Dossier
La pluralité des vérités
Face à l’essor du postfactuel, la science se définit volontiers comme unique gardienne du temple de la vérité. Mais cette dernière prend de multiples visages, rappellent nos spécialistes de la philosophie, des médias et de la santé.
La science procède par débats contradictoires, mais n’apprécie guère être remise en question par d’autres acteurs de la société.
Arnaud Chiolero: Je ne vois aucun problème à ce que la politique ou la population ne soient pas d’accord avec les leçons qu’on peut tirer de la science. Ce sont elles qui sont légitimées à prendre des décisions. Par contre, je trouve très problématique lorsqu’elles prétendent faire le travail des scientifiques ou leur expliquent que leurs travaux seraient erronés, en se justifiant par une opinion, sur un sondage ou un post lu sur Facebook.
Florence Cauhépé: Historiquement, la communauté scientifique s’est toujours beaucoup confrontée aux différents pouvoirs, aux monarchies autant qu’à l’Eglise en Occident. Cette opposition s’est estompée ces derniers siècles. La pandémie de covid-19 a mis au jour une proximité importante, voire une association, de certain·e·s scientifiques avec le pouvoir. Ce renversement m’a interpellée.
Les scientifiques ont-ils changé, ou est-ce le pouvoir qui est devenu plus raisonnable et ainsi plus proche de la science?
Arnaud Chiolero: Il y a plusieurs pratiques scientifiques. Elles fonctionnent bien lorsqu’elles conduisent à présenter les preuves dont on dispose, ainsi qu’à expliciter les incertitudes qui les entourent. De nombreux scientifiques ont eu de la peine à reconnaître l’immense incertitude existant autour de la pandémie. J’ai aussi perçu beaucoup de problèmes dans la proximité entre scientifiques et politiques. A mon avis, ces deux mondes devraient idéalement rester séparées. Mais les frontières ne sont pas simples à définir.
Emmanuel Alloa: La science vise la connaissance, la politique doit prendre des décisions. Et celles-ci n’arrivent jamais au bon moment, alors même qu’on ne connaît pas toutes les implications possibles et que, bien entendu, ne pas prendre de décision peut être la pire qui soit.
Notre société ne serait-elle pas obsédée par la vérité? Angoissée par le fait de ne pas tout savoir?
Florence Cauhépé: Notre société, marquée par une technologie omniprésente basée notamment sur les algorithmes et les data, ne supporte plus l’ignorance et le fait de ne pas comprendre. Par opposition, les connaissances sont en constante évolution. Chaque preuve d’aujourd’hui pourra se voir contestée par des nouvelles preuves demain. La connaissance n’est donc pas une situation figée, mais constitue un processus, et notre société semble ne pas bien l’accepter.
Emmanuel Alloa: Il faut aussi distinguer certains termes qui ne sont pas équivalents. Notre société de l’information, des données, de la «transparence», ne fait pas forcément de nous de gens plus sachants. Davantage d’information ne veut pas dire davantage de connaissances.
Docteur Chiolero, comment un médecin se positionne-t-il face à ces vérités mouvantes?
Arnaud Chiolero: Mon travail se base sur des «vérités» découlant d’observations qui, autant que possible, ne dépendent pas de croyances ou d’opinions personnelles. Elles doivent pouvoir être appréhendées, définies et étudiées par les méthodes scientifiques. Elles se construisent petit à petit, à l’aide de discours et de méthodes bien définies qui aboutissent à des formes plus ou moins solides de consensus.
Florence Cauhépé: Etablir des vérités de fait, comme acquérir une connaissance scientifique, exige en effet d’appliquer une méthode précise, par exemple empirique. Mais il est alors important qu’elle soit explicitée, afin de pouvoir être remise en question. On a vu dans la pandémie des déclarations qui ressemblaient à des vérités factuelles, mais qui se basaient sur des données de recherches frauduleuses. La science constitue, bien entendu, elle-même un champ de débat contradictoire, mais ce sont également ses méthodes et ses pratiques qui ont été discutées durant la crise de covid-19. Cela a beaucoup perturbé l’opinion publique.
Arnaud Chiolero: Je veux souligner que, dans une décision personnelle, la méthode scientifique n’est pas toujours un processus déterminant. Quand j’ai décidé de me vacciner, je ne l’ai pas fait parce que je croyais de manière individuelle en l’efficacité et l’innocuité du vaccin ou que j’avais moi-même analysé en détail toutes les études. Mais plutôt parce que j’ai fait confiance aux organismes qui ont testé et approuvé les vaccins.
Emmanuel Alloa: C’est justement parce que je ne sais pas tout que je m’en remets à autrui et à d’autres formes de compétence dans la société.
Arnaud Chiolero: Cette délégation est un aspect très important, et qui a beaucoup souffert durant la pandémie. On a vu à la fois un mouvement de méfiance envers les expertes et les experts reconnu·e·s, et une confiance peu judicieuse envers des figures médiatisées, mais contestables et contestées, telles que Didier Raoult.
