Dossier

Ça vous dégoûte?

Croquer dans un aliment qui vous répugne vous fait grimacer? Pas de panique: vous n’êtes ni difficile, ni capricieux·euse. Peut-être émettez-vous simplement un signal d’alarme.

Un dossier sur le goût? Parlons du dégoût! Le dégoût, une des émotions primaires, est inséparable du goût. Dans toutes les cultures, les individus en expriment les marques par une expression faciale particulière: ils ferment les yeux, contractent les narines, font la moue ou tirent la langue. Si la réaction est universelle, la substance qui en est à l’origine ne l’est pas. Ou pas toujours. Les excréments, les animaux bizarres, les aliments putréfiés appartiennent à la catégorie des substances dégoûtantes dans la plupart des cultures. Remarquons aussi que les objets de dégoût, quelle que soit la culture, ont majoritairement une origine animale.

En général, les animaux qui sont très proches de l’homme, tels que les singes, ou au contraire très éloignés, comme les insectes, sont considérés comme dégoûtants, de même que ceux qui se nourrissent de matières en putréfaction ou sont carnivores. La putréfaction et l’odeur qui en résulte figurent parmi les principaux facteurs de dégoût.

Il existe cependant des animaux consommés avec délectation dans certaines régions du monde qui suscitent la répulsion ailleurs. Les chiens, les escargots, les insectes, les cobras, les grenouilles sont consommables ici, immangeables là-bas. Pourtant, ils ne présentent aucun danger ni toxicité: il se peut même qu’ils soient très riches au niveau nutritionnel. Simplement, ils dégoûtent par leur consistance, leur aspect, leur odeur, leur origine ou ce qu’ils représentent. En ceci, le dégoût, émotion universelle, a une dimension culturelle; et s’il n’y a rien dans la nature même de ces substances qui soit nocif, la répulsion qu’elles suscitent peut déclencher une manifestation biologique: malaise, anxiété ou nausée.

Focus sur la viande

La viande en particulier est un aliment à la fois très apprécié et associé au dégoût. Si l’on considère toutes les espèces animales existantes, le nombre de celles que nous consommons est plutôt restreint. Même dans les sociétés occidentales où la consommation de viande est plutôt courante, seules quelques espèces animales sont considérées comme comestibles, principalement des mammifères tels que le bœuf, le porc et l’agneau, mais jamais des rongeurs. De plus, certaines parties des animaux, comme les yeux, sont souvent perçues comme répugnantes.

Même s’il est rare qu’on les goûte, les substances dégoûtantes sont communément perçues comme ayant mauvais goût et étant potentiellement dangereuses. Or, leur caractéristique principale demeure leur nature agressive sur le plan symbolique et imaginaire. Ceci s’explique par le fait que l’être humain se nourrit non seulement de nutriments, mais aussi de signes, de symboles, de rêves et de mythes. Le besoin biologique de se nourrir se trouve profondément enraciné dans un système de valeurs. Chaque culture établit un ordre de ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas, classant les aliments potentiels en deux catégories: ceux qui peuvent être consommés et ceux qui ne le peuvent pas. L’ensemble de ces règles constitue le système culinaire, qui à son tour façonne l’identité d’un groupe. On trouve alors des substances qui produisent du dégoût chez les un·e·s, mais qui peuvent être appréciées, et parfois fortement, par d’autres!

Aimer ce qui est tabou

Bien qu’il soit souvent associé au tabou, le dégoût se distingue néanmoins de celui-ci à plusieurs égards. Un aliment tabou est un aliment interdit, pour des raisons d’ordre magique, religieux ou rituel, et concerne un groupe ou une collectivité. Un aliment dégoûtant est celui qui ne passe pas l’épreuve du principe d’incorporation de l’individu, un produit dont les caractéristiques (odeur, texture, forme, origine) conduisent une personne à ne pas vouloir l’ingérer, car lui faire passer la barrière de sa bouche lui est insupportable. Par contre, il est possible d’aimer un aliment tabou dont la consommation est interdite par des lois religieuses. Ainsi, si le dégoût est individuel, le tabou alimentaire a une dimension collective.

