Dossier

Fake news à la cour

Au Moyen Age déjà, la guerre de l’information fait rage. En 1408, le théologien Jean Petit lit devant la cour la Justification du duc de Bourgogne, façonnant les faits pour transformer l’assassinat du duc d’Orléans en tyrannicide. Un bel exemple de manipulation à l’époque médiévale.

Le soir du 23 novembre 1407, Louis, duc d’Orléans, est assassiné dans les rues de Paris. Frère cadet du roi Charles VI, ce jeune prince gouvernait la France en lieu et place de son aîné, frappé d’un grave trouble mental plus d’une décennie auparavant. Proche de la reine Isabeau, Louis était parvenu à évincer ses adversaires du conseil de régence. Sa politique centralisatrice et les taxes qu’il prélevait l’ont toutefois rendu impopulaire.

Quelques jours plus tard, Jean sans Peur, duc de Bourgogne et ennemi implacable de Louis d’Orléans, avoue être le commanditaire du crime. Réfugié sur ses terres au nord du royaume, il réunit un petit groupe d’universitaires, de clercs et de théologiens, qu’il charge de justifier le meurtre. Le propos est aussi simple que radical: Louis était un tyran et, en l’éliminant, Jean n’a pas commis un assassinat, mais un tyrannicide.

Le duc de Bourgogne peut compter sur sa popularité, notamment à Paris. Quand il revient dans la capitale, de nombreux partisans l’acclament. Lorsqu’en mars 1408, le théologien Jean Petit se rend devant la cour pour lire la Justification du duc de Bourgogne, Jean sans Peur est en position de force.

De l’Histoire aux histoires

Enrobé dans les références bibliques et littéraires typiques de la scolastique médiévale, le discours vise à démontrer le caractère tyrannique de Louis d’Orléans. Afin de flétrir la réputation de ce dernier, des faits avérés sont mêlés aux rumeurs; non content de dépeindre le duc d’Orléans comme un prince indigne, débauché et malhonnête, Jean Petit en fait un régicide et un fratricide en devenir, dont l’objectif aurait été d’assassiner le roi pour ceindre la couronne.

Quels sont donc les faits sur lesquels Jean Petit fait reposer ses assertions? Louis d’Orléans était marié avec Valentine Visconti, la fille de Gian-Galeazzo, seigneur de Milan et maître de la riche Lombardie. Pour bon nombre d’humanistes italiens, les Visconti incarnent tous les abus de la tyrannie; ils ont même, à plusieurs reprises, été accusés d’hérésie, ce qui représente l’un des crimes les plus graves de l’époque. Il n’est donc guère étonnant que Jean Petit se serve de cette réputation funeste pour faire du beau-père de Louis d’Orléans le véritable instigateur du complot. Valentine, fille de Gian-Galeazzo et épouse de Louis, est décrite comme une empoisonneuse et une séductrice, qui aurait utilisé ses charmes pour mieux approcher le roi.

L’Italie, terre des empoisonneurs

L’étrange maladie qui frappe Charles VI depuis 1392 a, de fait, nourri toutes les interrogations. La prière et la médecine étant demeurées impuissantes, on parle de poison ou de sorcellerie. Certains accusent Valentine Visconti d’être à l’origine du malheur. D’après le chroniqueur Michel Pintoin, dit Le Religieux de Saint-Denis, ces «soupçons, que rien ne semble justifier» reposent sur le seul fait «que, dans la Lombardie, qui était la patrie de la duchesse, on faisait plus qu’en tout autre pays usage de poisons et de sortilèges». En France, l’Italie du Nord passe effectivement pour la terre d’élection des tyrans et des empoisonneurs. L’origine de Valentine en fait ainsi une cible facile pour les ennemis de son époux.

Un autre événement auquel Jean Petit fait référence est un accident tragique survenu lors d’un bal, en 1393: le roi et quelques-uns de ses compagnons se sont déguisés en «hommes sauvages», recouverts de poix et de feuilles. Louis a mis le feu au costume de l’un d’entre eux, vraisemblablement par inattention. Plusieurs des danseurs sont morts, Charles s’en est sorti de justesse. Là encore, les rumeurs ont fusé: et si le duc d’Orléans l’avait fait exprès? A cela s’ajoute la sorcellerie à laquelle le prince aurait eu recours pour envoûter son aîné, lui faire perdre la raison et finalement la vie.

