Interview
Meilleures ennemies
Longtemps à couteaux tirés, médecines académique et complémentaire semblent avoir enterré la hache de guerre. Mieux, elles se sont mises à collaborer: la médecine intégrative est née. Quoi de neuf, docteur?
Il n’y a pas si longtemps, les médecines académique et complémentaire évoluaient dans des sphères bien distinctes. Un peu à l’image de deux continents séparés par un océan, sur lequel seul·e·s certain·e·s patient·e·s – ainsi qu’une poignée de courageux·euses soignant·e·s – s’aventuraient à faire des allers-retours. Depuis quelques années, elles tendent néanmoins à se rapprocher, à cohabiter, voire à se nourrir l’une de l’autre. L’heure de la médecine intégrative, qui allie, en quelque sorte, le meilleur des deux, a sonné.
Il ne faut pas aller bien loin pour trouver des illustrations parlantes de ce changement de paradigme. Depuis 2015, l’hôpital fribourgeois (HFR) héberge un Centre de pédiatrie intégrative qui, en plus des traitements conventionnels, a notamment recours à des médicaments anthroposophiques. A l’Université de Fribourg, le nouveau cursus de Master en médecine comporte des modules dédiés à la médecine intégrative et complémentaire. La série d’ouvrages consacrés par l’auteure fribourgeoise Magali Jenny aux guérisseuses et guérisseurs, rebouteuses et rebouteux, ainsi qu’au faiseuses et faiseurs de secrets – un succès en librairie avec près de 80’000 exemplaires vendus – fait, quant à elle, la lumière sur l’ouverture des patient·e·s à des formes alternatives de soins.
Aussi symboliquement forts soient-ils, ces exemples ne veulent pas pour autant dire que les deux approches sont désormais (re)connues, adoptées et/ou pratiquées par l’ensemble des patient·e·s et des soignant·e·s. Des réticences, de la méfiance, des écueils et parfois un certain manque d’information persistent de part et d’autre. Le point avec Pierre-Yves Rodondi, directeur de l’Institut de médecine de famille de l’Unifr, et Magali Jenny, qui dispense un cours sur les guérisseurs·euses dans le cadre du Master en médecine de l’Unifr.
Médecines académique, conventionnelle, douce, traditionnelle, alternative, complémentaire, intégrative: difficile pour les patient·e·s de s’en sortir parmi tous ces termes…
Pierre-Yves Rodondi: Pour les médecins aussi! (Rires) Cela met l’accent, d’une part, sur la grande méconnaissance qui règne encore en matière de médecine intégrative et, d’autre part, sur le fait qu’il n’existe pas de terminologie officielle et unanimement acceptée. Le terme «médecine traditionnelle» est un bon exemple: certaines personnes l’utilisent pour décrire la médecine «occidentale» (ou académique), ce qui prête à confusion, puisque pour les soignant·e·s, ce terme renvoie souvent aux médecines de nos traditions passées, notamment celles qui font la part belle aux plantes. Rappelons que, longtemps, on a parlé de médecines douces, naturelles ou parallèles en opposition à la «Schulmedizin», c’est-à-dire la médecine académique (ou conventionnelle). Puis, on s’est mis à utiliser les termes «médecine alternative» et «médecine complémentaire», une évolution importante, puisque cette complémentarité implique une notion d’égalité.
Et la médecine intégrative, dans tout ça?
Pierre-Yves Rodondi: La médecine intégrative, c’est la collaboration entre les représentant·e·s de la médecine académique et de la médecine complémentaire. Le but de la médecine intégrative est justement d’intégrer le meilleur de chacune de ces médecines. Ce sont les grandes universités américaines qui ont développé le concept au début des années 2000, avec pour but d’augmenter les possibilités de la boîte à outils médicale. En Suisse, on s’y intéresse depuis une dizaine d’années.
La Fondation suisse pour les médecines complémentaires (ASCA) reconnaît plus de 130 disciplines thérapeutiques. Parmi elles, lesquelles sont les plus populaires?
Pierre-Yves Rodondi: L’ostéopathie est très demandée. C’est peut-être aussi la médecine complémentaire la plus reconnue par les médecins. Il faut rappeler qu’elle fait l’objet d’une formation HES, ce qui renforce sa crédibilité auprès des soignant·e·s. L’acupuncture, la naturopathie et l’homéopathie sont également très populaires.
Parallèlement aux thérapies alternatives reconnues, il y a celles qui ne le sont pas, notamment celles pratiquées par les guérisseurs·euses, rebouteux·euses et faiseurs·euses de secrets; qu’est-ce qui séduit leurs adeptes?
Magali Jenny: Ces thérapies mettent fortement l’accent sur le lien corps-esprit. Elles soutiennent aussi le potentiel d’auto-guérison, tentent de réveiller le «médecin interne» qui sommeille en chaque patient·e.
