ce qui s’est traduit par un recul de l’espérance de vie estimé à 0,8 an chez les hommes et 0,4 an chez les femmes, soit un retour au niveau de 2015». Il précise au passage qu’en 1917 et en 1918, la grippe espagnole avait engendré une baisse de plus de 8 ans chez les Suissesses et de plus de 10 ans chez les Suisses.
Nouveaux enjeux sanitaires
Globalement, les Helvètes sont donc des champions en matière d’espérance de vie. Mais pourquoi? «Divers facteurs expliquent ce bilan positif, estime Arnaud Chiolero. On peut citer, entre autres, le niveau socio-économique de notre pays, la qualité de son système de santé ou encore les comportements de santé des habitant·e·s, notamment en ce qui concerne l’activité physique.» Le directeur du nouveau Population Health Laboratory de l’Unifr (#PopHealthLab) souligne le fait que cette espérance de vie élevée a pour corollaire logique «un vieillissement de la population». Cette évolution «est fondamentalement une bonne chose». Mais elle a «un impact majeur de santé publique, notamment avec l’augmentation des maladies chroniques qui apparaissent avec l’âge».
De façon plus large, peut-on dire que la Suisse fait figure de modèle en matière de santé de sa population? Mais peut-être faudrait-il commencer par expliquer ce que l’on entend par «être en bonne santé»… «D’une part, il y a la définition biomédicale de la santé, note le spécialiste. Il s’agit d’identifier certaines maladies, de les prévenir, de les dépister.» Or, depuis le milieu du XXe siècle, le concept de santé intègre de nouvelles dimensions, notamment le contexte psychologique et social. En 1948, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a défini la santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social ne consistant pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité.
De plus en plus, «la notion de ‹santé› englobe donc celle de ‹qualité de vie›», poursuit Arnaud Chiolero. Pour en revenir à la question de l’espérance de vie des Suisses, «il s’agit donc de se demander si son augmentation va de pair avec un maintien de la qualité de vie». Certes, on constate un net recul de certaines maladies dans leurs formes les plus sévères, comme les maladies cardiovasculaires, qui apparaissent plus tard et pour lesquelles des traitements efficaces existent. Par contre, des maladies chroniques comme l’obésité et le diabète sont en hausse, impliquant des traitements parfois lourds et coûteux. Pour résumer, on peut donc dire qu’en comparaison internationale, «la Suisse est plutôt chanceuse, avec une amélioration constante de l’état de santé de sa population». Mais qu’à l’image de tous les pays développés dits «à hauts revenus», «elle doit adapter la prévention et son système de santé pour faire face aux maladies chroniques».
Une égalité malsaine
Si l’on revient au domaine dans lequel se distingue tout particulièrement la Suisse, à savoir son espérance de vie, une évolution vaut la peine d’être soulignée et analysée. «Alors que l’écart entre l’espérance de vie des hommes et des femmes s’est accentué au milieu du 20e siècle, il tend désormais à diminuer.» En 1999, les hommes pouvaient espérer vivre jusqu’à 76,8 ans et les femmes jusqu’à 82,5 ans, soit 5,7 ans d’écart. Vingt ans plus tard, la différence s’était atténuée à 3,7 ans, selon des chiffres de l’OFS. Pour expliquer ce renversement de vapeur, «certains spécialistes mettent en avant des éléments biologiques, par exemple génétiques». Le directeur du #PopHealthLab n’est pas convaincu. Selon lui, la principale explication doit être cherchée du côté «de la diminution d’un autre écart entre Suissesses et Suisses, celui des comportements face au tabac». En effet, «on assiste à une sorte d’égalisation du taux de fumeurs réguliers parmi les femmes et les hommes, alors qu’auparavant ces derniers étaient nettement plus adeptes de la cigarette». Une tendance similaire s’observe du côté de la consommation d’alcool, «mais elle a un impact moins fort sur l’espérance de vie», ajoute l’épidémiologue.
