Recherche & Enseignement

Révolution copernicienne chez les neuroscientifiques

Juliane Britz et son équipe viennent de démontrer que notre cerveau «voit» mieux dans le moment en suspens entre deux battements de cœur et à l’inspiration qu’à l’expiration. Un renversement de perspective qui remet les signaux corporels au centre de l’attention des neuroscientifiques et, surtout, la démonstration qu’en matière de perception visuelle, tout ne tourne pas autour du cerveau!

Comme toutes et tous les spécialistes, les neuroscientifiques ont parfois le nez dans le guidon et manquent du recul nécessaire pour étudier leur matière de prédilection dans sa globalité. «Nous sommes des snobs encéphalocentrés», confesse Juliane Britz, lectrice au Département de psychologie de l’Université de Fribourg. Plutôt que de garder son regard exclusivement rivé sur les circonvolutions de notre encéphale, cette merveille qui gouverne chacun de nos gestes et de nos pensées, la chercheuse a décidé de «réamarrer le cerveau à notre corps», afin de voir si ce dernier joue également un rôle dans notre capacité à percevoir un stimulus visuel très faible. En 2020, elle a démarré une recherche s’inscrivant dans le cadre du projet «BBC – Brain, Body and Consciousness», soutenu par le Fonds national de la recherche scientifique et doté d’un financement de près de 400’000 francs. Un sujet qui a passionné les spectateurs·trices et le jury fribourgeois de Ma thèse en 180 secondes, puisque sa doctorante Viviana Leupin a gagné sa place en finale suisse en 2023 avec sa thèse «Comprendre l’interaction entre les signaux cardiorespiratoires et l’activité cérébrale dans l’émergence de la conscience».

Renversement de perspectives

Cela fait des décennies que le cerveau fascine Juliane Britz, cet organe «toujours actif, jour et nuit, même sous anesthésie générale ou dans le coma, jusqu’à la mort». Après une thèse sur le traitement du langage chez les cérébrolésé·e·s, la chercheuse s’avoue toutefois un peu lassée des expériences à sens unique propres aux neurosciences cognitives. «Nous nous sommes trop souvent bornés à observer les effets des stimuli sur le cerveau. J’ai décidé de renverser la perspective et de centrer mes recherches sur ce que ce dernier fait des stimulations sensorielles qui lui parviennent.» Pour illustrer son propos, Juliane Britz brandit une image du vase de Rubin, une image en noir et blanc qui peut tantôt être perçue comme un vase, tantôt comme deux visages qui se font face. «Ce sont des images ambiguës que nous ne sommes pas capables de voir en même temps. C’est soit l’une, soit l’autre, ce qui démontre que, pour un même stimulus, le cerveau peut décider de distinguer deux formes différentes».

Nous avons toutes et tous entendu parler de ces images subliminales de quelques millisecondes que des publicitaires auraient intercalées sur les pellicules projetées au cinéma. Si l’efficacité marketing de l’injonction «Buvez Coca Cola!», glissée subrepticement entre l’une des 24 images à la seconde d’un film – le cas le plus célèbre – n’a pas été démontrée, l’idée n’en était pas moins la suivante: une image présentée un temps extrêmement bref, si bref qu’elle n’est pas consciemment perçue, peut être enregistrée par le cerveau des spectatrices et spectateurs sans qu’elles et ils ne s’en rendent compte. C’est peu ou prou la même stratégie qu’a mise en œuvre Juliane Britz: «Nous leur montrons très fugacement des images appelées Gabor gratings, qui consistent en des traits diagonaux dessinés sur un cercle. Les participant·e·s doivent déterminer si ces motifs sont orientés à gauche ou à droite. Nous avons fait en sorte qu’elles et ils puissent trouver la réponse correcte dans plus de 80% des cas». L’apparition étant extrêmement brève (16 millisecondes), au seuil de la perception, cela implique que les sujets ne voient le stimulus que la moitié du temps. «Les participant·e·s doivent nous indiquer d’abord l’orientation du stimulus et ensuite si elles et ils ont vu le stimulus ou deviné la réponse. De notre côté, nous comparons la réaction du cerveau pour le même stimulus, qu’il ait été vu ou pas, séparément pour la phase cardiaque et respiratoire», explique Juliane Britz.

