Dossier

Quand le désert raconte la mer

Partir sur les traces de la mer dans l’enfer du désert du Danakil? C’est ce qui occupe les géoscientifiques Valentin Rime et Anneleen Foubert. Avec leurs collègues, ils documentent les inondations et dessiccations successives dans cette région d’Ethiopie aux températures annuelles record et nous renseignent sur le climat des époques passées.

Un œil fumant découpé dans la roche volcanique et cerné de coulées de lave. L’image vue du ciel de cette caldeira du volcan Erta Ale, dans la dépression du Danakil au nord de l’Ethiopie, est saisissante. Elle a valu à son auteur, Valentin Rime, de remporter le concours de photographie scientifique 2021 du Fonds national suisse dans la catégorie «Les lieux et les outils» (voir page 23). Esthétique, l’instantané témoigne aussi d’un phénomène que l’on voit rarement à l’air libre: la naissance d’un nouvel océan par le lent déchirement de la croûte terrestre.

«D’habitude, ces processus ont lieu sous l’eau; mais la région de l’Afar, qui comprend le désert du Danakil, est le seul endroit au monde où l’on observe cela en zone émergée», explique ce doctorant du Département de géo­sciences de l’Université de Fribourg. Avec la Professeure Anneleen Foubert et des chercheuses et chercheurs d’autres pays, il tente de mieux comprendre la dynamique des mers dans cette dépression aride du nord-est éthiopien, des projets financés par le Fonds national suisse en partenariat avec l’Université d’Addis-Abeba en Ethiopie et d’autres en Allemagne, Italie, Espagne ou en Afrique du Sud.

Tiraillé par l’éloignement des plaques africaine et arabique, au carrefour du rift est-africain et de ceux de la Mer Rouge et du Golfe d’Aden, le triangle de l’Afar est particulièrement remuant sur le plan géologique. «On parle de centaines de milliers d’années, mais ce sont des mouvements très rapides à l’échelle de l’histoire de la Terre», précise Valentin Rime. A cet endroit, il décrit la croûte terrestre comme un bloc de pâte à modeler que l’on étire et qui s’amincit progressivement, formant une large vallée où s’accumulent des sédiments. Des à-coups ne sont pas exclus et peuvent être impressionnants. En 2005, une fracture de huit mètres s’était ainsi ouverte en moins de deux semaines.

Une vraie fournaise

Le désert du Danakil et la dépression de l’Afar se situent à environ 125 mètres en dessous du niveau de la mer. La région recèle d’importantes réserves de sel, exploitées par les populations locales, et l’arpenter s’avère éprouvant pour les humain·e·s, car c’est une vraie fournaise. La température moyenne annuelle, de 34 degrés Celsius, y est la plus élevée du globe. «Des conditions extrêmes que certain·e·s chercheurs·euses comparent à celles de la planète Mars», souligne Anneleen Foubert. La professeure, qui explore cette région depuis 2013, se souvient y avoir mesuré des taux d’acidité très élevés. «A un tel point qu’on pensait que l’appareil était mal calibré.»

Un environnement idéal pour étudier les limites du développement et de la perpétuation de la vie. Tout comme celles d’une expédition de recherche. «Tout devient plus compliqué lorsqu’on travaille dans un tel milieu», reconnaît Valentin Rime. D’abord sur le plan logistique, il faut compter une bonne semaine de préparation dans le pays, avant de prendre la route du désert. Des routes qui, justement, se font rares. Les chercheuses et chercheurs avancent au moyen de 4x4, aidés par la technologie et les précieuses connaissances des guides locaux.

Vient ensuite le problème de l’eau douce, denrée aussi essentielle que rare dans la région et pour les membres du groupe de recherche qui en importent beaucoup pour leurs expéditions. Celles-ci peuvent durer plus d’un mois et se déroulent le plus souvent en hiver, pour éviter les chaleurs extrêmes. «Le plus grand risque est la déshydratation», insiste Valentin Rime. Dans ces conditions, il faut boire sans attendre d’avoir soif, parfois jusqu’à huit litres par jour. Le géologue se souvient d’un jour où le thermomètre est grimpé à 44 degrés. «La peau reste sèche en permanence, car la transpiration s’évapore instantanément.»

© Valentin Rime

Black Mountain, Dépression du Danakil | 20.02.2019

14.2405°N, 40.2972°E

Cette «gouille» peut paraître banale, mais nous nous en approchons avec prudence, car nous savons qu’il n’en est rien. Ce cratère s’est formé lors d’une explosion phréatique en octobre 1926. Le liquide y est chaud (70°C) et acide (pH~3). Il est surtout extrêmement salin, plus de 70%, soit 20 fois le taux de l’eau de mer, formant la masse d’eau la plus salée du monde. Des microbiologistes spécialistes des extrêmophiles se sont penchés sur ce cratère et n’ont pu y découvrir aucune forme de vie, si primitive soit-elle. On en atteint les limites.