 

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Manipulateur et conspirateur

Enfin, Jean Petit reproche à Louis d’avoir, il y a des années de cela, passé une alliance avec Henri, duc de Lancaster. Or, en 1399, celui-ci a renversé le roi d’Angleterre Richard II, artisan d’une politique de pacification vis-à-vis de la France. Avec l’arrivée de Lancaster sur le trône, on craint une reprise de la guerre de Cent Ans. L’ancienne alliance entre Louis et Henri est utilisée comme la preuve d’une intention malhonnête: Lancaster et Orléans se seraient entendus pour prendre la tête de leurs royaumes respectifs!

Ces quelques faits sont mis bout à bout et insérés dans une trame narrative visant à prouver que Louis d’Orléans était un conspirateur et un tyran en puissance, coupable des pires crimes selon les normes de l’époque. En conséquence, Jean de Bourgogne apparaît comme un pieux défenseur du royaume.

Une fois le discours terminé, la réaction de la cour est très mitigée. La puissance militaire de Jean sans Peur empêche ses adversaires de réagir frontalement, mais il semble que son porte-parole ait eu du mal à convaincre au-delà du cercle des partisans de la famille de Bourgogne. Citons une fois de plus Michel Pintoin: «Je me souviens que plusieurs personnages recommandables et d’un éminent savoir, qui y avaient assisté, trouvèrent ce plaidoyer répréhensible en beaucoup de points. Je serais disposé à partager leur avis; mais je laisse aux vénérables docteurs en théologie le soin de décider s’il faut regarder comme erronées ou ridicules les raisons alléguées par l’orateur.» Dès que le duc de Bourgogne s’éloigne de Paris, Valentine Visconti fait délivrer un discours diamétralement opposé par l’intermédiaire de l’abbé de Cerisy. Celui-ci s’efforce de démonter point par point les accusations bourguignonnes, sans beaucoup d’effet sur l’équilibre des forces politiques.

Guerre des mots et guerre des armes

Après les mots, ce sont les armes qui parlent: la France s’enfonce progressivement dans une terrible guerre civile. Les chroniqueurs font état des rumeurs les plus folles: comme en écho au discours de Jean Petit, les Bourguignons prétendent que le fils de Louis et Valentine se serait fait proclamer roi de France, dans une parodie de couronnement. Et les adversaires de la maison de Bourgogne ne sont pas en reste: alors que la participation de Jean sans Peur à la croisade anti-ottomane en 1396 et sa captivité auprès du sultan Bayezid Ier avaient été considérées comme une preuve de son héroïsme chevaleresque et de son attachement à la défense de la foi, des partisans de la famille d’Orléans affirment que le diable aurait suggéré à Bayezid de libérer le futur duc de Bourgogne, car celui-ci devait nuire à la chrétienté de manière bien plus «efficace» que toutes les armées «infidèles» réunies. Les deux camps n’hésitent pas à jouer avec les faits pour imposer la vérité qui leur convient.

Quel est donc le statut de ce genre d’accusations dans le cadre des luttes politiques de l’Europe médiévale? Il semble qu’un pamphlet tel que la Justification du duc de Bourgogne ait moins servi à convaincre les indécis ou les adversaires qu’à souder les partisans de Jean sans Peur autour d’un récit commun, qui faisait sens politiquement, mais auquel on ne croyait pas nécessairement. La même trame narrative est reprise à plusieurs occasions par les Bourguignons, jusqu’à l’époque de Charles le Téméraire, dans les années 1470. Autrement dit, il s’agit de métarécits taillés sur mesure pour galvaniser les troupes. Il reste à se demander comment de telles affirmations étaient reçues par les hommes et les femmes du temps. D’après ce que l’on peut en savoir, bien des contemporain·e·s n’étaient pas naïfs·ves. Plusieurs chroniqueurs font état d’une grande lassitude face à la propagande qui accompagne la lutte armée. Au lieu d’accuser l’une ou l’autre des factions, ils fustigent les princes et les chevaliers des deux camps, coupables de laisser le mensonge et la violence proliférer dans le royaume à cause de leurs ambitions personnelles et de leurs querelles fratricides.

 

Notre expert Loïc Chollet est docteur en histoire médiévale et chargé de cours à l’Université de Fribourg. Il travaille sur les croisades, la propagande et la représentation de l’altérité. Il est l’auteur de Les Sarrasins du Nord. Une histoire de la croisade balte par la littérature (XIIe–XVe siècles), paru en 2019 aux éditions Alphil (Neuchâtel) et Dernières croisades. Le voyage chevaleresque en Occident à la fin du Moyen Age, aux éditions Vendémiaire (Paris, 2021).

loïc.chollet@unifr.ch