Le tabac constitue justement un domaine sanitaire dans lequel la Suisse peut mieux faire, beaucoup mieux faire. «Là, nous ne sommes pas très bons», regrette Arnaud Chiolero. Dans notre pays, quelque 9500 décès ont été attribués à la consommation de tabac en 2017, «un bilan qui correspond plus ou moins à celui attribué à la covid-19 l’an dernier». Ce nombre équivaut à environ 14% de tous les décès – soit un sur sept – comptabilisés en terre helvétique durant l’année en question. Les personnes concernées ont le plus fréquemment souffert d’un cancer (45%) ou d’affections cardiaques (26%), ressort-il d’un monitorage de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). «Et la prévalence du tabagisme n’est pas franchement en train de diminuer», poursuit le professeur de l’Unifr. Les données de l’OFSP le confirment: alors que chez les hommes un aplatissement de la courbe des décès liés au tabac est constaté depuis 2012, aucune baisse ne se dessine du côté des femmes. Chez ces dernières, le cancer du poumon – pour ne citer que lui – «est désormais la première cause de mortalité dans certains cantons, avant le cancer du sein».
Toujours selon des statistiques portant sur 2017, 27,1% de la population suisse fumait, soit 31% des hommes et 23,3% des femmes. Du côté des jeunes, le constat est particulièrement inquiétant, puisque chez les 15-24 ans, la proportion atteignait 31,7%. «A titre comparatif, dans certains pays comme le Canada, seuls quelque 15% de la population fument», relève Arnaud Chiolero. Le spécialiste poursuit: «En Suisse, on constate certes une baisse du tabagisme.» En 2001, 33% des habitants du pays fumaient. «Mais ce recul est trop modeste; il est surtout dû à un tassement du nombre de gros fumeurs, alors que le nombre d’adeptes réguliers de la cigarette stagne.»
Tous égaux en matière de santé: vraiment?
Pour les spécialistes de la santé comme pour la population, la crise pandémique liée à la covid-19 a constitué un défi aussi bien qu’une mine d’informations et d’apprentissages. «Nous redécouvrons notamment notre interdépendance sanitaire, le fait que la santé doit être davantage pensée en termes de groupes et que la santé de nos voisins a une incidence sur notre propre santé», souligne Arnaud Chiolero. Le directeur du #PopHealthLab estime néanmoins qu’il faut veiller à ne pas se focaliser sur la pandémie: «Ce semi-confinement où de nombreuses personnes ont arrêté de bouger, d’aller chez le médecin pour les soins courants, voire de se préoccuper des autres, c’est une situation qu’il faut éviter à tout prix!» Le professeur de l’Unifr relève par ailleurs une certaine inadéquation entre le besoin d’informations de la population et les communications des épidémiologistes, «notamment en ce qui concerne les incertitudes». Côté préparation de notre pays à une urgence sanitaire, le spécialiste se permet aussi un «peut mieux faire». Et renvoie, ici encore, à l’idée d’un renforcement du système de surveillance sanitaire.
Parmi les autres thématiques intéressantes que la pandémie a mises sur le devant de la scène figure la question de l’égalité des chances en matière de santé, ou health equity. Au début de la crise sanitaire, de nombreuses voix ont affirmé en chœur que, pour une fois, un fléau sévissait sans discrimination à travers la planète. Bien vite, des études ont remis les pendules à l’heure: les personnes dont le niveau socio-économique est bas – et/ou issues de communautés minoritaires – courent davantage de risques de mourir de la covid-19. D’une part parce qu’elles sont moins souvent dépistées – ce qui peut augmenter le risque d’une prise en charge tardive – et d’autre part parce qu’elles souffrent plus souvent de maladies chroniques, qui les exposent davantage à une forme sévère du virus. Même un pays dit «égalitaire» comme la Suisse n’échappe pas à cette règle.
