Interview

Bousculer l’ethnocentrisme de l’école

Les recherches récentes l’affirment: le potentiel de développement de l’enfant se révèle meilleur si une bonne collaboration existe entre son école et ses  parents. Mais, loin d’être une évidence, ce lien peine souvent à s’établir. Pourquoi? Quels sont les obstacles? Professeure en anthropologie de l’éducation et  de la formation à l’Unifr, Tania Ogay en discute avec Samuel Glannaz, directeur de l’Ecole primaire francophone du Schoenberg.

Qu’attend l’école des parents d’élèves?

Samuel Glannaz: Nous attendons un partenariat, avec, dans l’idéal, un lien de confiance mutuelle. Les enfants sont longtemps à l’école dans une journée et sur la durée de leur enfance. Les parents nous le disent: «On vous confie nos enfants». Ce partenariat se base aussi sur un but commun: le bien des enfants.

Tania Ogay: Dans l’idéal, c’est aussi ce que préconise la recherche. Des études montrent clairement que la situation est plus favorable pour l’enfant — d’autant plus s’il s’agit d’un enfant aux besoins particuliers — s’il existe une vraie collaboration entre l’école, ses intervenant·e·s et les parents.

Et, confronté à la réalité, que devient cet idéal?

Samuel Glannaz: Construire un partenariat se révèle parfois plus compliqué que prévu, parce que, par exemple, on se trouve face à des parents issus de la migration, qui ont un vécu et un parcours différent. Ils n’ont peut-être pas ou peu fréquenté l’école et ne connaissent pas les codes de l’institution. Cette réalité est celle de l’Ecole primaire du Schoenberg, qui est particulière avec 42 nationalités représentées, mais qui n’est pas une exception dans le Canton de Fribourg.

Tania Ogay: La compréhension du rôle des parents dans le cadre scolaire peut être difficile lorsque les références culturelles sont différentes. Ce partenariat n’est pas une évidence, mais il doit se construire.

Vous vous êtes justement penchée sur cette relation et sa construction dans un de vos projets de recherche…

Tania Ogay: En effet, le projet COREL nous a amenés à observer une vingtaine d’enfants lors de leur première année de scolarité, dans quatre classes d’un même établissement scolaire, également très multiculturel. Cette démarche de type ethnographique nous a permis de suivre les processus complexes de la construction de la relation école-familles, lors des interactions entre parents et enseignant·e·s.

Quels constats tirez-vous de vos observations?

Tania Ogay: Les parents arrivent avec beaucoup d’espoirs et d’attentes. Au cours de notre suivi, aucun conflit ouvert n’est apparu, mais nous avons constaté que la collaboration ne se mettait souvent pas vraiment en place. Or, comme je le mentionnais, ce partenariat doit se construire. Il s’agit d’être dans une relation où on s’interroge non seulement sur l’autre et ses difficultés, mais aussi sur soi-même et ce qu’on pourrait faire pour améliorer cette relation. Nos recherches nous ont amenés à l’hypothèse d’un ethnocentrisme de l’école comme obstacle majeur à la collaboration école-familles. Du point de vue de l’institution et de ses représentant·e·s, tout semble évident et on n’explicite pas les attentes. Je schématise, mais, en gros, on fait comme on a toujours fait. On pense que c’est évident pour tout le monde. Et on ne comprend pas que cela ne fonctionne pas.

C’est quelque chose que vous avez expérimenté dans votre école?

Samuel Glannaz: Clairement! Avant de devenir directeur de l’Ecole primaire du Schoenberg, j’ai travaillé plus de vingt ans dans une école de village de la campagne fribourgeoise. A ma première rentrée à Fribourg, j’ai voulu reprendre le schéma de rentrée que j’utilisais jusque-là: une séance réunissant tous les parents des nouveaux élèves dans une salle, des chaises devant un écran et une présentation PowerPoint de ce qu’allait être la première année de scolarité de leur enfant. Mais, après quinze ou vingt minutes, des parents ont commencé à se lever et à quitter la salle. Ma façon de faire ne correspondait pas à mon public. Je ne répondais pas aux attentes des parents que j’avais en face de moi et je ne rentrais pas en contact avec eux.

Comment avez-vous réagi?

