Dossier

Un rapport amour-haine

Dans l’Egypte ancienne, le désert faisait partie intégrante du quotidien. Même si le sable était source de nombreux désagréments, les habitant·e·s s’en servaient de façon ingénieuse. Un rapport ambivalent que décrypte l’égyptologue Cathie Spieser.

Du sable, du sable, encore du sable. A perte de vue. Dans l’antiquité, l’Egypte était constituée à 96% de sable. «Ses habitants étaient confrontés de façon quotidienne et permanente au désert», note Cathie Spieser. Mais contrairement à l’image un peu restrictive que l’on se fait généralement du désert en Suisse – où il est principalement associé, dans l’imaginaire collectif, à des dunes de sable ondulantes –, il présentait diverses facettes en Egypte. «Du côté de la Libye et de la Nubie, il y avait certes des dunes; mais aux abords de Thèbes, c’étaient plutôt les sols caillouteux et les ravins qui prédominaient dans le désert», précise la chargée de cours à l’Institut du Monde antique et byzantin de l’Unifr. Ailleurs, notamment dans la partie orientale du pays, le désert coïncidait avec des zones de reliefs. «Chez les Egyptiens, le désert était si intimement lié à la montagne que son vocable s’écrivait avec un hiéroglyphe composé de trois sommets montagneux.» Aujourd’hui encore, désert et montagne vont de pair en Egypte, puisqu’on utilise le mot arabe djebel (montagne) pour le désigner, poursuit la spécialiste.

Aussi omniprésent fût-il chez les Egyptiens anciens, ces derniers n’en avaient pas moins un rapport ambivalent au désert. «De façon générale, il était associé à la mort, s’opposant ainsi à la verte vallée du Nil, symbole de vie.» On donnait un nom différent à la terre noire (Kemet), fertile, et à la terre rouge (Decheret), désertique. Le mot Kemet était par extrapolation utilisé par les habitant·e·s pour désigner leur pays tout entier. Quant aux contrées désertiques, même si elles étaient empreintes d’un parfum symbolique de mort, elles abritaient simultanément des étincelles de vie, par exemple sous la forme d’oasis. «Celles de Kharga et de Dakhla, situées au sud-ouest, sont de bons exemples en raison de leur grande importance économique.»

Danger et prospérité

«Des routes traversant le désert permettaient de rallier les carrières exploitées par les pharaons, en passant par les grandes oasis.» Les zones désertiques constituaient donc un passage obligé pour aller à la rencontre de la richesse, notamment de l’or extrait des mines nubiennes, au sud. Parmi ces routes, Cathie Spieser cite celles du Ouadi Hammamat (menant vers la Nubie et l’Erythrée, le fameux Pount) et du Ouadi Tumilat (menant d’Heliopolis vers l’actuel Liban, en passant par le Sinaï). Les emprunter équivalait donc à la fois à se mettre en danger et à s’offrir l’accès à des contrées lointaines, sources de prospérité. «Qu’aurait été l’Egypte sans les trésors nubiens?», s’interroge l’égyptologue. Dans le même ordre d’idées, les montagnes – si caractéristiques du désert égyptien – constituaient à la fois des obstacles menaçants, une protection contre les dangers et une ouverture vers l’extérieur. «Sans que cela ne soit perçu comme paradoxal», ajoute-t-elle.

© Anneleen Foubert

Erta Ale, Dépression du Danakil, 29.01.2015
3.6035°N, 40.6605°E

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Si elles n’étaient pas dénuées de danger, les routes sillonnant le désert égyptien faisaient l’objet de divers aménagements visant à augmenter la sécurité des caravanes qui s’y risquaient. «Les pharaons entretenaient des puits le long des principales routes et dépêchaient des soldats afin de protéger les ouvriers travaillant dans les carrières.» Il existait par ailleurs une police chargée de patrouiller dans le désert, haut lieu de mauvaises rencontres. «Il n’était pas rare de s’y faire détrousser, que ce soit par des brigands, des déserteurs ou des paysans fuyant les brutalités de l’administration fiscale de l’époque», rapporte Cathie Spieser.