© STEMUTZ.COM Jan Krätli

Le dégoût, bien qu’influencé par des choix culturels, possède toujours une dimension personnelle, étroitement liée à l’identité individuelle et à la volonté d’accepter ou pas qu’un produit entre dans le corps. En effet, les aliments, à travers une série de processus chimiques, deviennent partie intégrante de l’individu, de sa composante physiologique. Ils exercent donc une influence sur la personne et son être. Ceci explique le rejet à incorporer et faire sienne une substance que l’on trouve dégoûtante.

Les aliments d’origine animale rapprochent le tabou et le dégoût: la viande est à la fois l’aliment le plus convoité, celui qui provoque le plus de dégoût et celui qui est le plus entouré d’interdits. Nous savons que la consommation de porc est prohibée dans les religions juive et musulmane, tandis que le bœuf est tabou chez les hindous. En revanche, il n’y a jamais eu d’interdiction concernant des aliments tels que les lentilles, les épinards ou la salade.

Cultures et identités

L’altérité peut être fondée ou approfondie par ce que l’on mange. Les personnes qui ingèrent ce qui nous dégoûte sont perçues comme différentes, «autres». La nourriture peut tracer une frontière entre les groupes: une alimentation partagée nous réunit et crée une appartenance, tandis que celle que nous n’acceptons pas crée de la distance. Le sentiment d’appartenance ou de différence sociale se construit en grande partie autour des pratiques alimentaires.

Des plats traditionnels, très appréciés chez des groupes culturels spécifiques, peuvent être source d’un profond dégoût pour celles et ceux pour qui ces plats sont inhabituels. Ainsi va de la molokheya, une soupe verte visqueuse et gluante, consommée en Egypte et au Maghreb, qui peut rassembler à de la morve pour les non-initié·e·s. Pour d’autres personnes, ce sera le bruckfleisch, un représentant de la cuisine viennoise, dont il est difficile de deviner de quoi il est composé. Le plat de couleur marron peut apparaître peu appétissant à certain·e·s, tandis que d’autres le rejetteront à cause de sa composition à base d’abats et de sang. Les tripes, un met parfois très apprécié, est aussi souvent source de dégoût. Manger des huîtres vivantes peut susciter un rejet total chez certaines personnes, alors que d’autres adorent et associent cette pratique au prestige.

Face à l’altérité représentée par une cuisine peu familière, les individus peuvent manifester de la néophobie, qui se traduit par un refus pour goûter la nouveauté, ou bien de la néophilie, exprimée par l’attirance vers de nouvelles saveurs. Au-delà de ces tendances personnelles, notre perception de l’hygiène – ou de son manque – dans la préparation ou chez la personne qui cuisine contribue à accepter ou non un plat donné, le dégoût étant souvent associé à la saleté.

Ainsi, la contamination est un facteur de dégoût particulièrement intéressant. Avec elle, en effet, le dégoût dépasse le cadre d’un seul produit et s’étend à des aliments qui ont été en contact avec des substances dégoûtantes. Des aliments entrés en contact avec des animaux ou insectes que l’on associe à la saleté (comme les cafards, les rats, les vers ou les mouches), deviennent à leur tour dégoûtants. Le fait de trouver un cheveu dans la nourriture, en particulier lorsqu’on ne sait pas à qui il appartient, peut être repoussant au point de ne plus vouloir continuer à manger.

Bien qu’importante, la culture n’est pas la seule dimension pour expliquer les goûts et les dégoûts. Des raisons physiologiques expliqueraient que le dégoût soit lié à la peur du résultat de la consommation: si l’aliment peut avoir des conséquences négatives sur notre corps, nous aurons tendance à le rejeter. Le dégoût pourrait avoir un rôle protecteur et les mimiques faciales pour l’exprimer communiqueraient à l’entourage de ne pas y goûter!

Notre experte Andrea Boscoboinik est maîtresse d’enseignement et de recherche à l’Unité d’anthropologie sociale.
andrea.boscoboinik@unifr.ch