Peut-on parler de «la» vérité?
Emmanuel Alloa: Il n’y a pas plusieurs vérités, mais plusieurs types de vérité. La plus connue est celle d’ordre factuel, mais il y en a bien d’autres qui ne sont pas de type épistémique, qui ne sont pas soumises à des critères de vérification factuelle. On peut citer des vérités morales, de croyances ou encore existentielles, c’est-à-dire des vérités sur nous-mêmes qui ne renforcent pas nos connaissances, mais remettent en question le cadre de ces dernières. C’est l’un des grands malentendus de penser que connaissance et vérité représentent la même chose.
Y aurait-il des «vérités alternatives», à l’instar des fameux «faits alternatifs» de Kellyanne Conway, la conseillère de Trump, lors de son commentaire sur l’inauguration de 2016?
Emmanuel Alloa: Elle parle de faits alternatifs, donc pas seulement de la possibilité d’interpréter différemment le même fait, mais de l’idée qu’il existerait des faits concurrents dont il faut imaginer qu’ils résideraient dans des mondes parallèles. On perdrait alors l’idée d’un monde commun et notre réalité serait fracturée en d’innombrables univers personnels ou communautaires. La vérité alternative devient un justificatif pour s’enfermer dans des silos étanches qui évitent de devoir se confronter à des points de vue divergents.
Faut-il tolérer ces visions alternatives?
Emmanuel Alloa: Des nombreuses et nombreux intellectuel·le·s pensent pouvoir contrer l’obscurantisme en soutenant que les faits sont incontestables et inamovibles. Certes, nous quatre serons probablement d’accord en ce moment qu’il s’agit d’un «fait» que je tiens une tasse dans ma main. Mais si vous questionnez une physicienne quantique, elle vous dira peut-être qu’il ne s’agit que d’un amas d’électrons interagissant avec
l’environnement.
Mais les mouvements post-factuels et conspirationnistes font de la politique, pas de la philosophie. Que faire concrètement contre le déluge des fake news?
Emmanuel Alloa: Il est important de contextualiser. D’abord, rappeler que nous sommes toujours pris dans des rapports avec les autres, afin d’éviter que les gens ne s’isolent dans leur bulle de filtre et ne se coupent de tout contexte. Ensuite, cesser d’utiliser des mots trop chargés – tels que la Vérité avec un V majuscule – et rappeler que les vérités, scientifiques ou non, n’ont du sens que dans certains contextes. Il faut réinjecter du doute au cœur de nos certitudes, souligner que toute croyance est fondée sur du non-savoir. Car un créationniste qui ne fait que lire la Bible de manière littéraliste a en fait cessé de croire, puisqu’il s’est enfermé dans ce qu’il pense savoir et qui ne saurait donc être différemment.
Il faut souligner la dimension collective de notre savoir. Nous ne pensons jamais entièrement «par nous-mêmes», comme le disent volontiers les adeptes des conspirations, mais toujours avec autrui. Et rappeler l’existence d’un monde commun auquel nous nous rapportons – l’opposé des faits alternatifs privés de Kellyanne Conway qui résident dans des mondes parallèles n’ayant plus aucun rapport entre eux. C’est le seul monde qui existe, le seul que nous ayons, et nous avons envers lui une responsabilité commune.
La liberté d’expression, comme en Suisse, protège le droit de mentir sciemment. Ne faudrait-il pas le limiter?
Emmanuel Alloa: C’est une réponse possible. Si la désinformation est vieille comme le monde, un développement récent est justement la volonté d’y répondre par un arsenal juridique, comme la France qui a interdit en 2019 la circulation des fausses informations. C’est néanmoins une tendance extrêmement dangereuse et délétère. Prenez des pays comme Singapour ou la Russie: leurs gouvernements s’appuient sur les lois contre les fake news pour contrôler les informations et ne faire circuler que celles qui sont à leur avantage. Les législations interdisant par exemple de remettre en question un génocide sont bien entendu louables, mais posent un vrai problème en demandant au pouvoir législatif de statuer sur l’histoire.
Quel rôle joue la presse? Avec la science et les tribunaux, c’est elle qui est sensée définir ce que nous percevons comme la vérité, non?
Florence Cauhépé: En effet, nous déléguons notre confiance non seulement aux autorités et aux scientifiques, mais aussi aux médias. Des études révèlent des problèmes dans ce domaine, comme le fait qu’un tiers des gens en Suisse ne fait pas la différence entre les divers types de contenus médiatiques, entre un texte journalistique, une colonne d’opinion et un publireportage. La pandémie a vu un gros mélange des genres, avec des articles qui ne distinguaient plus ce qui relevait de l’information, notamment scientifique, et de l’opinion, notamment politique. On peut bien analyser ces phénomènes au niveau linguistique, en relevant notamment l’emploi de pronoms personnels et de verbes performatifs tels que «permettre» ou «contrôler», qui indiquent que c’est le ou la journaliste qui s’exprime à titre personnel et en se situant sur le plan de l’opinion.