Cette notion de health equity «fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années, note Arnaud Chiolero. Sans surprise, la pandémie a accentué cet intérêt». En Suisse, on constate notamment de grosses inégalités des chances face au tabagisme et à l’excès de poids. «Cela peut donner des pistes de prévention et d’action spécifiques, par exemple la mise sur pied de programmes de promotion de la santé ciblant certains groupes de la population.» Le médecin constate néanmoins que la health equity n’est pas un domaine dans lequel il est facile d’agir, «notamment parce que l’on court le risque d’engendrer des discriminations».
Augmenter le prix du paquet de cigarettes
De l’avis d’Arnaud Chiolero, s’il ne fallait se concentrer que sur une composante de l’état de santé de la population suisse, «ce serait celle-là». Justement, pourquoi la lutte contre le tabagisme n’est-elle pas plus virulente dans le pays? «D’une part – et cela ne concerne pas uniquement la problématique de la fumée – il faut relever qu’en Suisse la politique de santé est axée davantage sur les soins et les coûts (assurances, hôpitaux, EMS) que sur la promotion de la santé des populations.» Il est à espérer que «la crise pandémique, qui a montré que la santé des populations dépend fortement de déterminants socio-économiques et de choix politiques, fasse bouger les choses».
Le professeur rappelle d’autre part que le fédéralisme entraîne «une fragmentation du système de santé», qui empêche parfois d’avoir «une vision globale des mesures à prendre, notamment en termes de prévention». Selon lui, il serait souhaitable de développer une «véritable culture nationale de la santé publique». Elle impliquerait une meilleure collaboration entre les décideurs et les chercheurs, ainsi que l’éventuelle mise sur pied d’un organe supranational qui serait entièrement dédié à des questions telles que la prévention et la surveillance des maladies, «un domaine encore sous-développé chez nous». En ce qui concerne spécifiquement la fumée, Arnaud Chiolero rappelle qu’une mesure «toute simple mais très efficace» consisterait à augmenter le prix du paquet de cigarettes. «Mais le lobby du tabac est très puissant et de nombreux députés helvétiques rechignent à légiférer.»
Ce bémol tabac n’empêche pas Arnaud Chiolero de se montrer optimiste quant à l’évolution de l’état de santé des Suisses. «Je suis toujours un peu surpris de constater parmi la population – estudiantine et en général – de grandes bouffées de catastrophisme; une impression que le monde va mal, que la pollution et le stress vont tous nous tuer, etc.» Ce alors même que les statistiques montrent, «comme précédemment évoqué, une amélioration constante de l’espérance de vie, liée notamment aux avancées de la santé publique et de la médecine». En ce sens, «avoir un regard historique permet de démontrer le progrès sanitaire et d’apporter davantage de sérénité». Dans le même ordre d’idées, le spécialiste plaide pour un «renforcement de la surveillance sanitaire et du monitoring de la santé des populations», afin que notre politique de santé publique repose sur l’évidence et soit guidée par les données. «C’est aussi la clé pour faire face aux enjeux contemporains, qu’ils soient sanitaires, environnementaux ou sociaux.»
Le Population Health Laboratory
#PopHealthLab a été fondé en 2019 dans le cadre de la mise sur pied du Master en médecine à l’Unifr. Cette structure, orientée sur la recherche et le monitoring, a pour but d’aider les citoyen·ne·s, les actrices et acteurs du monde de la santé et les politicien·ne·s à prendre des décisions basées sur des données concrètes. «Nous commençons à disposer de méthodes qui nous permettent d’intégrer des paramètres tout au long de l’existence, dans une approche dite de life course epidemiology», explique le directeur Arnaud Chiolero. Récemment, dans le cadre du programme national Corona Immunitas, le #PopHealthLab a mené des enquêtes de séroprévalence afin de déterminer le taux de la population fribourgeoise présentant des anticorps à la covid-19.
Notre expert Arnaud Chiolero est professeur de santé publique à la Faculté des sciences et de médecine de l’Unifr. Depuis 2019, il dirige le Population Health Laboratory (#PopHealthLab). Parallèlement, il travaille en tant que médecin-chef épidémiologiste à l’Observatoire valaisan de la santé.
arnaud.chiolero@unifr.ch