Dossier

La conscience artificielle – entre Pygmalion et Pandore

Connaissez-vous l’histoire de Pygmalion? Le mythique sculpteur grec créa une statue représentant une femme si douce, si parfaite à ses yeux, qu’il en tomba follement amoureux, s’imaginant qu’elle était un être de chair et de sang. Face à une telle détermination, les dieux n’eurent d’autre choix que de réaliser son vœu en dotant cette femme «de marbre» d’un sourire, de la parole… en lui donnant vie. La foi de Pygmalion était si puissante qu’elle lui permit de transcender les contraintes d’une réalité qui semblait éternellement fixée dans le marbre et d’obtenir ce qu’il espérait ardemment. La morale de l’histoire est une prophétie auto-réalisatrice: le simple fait de croire en quelque chose augmente les chances que cette dernière se réalise.

L’être humain est à un moment exceptionnel du développement et de l’implantation de l’intelligence artificielle. Des questions sur les chances et les risques liés la conscience, au transhumanisme, aux humanoïdes et au libre arbitre se posent dans presque tous les pays du monde, à l’échelle locale, nationale et internationale. Une culture mondiale unique est-elle en train d’émerger? La conscience de l’intelligence artificielle remplacera-t-elle la conscience humaine? Vers où allons-nous: vers la statue de Pygmalion devenue consciente ou vers la boîte de Pandore?

Qu’est-ce qui nous définit?

Sommes-nous nos mémoires, teintées par nos émotions, gravées dans nos corps, âme et esprit? Sommes-nous défini·e·s par nos réseaux de neurones qui créent nos mémoires? Ces mémoires créent-elles notre conscience? Quels sont les mécaniques de la biologie humaine nécessaires pour qu’un cerveau puisse acquérir les mécaniques de la conscience cognitive, sociale et incarnée. Même avant notre naissance, notre cerveau est capable d’apprendre et de mémoriser. Si nous apprenons grâce à une mémoire qui associe les évènements et permet leur récupération, qu’est-ce qui nous différencie de ChatGPT? Et si nous dotons l’intelligence artificielle de réseaux de neurones, deviendra-t-elle consciente?

Les études de la conscience permettent de jeter un regard profondément humain sur le processus de la pensée et de l’action. Tentons une définition de l’indéfinissable: Etre conscient·e, c’est savoir synchroniser ses réseaux de neurones, connaitre ses peurs, désirs, valeurs, croyances et intentions; c’est être capable d’introspection passée, présente et future, de prendre conscience des expériences viscérales et sensorielles significatives. La conscience, c’est la capacité cérébrale à connecter différents réseaux de neurones et les synchroniser en un tout fonctionnel pendant un court moment dans le temps. La mémoire de travail (mémoire à court terme dans le lobe frontal), par exemple, nous permet de conserver dans notre «œil de l’esprit» le contenu de notre conscience consciente, même en l’absence d’entrée sensorielle, car elle maintient une représentation active de l’information pendant une brève période.

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Rappelez-vous d’un être cher décédé, gardez son image mentale dans votre lobe pariétal. Existe-t-il dans votre cerveau, êtes-vous conscient·e de ces beaux moments passés en sa compagnie?