Samuel Glannaz: Ma mission était de leur rendre l’école accessible. Mais comment? Des discussions ont été ouvertes avec les personnes du Secteur de la cohésion sociale du Service de l’enfance, des écoles et de la cohésion sociale de la Ville de Fribourg. Ensemble, nous avons réfléchi à d’autres moyens pour expliquer ce qu’est la vie à l’école. Nous proposons désormais une forme de comptoir, avec des stands qui présentent certains aspects. Par exemple, on explique comment habiller un enfant pour aller à une matinée en forêt et comment retirer une tique. Une dimension interactive a été introduite et, pour faciliter les échanges, des interprètes sont présents.

Tania Ogay: L’école a beaucoup à gagner à se décentrer. Mais c’est plus facile de mettre la faute sur l’autre, de réprouver le désintérêt des parents, plutôt que de se remettre en question et de proposer d’autres manières de fonctionner pour leur permettre d’entrer en contact.

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Tania Ogay est professeure ordinaire en anthropologie de l’éducation et de la formation auprès du Département des sciences de l’éducation et de la formation de l’Université de Fribourg. Ses recherches actuelles se concentrent sur la relation entre l’école et les familles dans leur diversité. Grâce à un financement du FNS, elle réalise actuellement une recherche ethnographique au sein d’une administration scolaire cantonale, avec pour objectif de saisir comment les cadres de l’école pensent cette relation.
tania.ogay@unifr.ch

L’école n’attend-elle pas davantage des parents issus de la migration?

Samuel Glannaz: Je ne pense pas, mais cela demande plus d’efforts et d’énergie à ces parents-là. En tant que professionnel·le, on doit en être conscient·e et faire un pas dans leur direction.

Tania Ogay: D’autant que ces efforts, ils les fournissent pour l’école, mais aussi pour toutes les autres activités qui remplissent leur journée. Si l’enseignant·e est centré·e sur elle·lui-même, elle·il ne pourra pas avoir la sensibilité nécessaire pour percevoir ces différences et pour comprendre la société dans sa diversité.

Ces interactions avec les parents et cette relation à créer sont-elles abordées dans le cursus de formation des enseignant·e?

Tania Ogay: Il en est question, mais ce n’est pas assez valorisé. Un·e jeune en formation se focalise plutôt sur les moyens pédago­giques qui lui permettront d’enseigner les mathématiques ou les difficultés de la grammaire française. Sans expérience, il lui est difficile de se rendre compte de l’importance que pourront prendre ces aspects relationnels.

La formation continue permet-elle d’acquérir ces compétences plus tard?

Tania Ogay: Des formations sont régulièrement proposées, mais ce ne sont pas celles qui ont le plus de succès. Y participer demande une remise en question de son propre fonctionnement. Le réflexe pousse à se tourner vers des cours où l’on aborde les difficultés de l’autre: le comprendre plutôt que se poser des questions sur soi…

Quelle a été la relation entre les chercheurs·euses de votre projet et les enseignant·e·s concerné·e·s?

Tania Ogay: Notre projet était financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Nous avons eu de la chance de trouver dans le Canton de Fribourg un Département de l’instruction publique ouvert à nos recherches. Nous leur en sommes reconnaissants. Quant aux rapports avec les enseignant·e·s, nous avons nous aussi rencontré des problèmes à construire une relation de confiance. Il est difficile de pointer sur ce qui pourrait fonctionner mieux, sans qu’il y ait un sentiment de culpabilisation alors que notre démarche est envisagée comme une aide.

Lors de la révision de la Loi scolaire, adoptée en 2014, le législateur a introduit un conseil des parents. Un outil qui ne semble pas donner satisfaction, selon les propos tenus lors du Café scientifique de l’Unifr qui vous a réunis, avec d’autres intervenant·e·s, à la fin mai 2023, sur ce thème des relations parents-école…

Samuel Glannaz: Au changement de loi, il y avait une volonté de sortir du système des commissions scolaires, qui engageaient le corps enseignant sans avoir vraiment les compétences adéquates pour le faire. Mais, en même temps, on voulait préserver un rôle pour les parents. Il s’est concrétisé par ce conseil des parents. Par expérience, je constate que les objectifs de représentativité sont très difficiles à atteindre. Une partie des parents n’est pas en mesure de s’investir dans une telle structure faute de temps, d’intégration ou même de compréhension.

Le rôle de ce conseil de parents semble rester incompris?