Des utilisations ingénieuses

Le lien contrasté qui unissait les Egyptien·ne·s avec le désert, et avec le sable, était particulièrement marqué dans le domaine de l’agriculture, de l’artisanat et de la construction. «Le désert avait cela d’oppressant qu’il menaçait sans cesse d’envahir les terres cultivées, de les rendre infertiles», commente la chargée de cours de l’Unifr. Le sable faisait d’autant plus d’incursions dans la vie de tous les jours qu’il était transporté par le vent du Sud, le khamsin. «On passait donc son temps à désensabler ou à lutter contre le sable; mais parallèlement, on en faisait toutes sortes d’utilisations ingénieuses.»

Les Egyptien·ne·s se servaient notamment du sable pour polir les statues ou encore pour la confection de faïence siliceuse. En architecture, ils maîtrisaient la technique des bouchons de sable pour sceller les sarcophages. «Cette matière servait alors de pierre liquide incompressible», précise Cathie Spieser. Concrètement, on plaçait des cavités remplies de sable sous le lourd couvercle du sarcophage reposant sur des bouchons de pierre; pour fermer le tombeau, on retirait le sable grâce à un système d’écoulement et le couvercle du sarcophage prenait sa place définitive.

Dans le domaine de la santé aussi, les Egyptien·ne·s entretenaient un rapport duel avec le sable. De par leur contact rapproché avec ce matériau, ils souffraient de divers maux spécifiques. Le plus grave d’entre eux était la silicose, une infection respiratoire liée à la présence d’un taux trop élevé de silice dans les poumons. L’étude de momies semble montrer que les femmes étaient tout aussi touchées par ce mal que les hommes, notamment parce qu’elles exerçaient des activités à l’extérieur dès leur plus jeune âge. Les maladies oculaires n’épargnaient pas non plus les habitant·e·s de l’Egypte antique, le sable s’immisçant partout.

Les Egyptien·ne·s auraient néanmoins utilisé le sable à des fins de soins corporels: il entrait dans la composition de certains baumes appliqués en cas d’affection de la peau ou de morsure de serpent venimeux, ou faisait office de substitut au savon de toilette. Sans oublier le recours au sable pour l’embaumement: on en remplissait parfois des sacs en toile déposés dans la cavité abdominale à la place des viscères. Cathie Spieser relève que cet usage multiple et astucieux du sable dans la vie quotidienne est une spécificité égyptienne, restée sans équivalent dans l’histoire.

Chaos initial

Le caractère à la fois omniprésent et ambivalent du sable se retrouve lorsque l’on se penche sur la vision du monde qu’avaient les Egyptiens dans l’Antiquité, poursuit la chargée de cours de l’Unifr. «Ils associaient le désert à l’espace environnant du chaos initial.» Le désert était également considéré comme un océan desséché, un lieu de vie devenu lieu de mort. «C’était surtout le cas du côté libyen au nord-est et vers le sud, côté nubien, où les dunes de sable faisaient penser à des vagues.» La présence de coquillages fossilisés renforçait cette métaphore marine. Quant aux oasis, elles faisaient figure d’îlots au milieu de la mer de sable.

Lieu de vie, lieu de mort. Il n’est pas vraiment étonnant que les Egyptiens aient choisi de placer leurs nécropoles dans le désert. «Cet emplacement était certes lié à des questions pratiques, la vallée fertile du Nil étant tellement exigüe qu’il fallait la préserver», analyse l’égyptologue. Elle ajoute que le sable avait la particularité de mieux conserver les corps. Reste qu’en enterrant les morts dans le désert, et plus précisément à la limite entre désert et zones cultivées, les habitants marquaient aussi symboliquement le lien inaltérable entre la vie d’en haut, celle des vivants, sur Terre, et celle d’en bas, des morts. La dernière demeure des défunts allait du simple cimetière, où les corps étaient ensevelis directement dans le sol, aux tombes rupestres. Ces dernières, réservées aux élites, consistaient en des chambres sépulcrales creusées dans la roche.