Un yo-yo millénaire

A ce stade se pose une question: pourquoi diable persévérer dans un tel enfer? Pour les spécialistes en géosciences, la dépression de l’Afar constitue un terrain exceptionnel. Une archive géologique à ciel ouvert, où chaque couche sédimentaire ressemble à la page d’un livre. Les gros blocs peuvent ainsi témoigner du passage lointain d’une rivière, de même que l’analyse d’évaporites (ce qu’il reste une fois l’eau évaporée) donne des indices précieux. «La présence de terrasses de coraux nous intéresse beaucoup, relève Anneleen Foubert, car cela montre que la Mer Rouge était présente à plusieurs reprises à cet endroit.» 

D’après la professeure, la dépression a été recouverte d’eau au moins trois fois, peut-être quatre, dans des intervalles de temps allant de dizaines à des centaines de milliers d’années. L’endroit se trouvant en dessous du niveau de la mer, il suffit que l’eau monte de 15 mètres pour que la Mer Rouge l’inonde. L’observation de la chronologie indique que la mer remplissait l’Afar lors de périodes interglaciaires. Une évidence si l’on considère que l’eau monte avec la fonte des glaces. Or, depuis 12’000 ans, nous vivons à l’ère de l’holocène, une période interglaciaire justement, mais le triangle de l’Afar reste sec. 

Valentin Rime voit une explication possible dans les mouvements tectoniques «qui compenseraient l’élévation du niveau de la mer». Il souligne le fait qu’il s’agit d’une dynamique non pas progressive, mais alternant entre des phases d’inondation et d’évaporation. Cette étude des interactions entre les variations du niveau de la mer et les mouvements tectoniques l’intéresse particulièrement. Ce yo-yo millénaire du niveau de la mer a également influencé le climat dans cette région de l’actuelle Ethiopie.

L’histoire de notre espèce

«On sait que la dépression de l’Afar a connu une phase humide il y a plusieurs dizaines de milliers d’années et nos recherches montrent que la variabilité de la mousson saisonnière a eu un effet important dans cette région. C’est plus au nord-est que ce que l’on pensait», relève Anneleen Foubert. Cette période correspond aussi à l’une des phases d’expansion de nos ancêtres homo sapiens hors d’Afrique. Une progression qui aurait pu prendre le chemin de l’Afar, car la dépression, encore humide après le retrait de la mer, devait réunir les conditions idéales pour les populations humaines. 

Il s’agit d’une hypothèse, mais les recherches archéologiques témoignent clairement de la présence ancienne de l’homme dans cette région. On sait que bien avant homo sapiens, le triangle de l’Afar abritait déjà des hominidés, puisque le fossile de l’australopithèque Lucy, qui aurait vécu il y a entre 2,9 et 3,9 millions d’années, a été retrouvé dans cette région, à Hadar, en 1974. Ces connaissances font écho aux travaux des géoscientifiques en matière de paléoclimatologie, mais les chercheurs·euses soulignent qu’il reste beaucoup à apprendre, car le sous-sol de l’Afar demeure en grande partie méconnu. 

«Des carottages témoignent des récents mouvements d’inondation et d’évaporation. En revanche, nous ne savons rien quant à ce qu’il y a en dessous», relève Anneleen Foubert. D’où l’importance de procéder à des forages profonds, précieux pour la connaissance scientifique, mais également pour l’Ethiopie en raison du potentiel d’exploitation des ressources de son sous-sol, notamment l’eau et la géothermie. 

«C’est important en termes d’équité, du moment que l’on considère que des pays comme l’Ethiopie ont un droit à l’accès aux ressources de leur sous-sol», souligne la professeure en rappelant l’intérêt d’unir les forces, afin de trouver des financements pour ces forages coûteux, comme en participant A l'International Continental Scientific Drilling Program, mais aussi en collaborant avec les chercheurs·euses et expert·e·s locaux. Dans cet esprit, les doctorant·e·s Addis Endeshaw, Haileyesus Negga et Ermias Gebru, de l’Université d’Addis-Abeba, mènent actuellement leurs recherches à Fribourg.

Notre experte Anneleen Foubert est professeure et présidente du Département de géosciences de l’Université de Fribourg. Ses travaux portent notamment sur la sédimentologie, la géologie marine et la géobiologie.

anneleen.foubert@unifr.ch

Notre expert Valentin Rime est doctorant au Département de géosciences de l’Université de Fribourg. Les recherches de ce spécialiste en tectonique et sédimentologie portent notamment sur la géologie de la dépression du Danakil en Ethiopie.

valentin.rime@unifr.ch