Mécanique complexe

Les fonctions cérébrales œuvrent par activité électrique (les ondes cérébrales) et chimique (les neurotransmetteurs), considérées comme des calculs effectués par les synapses dans des réseaux de neurones qui intègrent l’information. Ces fonctions peuvent se dérouler de manière consciente ou non consciente. Comparons cette activité synaptique entre l’Humain et l’intelligence artificielle. La synapse est une structure où les projections de deux neurones se rencontrent pour passer l’information. Des courants électriques descendent le long d’une branche neuronale jusqu’à ce qu’ils atteignent une synapse. Là, ils se mélangent à toutes les impulsions provenant des autres branches et s’additionnent pour former un signal unique. Lorsqu’elle est suffisamment forte, l’électricité déclenche la libération par le neurone des neurotransmetteurs qui dérivent vers la synapse d’un neurone voisin et provoquent à leur tour le déclenchement du neurone. Voici l’élément crucial: à chaque fois que cela se produit, la synapse est légèrement modifiée, en ce sens qu’elle nécessite moins (ou plus) d’énergie pour activer le neurone en aval. Revenons à la synapse artificielle. Comme une synapse biologique, elle se compose de deux films minces, composés de matériaux organiques flexibles, séparés par un mince espace contenant un électrolyte qui laisse passer les protons. L’ensemble du dispositif est contrôlé par un interrupteur principal: lorsqu’il est ouvert, le dispositif est en mode «lecture seule»; lorsqu’il est fermé, le dispositif est «inscriptible» et prêt à stocker des informations. Pour introduire des données, les chercheurs·euses soumettent la couche supérieure du film à une petite tension qui libère un électron. Pour neutraliser sa charge, le film «vole» ensuite un ion hydrogène au film voisin inférieur. Cette réaction modifie sa conductivité. A l’instar des synapses biologiques, plus l’impulsion électrique initiale est forte ou longue, plus les ions hydrogène sont déplacés, ce qui correspond à une plus grande conductivité. Avec de l’entraînement, les chercheurs·euses peuvent prédire avec un pour cent d’incertitude la tension nécessaire pour atteindre un état particulier (Yang & Xia, 2017). Ainsi la synapse artificielle fut!

Donc, l’intelligence artificielle ne cesse de reproduire les fonctions de l’intelligence humaines. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est capable de théorie de l’esprit (TOM en anglais ou Theory of Mind). Cette caractéristique de l’intelligence sociale nous permet de déduire la réalité intérieure de l’esprit d’une autre personne sur la base de son discours et de son comportement, ainsi que de notre propre connaissance de la nature humaine incluant nos peurs, désirs et intentions. La TOM est aussi un ingrédient essentiel de l’empathie, du jugement moral, de la conscience de soi et peut-être même du libre arbitre (Cuzzolin et al., 2020). C’est vers trois mois après la naissance que l’enfant effectue ses premiers pas vers la découverte de la conscience en découvrant les neurones miroir et la capacité d’imiter l’autre dans les grimaces et le sourire ou en découvrant la permanence de l’objet avec le jeu du coucou et l’attention conjointe. L’enfant n’a pas, à la base, ce concept de conscience de soi. C’est par le biais de de ses interactions que la séparation entre son «soi» et le «soi» de l’autre se développe au fil du temps.

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Ancré dans le réel

Un constat qui nous met face à une réalité. Le cerveau humain présente un paradoxe déroutant et stimulant: malgré une anatomie fixe caractérisée par sa connectivité, son répertoire fonctionnel est vaste, permettant l’action, la perception et la cognition, des processus à la fois infiniment complexes, intuitifs et simples. La résolution de ce paradoxe peut résider dans l’architecture de réseau du cerveau, qui organise les interactions locales pour faire face à diverses demandes environnementales – assurant l’adaptabilité, la robustesse, la résilience aux dommages, la transmission efficace des messages et les diverses fonctionnalités d’une structure fixe. Assurant même l’activité en absence d’entrée sensorielle: notre capacité d’imagination, de rêves éveillés, de partir ailleurs tout en étant là physiquement! Le cerveau humain est doté d’une conscience réelle et non virtuelle. Etes-vous capable d’écouter, dans votre tête, une musique qui n’existe pas? Sans entrée sensorielle réelle, pouvez-vous rejouer la chanson que vous aimez bien dans vos réseaux de neurones?

Le siège de la conscience est le cortex cérébral avec ses labyrinthes. Une compréhension anatomique et physiologique de la structure et du fonctionnement du cerveau confirme qu’il est le «siège de l’esprit». En tant qu’organe d’apprentissage, de réflexion et de mémoire, le cerveau devient synonyme de ce qui définit le «soi» à travers l’existence de la conscience, de l’esprit. Ainsi, le cerveau est indéniablement associé à une gamme de concepts transcendants – l’âme, l’esprit et la conscience – qui se rapportent tous de manière fondamentale les uns aux autres à la fois en raison de leur emplacement perçu dans le cerveau et de la manière dont chacun travaille finalement à définir la personne à laquelle appartient le cerveau.