Comment expliquer la place croissante des thérapies alternatives dans notre système de santé?
Pierre-Yves Rodondi: En Suisse, la votation fédérale de 2009 sur les médecines complémentaires a eu un impact fort. Certes, de tout temps, des thérapies alternatives ont été utilisées; mais les patient·e·s ne se sentaient pas forcément libres d’en parler à leur médecin conventionnel·le. De même, elles et ils taisaient certaines pratiques à leurs thérapeutes alternatifs·ves, par exemple les vaccinations, la prise de cortisone ou d'antibiotiques, etc. Le plébiscite – à près de 70% – des médecines complémentaires dans les urnes a permis de lever des tabous, de communiquer plus ouvertement. Et, par ricochet, de rendre l’accès à certaines thérapies plus facile.
Faut-il aussi voir dans ce succès une remise en question de la médecine académique triomphante?
Magali Jenny: La médecine conventionnelle continue à faire des progrès immenses. Mais, parallèlement, la spécialisation à outrance a un peu perdu les patient·e·s, qui ne veulent pas être considéré·e·s seulement comme un bras ou un pied. Elles et ils souhaitent une prise en compte globale de leurs besoins.
Pierre-Yves Rodondi: Rien que sur les quinze dernières années, la médecine académique a fait des bonds fulgurants, notamment dans le domaine de l’oncologie. Malgré ces avancées, il y a toutes sortes de pathologies pour lesquelles on ne trouve pas de solutions: problèmes de sommeil, fatigue chronique ou, plus récemment, covid long. Logiquement, on se demande si on ne pourrait pas aller chercher des réponses ailleurs.
L’efficacité de ces outils supplémentaires est parfois remise en question…
Pierre-Yves Rodondi: On en vient à l’épineuse question de la recherche scientifique. En Suisse, le budget ad hoc avoisine les zéros. Heureusement, ce n’est pas le cas partout. Aux Etats-Unis par exemple, 160 millions de dollars ont été alloués en 2022 à la recherche sur les médecines complémentaires. Et on dispose désormais de solides données concernant l’efficacité de certaines thérapies. Il est ainsi scientifiquement prouvé que l’acupuncture est tout aussi efficace que les médicaments pour lutter contre les migraines. Idem en ce qui concerne la prévention des récidives de la dépression: les patient·e·s peuvent opter pour des anti-dépresseurs ou pour la méditation. Dans le cas de l’ostéopathie, les dernières recherches montrent carrément que quand on a mal au dos, mieux vaut y avoir recours que de prendre des médicaments.
Qui des étudiant·e·s en médecine de l’Unifr? Rencontrez-vous certaines réticences de leur part?
Pierre-Yves Rodondi: Attention, notre but n’est pas de les convaincre qu’il faut utiliser des thérapies alternatives. Par contre, il est essentiel qu’elles et ils sachent que les patient·e·s s’y intéressent, donc qu’elles et ils soient informé·e·s et sensibilisé·e·s. Si un médecin est contre l’homéopathie, l’acupuncture ou le yoga, ses patient·e·s ne vont pas arrêter d’y avoir recours. Elles et ils vont simplement éviter d’en parler. Alors, bien sûr, on observe quelques résistances parmi les étudiant·e·s, mais pas assez pour m’empêcher de dormir.
D’où viennent ces résistances?
Pierre-Yves Rodondi: Je peux comprendre l’origine de certaines. En médecine, on se retrouve souvent confronté·e aux échecs des autres. Une personne qui consulte son ostéopathe pour des maux de dos n’atterrira chez son médecin de famille que dans le cas où cela n’a pas aidé, voire que son état a empiré. Si la thérapie fonctionne bien, son médecin de famille n’apprendra peut-être jamais l’existence de ces maux de dos. Bien sûr, il y a aussi eu des cas d’«excès» de la part de certain·e·s praticien·ne·s naturel·le·s, qui recommandaient, par exemple, à leurs patient·e·s atteint·e·s d’un cancer de renoncer à la chimiothérapie. Imaginez l’irritation de leurs médecins! Ce que peuvent, par ailleurs, craindre les soignant·e·s conventionnel·le·s, ce sont les interactions des médecines naturelles avec d’autres traitements. D’où l’intérêt que les étudiant·e·s en médecine soient sensibilisé·e·s à cette question et sachent où aller trouver des informations pertinentes. Et franchement, la plupart d’entre elles et eux sont vraiment intéressé·e·s par ces modules.
Même quand on leur parle des guérisseurs·euses et faiseurs·euses de secrets?