Tania Ogay: Ses missions ont fait l’objet de diverses discussions et modification lors de l’élaboration de la loi. J’ai participé à ces discussions et notre volonté était d’avoir un espace pour échanger, un lieu où l’école ne serait pas placée au-dessus. Le nom de conseil d’établissement aurait été plus cohérent, puisqu’il ne réunit pas que des parents, mais aussi des représentants du personnel scolaire et de la commune. Les parents membres y représentent l’ensemble des parents et seraient censés concerter les autres pour être leur porte-voix. Je ne suis pas sûre qu’elles et ils en soient vraiment conscient·e·s.

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Samuel Glannaz est le directeur de l’Ecole primaire francophone du Schoenberg.  Avant cela, il a enseigné durant vingt et un ans à La Brillaz, un établissement qu’il a également dirigé durant sept ans.
dir.ep.schoenberg@edufr.ch

On entend souvent que le rôle du conseil de parents se résume à organiser des ventes de gâteaux afin de financer certaines activités…

Samuel Glannaz: La confection et la vente de gâteaux ne sont pas une finalité en soi. Mais il ne faut pas non plus voir ces activités négativement: elles restent un moyen de fédérer et d’impliquer les gens. Les gâteaux sont souvent liés à des manifestations qui permettent aux familles de se rencontrer. Tout cela participe au bien vivre à l’école. Le conseil des parents peut aussi être à l’origine de ce genre de rencontre. Je connais une école où il organise un café de la rentrée pour justement apprendre à connaître les nouvelles et nouveaux venu·e·s et discuter du fonctionnement de l’école. Là où le bât blesse, c’est qu’on a parfois des parents qui s’investissent pour évoquer leur cas particulier ou pour aborder des questions d’ordre pédagogique. Ce qui n’est pas du ressort du conseil des parents.

Pour revenir à la relation école-parents, quelle est l’influence de la situation de l’enfant sur ce rapport?

Samuel Glannaz: Etre parents d’un·e bon·ne élève est plus facile, c’est certain. La situation est positive. On se voit rarement et tout va bien. En revanche, si la situation se complique, on a besoin d’un lien de confiance pour pouvoir dialoguer avec les parents. Ce sont eux qui vont accepter ou non la mesure d’aide proposée et signer les documents pour la demander.

Tania Ogay: Les parents à l’aise avec le système vont s’intéresser à leurs droits, lire la Loi scolaire, revendiquer ce qu’elles et ils pensent être juste. Pour les autres qui sont moins à l’aise, l’école peut être tentée d’imposer la solution et donc de ne pas respecter les droits des parents. Ce qui ne peut pas être appelé un partenariat.

Samuel Glannaz: La manière de communiquer la situation et les solutions proposées joue également un rôle primordial. Si on explique à des parents les chemins suivis, les moyens déjà mis en place en classe et que la mesure proposée est ce qu’on considère comme la meilleure option même si elle ne permettra pas de tout résoudre; ou si on leur dit, voilà ce qu’on va faire et ce n’est pas négociable, on ne construit pas le même genre de relation avec les parents.

Finalement, est-il plus compliqué d’être enseignant·e aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans?

Samuel Glannaz: La société a changé, les attentes envers l’école aussi. Mais les relations humaines ont été compliquées de tout temps. Il faut juste accepter d’évoluer aussi.

Tania Ogay: Les objectifs sont devenus plus ambitieux: une société plus équitable, plus attentive à chacun·e, plus inclusive… Former les citoyennes et citoyens de demain n’est pas équivalent à former celles et ceux de 1970. Pour assumer leur rôle, les enseignant·e·s et l’institution n’ont d’autre choix que de suivre ce mouvement, avec les difficultés que cela implique.

C’est d’ailleurs l’objet de votre recherche actuelle?

Tania Ogay: En effet, après avoir observé les interactions entre les enseignant·e·s et les parents, nous nous intéressons désormais à l’ethnocentrisme de l’école en tant qu’institution avec un nouveau projet appelé DECOLLE, également soutenu par le FNS. Ce sont désormais les cadres de son administration que nous étudions. Nous observons les pressions qu’elles et ils rencontrent et constatons à quel point il est difficile de faire passer des changements. Malgré tout, nous avons l’ambition d’avoir un impact sur le terrain où se déroule notre recherche, dont la réalisation favorise un processus de décentration de l’institution.