© Getty Images | American actor John Travolta during the ‹Greased Lightning› scene from the film, ‹Grease›, 1978.
Une expérience façon Orange mécanique

Imaginez une salle plongée dans l’obscurité avec un·e volontaire, assis·e à 70 centimètres d’un écran, la tête enveloppée dans une sorte de bonnet de natation constellé d’électrodes. «Nous en installons 128, afin de mesurer l’activité (électrique) cérébrale (électroencéphalogramme). Pour la pulsation cardiaque, nous posons deux électrodes (électrocardiogramme). Quant à la respiration, nous la mesurons à l’aide d’une ceinture autour de la taille. Une fois ces préparatifs achevés, qui auront tout de même duré près de deux à trois heures, les tests peuvent commencer. C’est ce protocole élaboré qui a permis aux chercheuses de voir comment le cerveau, au cours de plus de 960 essais, réagit aux images présentées à différents moments de leur cycle cardiaque (systole/diastole) et de leur cycle respiratoire (inhalation/exhalation). Place maintenant aux résultats.

Le cœur conditionne le cerveau…

Premier constat: la phase cardiaque a un impact indéniable sur la conscience, d’où le parallèle avec la révolution copernicienne, toute proportion gardée bien entendu. En d’autres termes, les expériences des deux chercheuses ont montré que notre palpitant affecte la manière dont nous percevons les choses. Il a rendu certaines informations plus claires durant la phase de décontraction du muscle cardiaque (diastole) que lors de la contraction (systole). Durant la systole, les barorécepteurs, des récepteurs sensoriels présents dans les artères, envoient des signaux au cerveau afin de lui permettre de correctement régler la tension artérielle. Or, les chercheuses ont remarqué que ces signaux interfèrent avec le traitement des stimuli visuels par le cerveau. «En somme, explicite Juliane Britz, les sujets voient le stimulus tant dans la phase diastolique que systolique. En revanche, le cerveau utilise d’autres voies pour parvenir à une perception consciente, lorsqu’il y a un signal concomitant des barorécepteurs». Concrètement, cela signifie que, en fonction du signal corporel dispensé au travers des phases cardiaques, l’activité cérébrale prend une voie différente. «Ces résultats fournissent une nouvelle solution à un long débat scientifique sur l’importance des cortex préfrontaux et pariétaux pour la conscience. Grâce à nos tests, nous avons montré que cela dépend des signaux du corps qui fluctuent à travers la phase cardiaque et respiratoire. Ce même modèle nous a aussi permis d’identifier les premiers marqueurs de la conscience: nous trouvons des premiers marqueurs plus précoces quand les barorécepteurs se taisent que quand ils sont actifs», ajoute la chercheuse.

… et la respiration aussi

Les chercheuses ont également démontré que la phase de la respiration, inhalation-exhalation, influence aussi la trajectoire de l’activité cérébrale liée à la conscience. «Les barorécepteurs sont plus actifs pendant l’exhalation que pendant l’inhalation. Nous observons donc des effets comparables autant lors de la diastole et de l’exhalation que de la systole et de l’inhalation», détaille la chercheuse. Une influence de la respiration sur le cerveau et notre conscience qui ne la surprend d’ailleurs pas tellement puisque «la première chose que nous faisons à la naissance, c’est souffler».

Cette vaste étude a permis aux deux neuroscientifiques de confirmer que le cerveau n’encaisse pas passivement les stimuli externes, mais que c’est son état pré-stimulus, déterminé par l’influence du corps, qui va déterminer sa manière de les traiter. Et comme toute bonne recherche produit plus de questions que de réponses, Juliane Britz anticipe déjà la suite: «Je rêve maintenant de poursuivre le projet avec des singes et des patient·e·s épileptiques, ainsi que sur des hallucinations – des perceptions sans stimulus physique».

Notre experte Juliane Britz est  lectrice au Département de psychologie et chargée de cours au Département d’informatique.

juliane.britz@unifr.ch