Magali Jenny: Certes, ces thérapies populaires, qui ne sont pas reconnues par l’ASCA, provoquent potentiellement encore plus de méfiance que les autres thérapies alternatives. Reste que, dès leurs premiers stages en milieu clinique, les étudiant·e·s entendent tellement parler des guérisseurs·euses par leurs patient·e·s qu’elles et ils sont content·e·s de pouvoir en apprendre davantage, et même «voir en vrai» des guérisseurs·euses (rires), dans un cours. A noter cependant que les étudiant·e·s germanophones tombent un peu des nues lorsqu’on évoque cette pratique très romande…
Il est vrai que la popularité des faiseurs·euses de secrets, et leur cohabitation avec la médecine hospitalière, ne laisse pas d’étonner outre-Sarine…
Magali Jenny: Leur gros avantage, c’est qu’elles et ils travaillent à distance et n’ont donc pas besoin de venir à l’hôpital. Par ailleurs, la plupart d’entre elles et eux officient gratuitement. Elles et ils sont invisibles, ne demandent pas d’argent, bref, n’existent pas. Donc pas de problème!
Quid des fameuses listes circulant dans les hôpitaux?
Magali Jenny: C’est désormais de notoriété publique: dans les hôpitaux romands, notamment dans les services d’oncologie et de radiothérapie, des patient·e·s sont suivi·e·s de près par des faiseurs·euses de secrets. Les médecins le savent, voire l’admirent. Dans certains services, des listes de contacts sont même affichées par le personnel infirmier. Officiellement, ces listes n’existent pas, pourtant, elles sont bien là… Mais le recours aux faiseurs·euses de secrets n’est pas systématique. Il doit rester un choix, émaner d’une demande des patient·e·s. Certain·e·s, notamment pour des motifs religieux, ne veulent pas en entendre parler.
Est-ce que le succès croissant des médecines alternatives a résisté à la covid-19?
Pierre-Yves Rodondi: Ce qui m’a interpellé au début de la crise, c’est que l’Occident a repris des Chinois·e·s tout ce qui a été fait, notamment les données et expériences médicales. Tout… sauf leur médecine traditionnelle. Alors que, d’emblée, des protocoles de médecine chinoise ont été développés. En Suisse, c’était un peu le monde à l’envers: des thérapeutes complémentaires se sont mis à vanter les mérites des antibiotiques, alors que, à l’inverse, certain·e·s médecins de famille ont testé des thérapies alternatives pour aider leurs patient·e·s. etc. De manière générale, je suis assez étonné et déçu du peu de recherches qui ont été menées sur les atouts potentiels des médecines complémentaires face à la covid.
Magali Jenny: La crise covid est une illustration intéressante de ce qui a été évoqué précédemment: en matière de thérapies complémentaires, il y a ce dont on parle ouvertement et ce qui se fait dans la réalité. Officiellement, on a pu avoir l’impression que même les adeptes des médecines naturelles leur tournaient le dos pour se ruer sur les vaccins et les médicaments conventionnels. Mais ce n’est pas le cas. Frustré·e·s de voir l’épidémie se propager et se prolonger, les patient·e·s ont cherché des solutions, ont (re)commencé à aller chez les naturopathes, les ostéopathes, etc. Après quelque temps et une série d’expériences positives, le bouche à oreille a fait son effet. C’est ce qu’on appelle le savoir empirique.
Certain·e·s détracteurs·trices des médecines dites naturelles estiment qu’elles sont assorties de risques; y a-t-il quelques règles à adopter par les patient·e·s?
Pierre-Yves Rodondi: Ce qui est potentiellement dangereux, c’est le rejet en bloc de toute forme de médecine académique.
Magali Jenny: Il est malheureusement vrai que, parfois, on rencontre des thérapeutes naturels qui ont des pratiques douteuses. Si elles ou ils font des promesses de guérison miraculeuse, conseillent d’arrêter les traitements médicaux en cours, tentent de créer une relation de dépendance avec leurs patient·e·s ou appliquent une tarification prohibitive, mieux vaut passer son chemin. Mon conseil, c’est de se renseigner auprès de ses proches, d’utiliser le bouche à oreille pour trouver un bon thérapeute. Et de ne pas hésiter à changer après quelques séances si on ne le «sent» pas. Toutes les thérapies ne conviennent pas à tous les patients·e·s. Tous les thérapeutes non plus.
Prolongez votre réflexion sur le sujet en visionnant le replay de notre Café scientifique «Médecine intégrative – Quoi de neuf, docteur?»
https://events.unifr.ch/cafes-scientifiques/fr
Magali Jenny est l’auteure d’un livre sur les guérisseurs·euses, rebouteux·euses et faiseurs·euses de secret; elle enseigne dans le cadre du Master en médecine de l’Unifr.
magali.jenny@unifr.ch
Pierre-Yves Rodondi est professeur de médecine de famille à l’Unifr; il y dirige l’Institut de médecine de famille.
pierre-yves.rodondi@unifr.ch