Bienvenue dans les méandres du cerveau, l’abîme de la conscience, la spiritualité ou le royaume de l’âme. Des chercheurs·euses ont présenté un nouveau modèle neuro-informatique du cerveau humain qui pourrait permettre de mieux comprendre la façon dont le cerveau développe des capacités cognitives complexes et de faire progresser la recherche sur l’intelligence artificielle neuronale. Le modèle décrit le développement neuronal sur trois niveaux hiérarchiques de traitement de l’information qui obéissent au développement du cerveau humain. Au premier plan, le niveau sensorimoteur explore comment l’activité interne du cerveau intègre des régularités statistiques à partir de la perception sous forme de schémas et les coordonne avec l’action. Le niveau cognitif examine quant à lui la façon dont le cerveau combine ces schémas de manière contextuelle. Enfin, le niveau conscient considère comment le cerveau se dissocie du monde extérieur et manipule les schémas appris, et stockés dans la mémoire, qui ne sont plus accessibles à la perception, comme dans l’exemple d’un être cher décédé.

Avons-nous réussi la «création» d’une intelligence dotée d’une cognition artificielle, une cognition socio-émotionnelle, et allons-nous réussir à «créer» une cognition incarnée artificielle? La cognition incarnée représente les interactions entre pensées, affects et comportements au sein d’un environnement physique. Elle nous permet de concevoir le fonctionnement de la pensée dans un schéma intégratif (corps-cerveau-environnement) visant à prendre en compte la nature incarnée des connaissances que nous possédons sur le monde. L’esprit n’est pas un processus cérébral qui observe le monde à l’aide de capteurs. Il est, au contraire, une interaction entre les processus d’un cerveau et le monde qui l’entoure. Les types de problèmes pour lesquels les réseaux neuronaux profonds (DNN – Deep Neural Networks en anglais) excellent sont précisément ceux où l’interaction est au premier plan. Les décisions prises par les DNN sont frustrantes et inexplicables, et ne peuvent être qualifiées de rationnelles (Thelen, 2000; Lee, 2022)

Ces modèles artificiels démontrent comment la convergence entre les neurosciences et l’intelligence artificielle met en évidence les mécanismes biologiques et les architectures cognitives qui peuvent alimenter le développement de la prochaine génération de systèmes d’intelligence artificielle consciente. Sur quels mécanismes biologiques ces modèles neuro-computationnels s’appuient-ils? Sur l’interaction entre deux types fondamentaux d’apprentissage: l’apprentissage hebbien par utilisation et répétition et l’apprentissage par renforcement, associé à la récompense et aux neurotransmetteurs. Le modèle résout trois tâches de complexité croissante à tous ces niveaux, de la reconnaissance visuelle à la manipulation cognitive des per­ceptions conscientes. Ce modèle neuro-computationnel utilise l’apprentissage pour progresser davantage. Les résultats mettent en lumière deux mécanismes fondamentaux pour le développement à plusieurs niveaux des capacités cognitives dans les réseaux neuronaux: 1) l’épigenèse synaptique ou l’apprentissage hebbien à l’échelle locale et l’apprentissage par renforcement à l’échelle globale; 2) les dynamiques auto-organisées, issues de l’activité spontanée et de l’équilibre entre les neurones excitateurs et inhibiteurs (Volzhenin et al., 2022). Les futurs modèles de l’intelligence artificielle feront donc un pont entre l’intelligence artificielle et le seul système connu doté d’une conscience incarnée: l’être humain (corps-âme-esprit).

Notre experte Cherine Fahim est docteure en scien­ces neurologiques et chargée d’enseignement au sein de l’Unité de psychologie clinique et de la santé du Département de psychologie, sous la direction de la Professeure Chantal Martin Soelch.

cherine.fahimfahmy@unifr.ch