La part désertique du pharaon

Dans la mythologie égyptienne, les références au désert et au sable sont abondantes. A commencer par les divinités séthiennes, sous la protection desquelles sont placées les oasis. Le pharaon lui-même possède un aspect séthien. «Certes, il est avant tout un Horus sur terre, puisque tous les pharaons vivants sont associés à ce dieu solaire», explique Cathie Spieser. «Mais sa nature est double, c’est aussi un Seth, un dieu intimement lié au désert.» Pour mémoire, Seth est le second fils du couple divin Ged et Nout, après Osiris. Dans la mythologie osirienne, Seth reçoit les sols stériles du désert, tandis que son frère hérite des terres fertiles du delta du Nil. Seth incarne la nature combative du pharaon, sa part guerrière, ainsi que la mort. Selon le mythe, il cherche à usurper le pouvoir d’Horus. «Un peu comme le désert cherche à envahir l’Egypte.»

«Mais tout n’est pas mauvais chez Seth, avertit l’égyptologue. Le meilleur exemple est le fait qu’il sauve inlassablement Rê du serpent Apophis.» Rappelons que chaque nuit, le dieu solaire traverse durant 12 heures le monde souterrain, dans lequel vivent toutes sortes de divinités et de démons. Il y vogue sur un Nil souterrain à bord d’un bateau. Or, nuit après nuit, il est confronté au vilain Apophis, symbole du chaos, qui boit toute l’eau du fleuve afin que Rê s’échoue sur un banc de sable. A chacune de ces rencontres, Seth intervient et tue le serpent à l’aide d’un harpon. «Mais chaque nuit, le scénario se répète, ce qui montre qu’on ne peut pas tuer le chaos, qui fait partie intégrante de la conception du monde des Egyptien·ne·s», commente Cathie Spieser. Tout comme «on ne peut pas se débarrasser durablement du sable, qui finit toujours par revenir». La boucle est bouclée.

«Les rites d’enterrement pratiqués devant les tombes faisaient eux aussi la part belle au sable», poursuit Cathie Spieser. «Lors du rituel d’Ouverture de la Bouche, qui visait à rendre ses sens au défunt, la momie était placée sur un tas de sable.» Il s’agissait là d’un parallèle avec la traversée nocturne de Rê, lors de laquelle le dieu solaire menaçait de d’échouer sur un banc de sable (voir encadré). «On souhaitait ainsi conjurer les dangers liés à ce moment-clé que constituait le passage vers l’au-delà.» Par ailleurs, la première pierre des monuments religieux était calée avec du sable.

Un arrière-goût de sable

Le fort pouvoir symbolique attaché au désert – et à son ambiguïté – était utilisé par le pharaon lui-même pour conjurer le mauvais sort. En pratiquant la chasse dans le désert, notamment au lion et au taureau sauvage, il se préparait à la fois physiquement et métaphoriquement à la guerre. «Tuer les animaux qui vivent dans le désert revenait par extension à protéger le pays de tous les dangers potentiels émanant du désert», relève Cathie Spieser. La spécialiste rappelle que les Egyptiens associaient diverses créatures fantastiques et effrayantes au désert, notamment les serpents géants et les griffons. «La victoire du pharaon sur les animaux des sables, en particulier le lion, symbolisait le triomphe du soleil sur le chaos.»

«En égyptologie, le désert était partout, au cœur de toutes les préoccupations, qu’elles soient spirituelles ou pratiques, qu’elles concernent le peuple ou le pharaon», résume Cathie Spieser. «Le désert était littéralement au centre de la conception du monde des Egyptiens.» Le sable s’immisçait partout, au sens figuré comme au sens propre. «Le meilleur exemple, ce sont ces grains de sable dont l’on ne venait jamais complètement à bout, que l’on retrouvait jusque dans la nourriture.» Au point que les Egyptien·ne·s avaient souvent les dents émoussées, comme le montrent des momies mises au jour. «Même Ramsès II était concerné!»

Les choses n’ont pas vraiment changé, observe la connaisseuse. Il y a quelques années, lors d’un séjour en Egypte, elle a fait sa pause-repas dans un restaurant de Louxor. «J’ai découvert avec plaisir qu’ils confectionnaient du pain traditionnel, que je me suis empressée de commander.» Il a suffi d’une bouchée pour doucher l’enthousiasme de Cathie Spieser: «Le crissement des grains de sable entre mes dents m’a laissé un souvenir impérissable», plaisante-t-elle.

Notre experte Cathy Spieser est docteure en égypto­­logie. Elle est chargée de cours à l’Institut du Monde antique et byzantin de l’Unifr.

cathie.spieser@unifr.ch