Mais les médias ne peuvent tout de même pas rester neutres et relayer de la désinformation sans s’y opposer?
Florence Cauhépé: Cela dépend dans quel registre on se trouve. C’est délicat, car si une journaliste corrige les déclarations d’un conseiller fédéral, comme ce fut le cas avec Alain Berset lors d’une interview au téléjournal romand, elle floute la frontière entre le registre relativement neutre de l’information et le débat contradictoire, qui sont des contenus journalistiques différents.
Arnaud Chiolero: Ce mélange de rôles m’a frappé. D’un côté, des scientifiques ont fait trop de politique sans distinguer ce qui relevait de la science et ce qui tenait de la politique ou de leur opinion. De l’autre, certaines personnalités politiques ont pris le rôle d’expert·e – comme justement un conseiller fédéral expliquant l’efficacité d’un vaccin ou l’évolution de l’immunité de la population, des messages qui tiennent moins de la politique que de l’expertise. Et finalement, on a eu des journalistes qui ont agi comme des expert·e·s, à la place des scientifiques et émis des recommandations au-delà de l’habituel commentaire éditorialiste.
Florence Cauhépé: On a vu des différences intéressantes dans les cantons. Certains ont très bien séparé ces rôles, avec le médecin cantonal qui parlait faits et technique et les responsables politiques qui parlaient décisions. Et d’autres ont mélangé les deux…
Emmanuel Alloa: L’une des caractéristiques d’une démocratie est de séparer les pouvoirs et les contre-pouvoirs, et le fait de donner un espace aux désaccords entre ces différentes forces. Nous avons besoin de juger dans des endroits et à des titres très différents. C’est donc problématique lorsque la délégation de notre confiance ne se fait que vers une seule instance, qu’elle soit scientifique, politique, ecclésiastique ou historique. La faculté de juger doit être plurielle.
Il ne faut donc pas avoir une seule autorité chargée de définir la vérité…
Arnaud Chiolero: Nous avons besoin d’instances de références plurielles, certes. Mais cette pluralité crée une sorte de marché qui va favoriser non pas forcément celles et ceux qui ont les idées les plus solides ou utiles, mais les structures qui ont le plus de pouvoir et qui communiquent le mieux. On le voit d’ailleurs avec le rôle croissant des spécialistes de la communication dans le domaine de la science et de la médecine. Qui peut dériver sur le fait de communiquer des résultats de recherche par communiqué de presse plutôt qu’à travers les publications scientifiques avec peer-review.
Emmanuel Alloa: Un principe fondamental de droit est celui de la révision, à savoir que des jugements peuvent être revus, par exemple à un niveau supérieur de cassation. Le droit rejoint ici la philosophie, qui nous rappelle qu’émettre un jugement est nécessaire et risqué, et ne doit pas empêcher sa révision.
Arnaud Chiolero: Il est important ici de distinguer deux choses, le jugement scientifique du jugement politique. Par exemple, en tant que scientifique, je peux dire que oui, le vaccin est efficace. Mais sur la question de savoir s’il faut recommander de vacciner tout le monde, mon avis ne compte pas plus que celui d’autres personnes.
Emmanuel Alloa: Exactement. Il y a des types de jugements différents. Ils se contredisent parfois, et c’est bien ainsi. Il faut aussi dénoncer le mythe d’une différence absolue entre fait et interprétation, qui sont inséparables, car on ne peut pas énoncer de fait complètement indépendamment de la manière que nous avons de nous y rapporter.
Florence Cauhépé: La séparation est difficile et peut-être impossible, mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas tenter de la faire! Il est important de mieux distinguer, dans les médias et sur les réseaux sociaux, les faits, les opinions et les fake news. Pour cela, il faut davantage de pédagogie, dans la presse ainsi que dans les milieux politiques et scientifiques.
Notre expert Emmanuel Alloa est professeur d’esthétique et de philosophie de l’art et président du Département de philosophie. Ses recherches portent entre autres sur la théorie des médias, la théorie des images et la philosophie sociale et politique.
Notre experte Florence Cauhépé est lectrice au Département des sciences de la communication et des médias. Elle mène un travail de doctorat sur les discours médiatiques durant la pandémie de covid-19.
Notre expert Arnaud Chiolero est épidémiologiste et professeur de santé publique. Il dirige le Laboratoire de santé des populations #PopHealthLab, un centre d’expertise sur les questions de santé publique. Il est également rattaché aux Universités de Berne et McGill à Montréal, ainsi qu’à l’Observatoire valaisan de la santé à Sion.