Dossier

Des goûts et des odeurs

Le goût va bien au-delà des cinq grandes saveurs reconnues, à savoir le salé, le sucré, l’acide, l’amer et l’umami. Il est intimement lié à des textures, à des couleurs, à des souvenirs et à un autre sens, l’odorat. C’est du moins l’avis de la biologiste Patricia Boya, de la chimiste Katharina Fromm et de Richard Chevrey, né sans goût ni odorat.

Que représente le goût pour vous, à titre personnel?

Katharina Fromm: Pour moi, le goût dépasse ce qui se produit dans la bouche. Il est étroitement lié à la sensation olfactive mais aussi à la vue. Sans oublier la texture des aliments. C’est donc un ensemble qui implique plusieurs sens. Cet ensemble crée une image dans le cerveau. Tout naturellement, le goût va donc inspirer mon imagination.

Patricia Boya: J’adore préparer à manger pour les autres. Chez moi, le goût est donc associé à des attentes par rapport à la réaction des gens pour lesquels j’ai cuisiné. Et puis le goût renvoie à tellement de souvenirs, fait remonter tellement d’émotions. J’irais donc encore plus loin que Katharina Fromm: le goût va bien au-delà des sens.

Richard Chevrey: Etant donné que je ne sens pas à proprement parler de «goût» lorsque je mange, ce mot renvoie à d’autres sensations telles que la texture ou la couleur. Au niveau humain, il me fait faire un voyage en enfance. C’est-à-dire vers le terroir d’une part – je suis né dans le Jura français, une région bien connue pour ses produits régionaux. Et, d’autre part, il me rappelle l’excitation liée à la préparation des mets. Ma mère aimait beaucoup cuisiner et moi, je ne me faisais pas prier pour l’aider. Nous nous mettions aux fourneaux des heures durant et l’expérience était amplifiée par l’anticipation du plaisir des invité·e·s.

Katharina Fromm: C’est intéressant! Chez moi, la composante imaginaire est très forte, chez vous, c’est la composante sociale…

Richard Chevrey: C’est peut-être une question de caractère (rires). Plus sérieusement, en l’absence de goût et d’odorat, je vais chercher des sensations ailleurs. Un exemple parlant est celui du café du matin. J’entends toujours dire que son odeur est particulièrement marquante, au point de tirer les gens de leur lit. Pour moi, le plaisir vient de la préparation: moudre les grains, faire chauffer les tasses, entendre le grésillement de la cafetière lorsque le liquide est monté…

Et d’un point de vue scientifique, le goût, c’est quoi?

Patricia Boya: Le goût renvoie à la fois à l’olfaction et à la gustation. Lorsqu’un aliment se trouve dans notre bouche, la salive dissout les molécules dites «sapides». Elles viennent titiller les bourgeons du goût qui se trouvent dans les papilles sur la langue: on parle alors de saveur. Il y a des milliers de bourgeons gustatifs dans la bouche. Ils contiennent chacun une centaine de cellules équipées de récepteurs spécialisés, qui reconnaissent les molécules des saveurs parmi cinq grandes catégories: sucré, salé, amer, acide et umami. Dans l’olfaction, les molécules volatiles odorantes montent vers le nez via le palais. C’est la stimulation olfactive par la voie rétro-nasale qui donne l’arôme. Il existe un terme recoupant l’arôme et la saveur: la flaveur. Par ailleurs, d’autres sensations telles que la température, la texture ou le côté frais, viennent s’ajouter pour donner l’impression finale de goût.

Katharina Fromm: Votre explication illustre bien le fait que le goût et l’odeur sont intimement liés. D’une certaine manière, les Suisses alémaniques ont tout compris: alors qu’en Hochdeutsch on fait la distinction, comme en français, entre les verbes riechen – sentir – et schmecken – avoir du goût –, en dialecte alémanique, il n’y a qu’un seul mot pour les deux: schmecken.

Patricia Boya: Ce qui est également intéressant, c’est que seules trois synapses – c’est-à-dire les zones de contact situées entre les neurones, qui permettent la transmission d’informations entre eux – entrent en compte dans l’odorat, contre six ou sept en ce qui concerne la vision. Le chemin entre l’aliment que je mange et la flaveur que j’expérimente est donc assez direct, le nerf olfactif étant le plus court des nerfs sensoriels. On pense que les humains sont très visuels, mais en effet, ils sont très olfactifs. Nous pouvons percevoir des millions d’odeurs.

Pourquoi le corps humain a-t-il été programmé afin que la connexion entre une odeur et le cerveau comporte si peu d’étapes?

Katharina Fromm: L’odorat est important pour la survie. L’exemple classique, c’est le gaz. Si votre nez détecte la présence d’un gaz toxique, vous aurez le réflexe de prendre la fuite. Dans le cas du cyanure, c’est flagrant, sauf pour une minorité de gens qui ne le perçoivent pas. Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai été en contact régulier avec la phosphine, un gaz extrêmement volatile, toxique et nauséabond. Au point d’en être saturée: moi, je ne le sentais plus. Par contre, le soir, dans le tram du retour du labo, j’avais l’impression que les autres passagers s’éloignaient de moi (rires).

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Patricia Boya: En effet, il y a un phénomène de désensibilisation aux odeurs. Nous en avons toutes et tous fait l’expérience au rayon parfums d’un grand magasin: après deux-trois essais sur une petite languette de carton, on ne sent plus rien. Pour couronner le tout, on a mal à la tête!

Voilà un désagrément que vous ne connaissez pas, Monsieur Chevrey…

Richard Chevrey: Non. Par contre, j’ai développé d’autres sensations en grandissant. Je suis généralement en mesure de détecter le fait que quelqu’un vient de mettre du parfum ou de la crème solaire. L’air change. Il y a comme une astringence.

Patricia Boya: Cela ne m’étonne pas: l’astringence est la propriété de certaines substances à coaguler les protéines du mucus dans la bouche et à produire un resserrement des muqueuses. On ressent alors une sécheresse dans la bouche. Les amateurs de vin connaissent bien ce terme, qui renvoie à une présence importante des tanins.

Richard Chevrey: Figurez-vous qu’un temps, j’ai vendu du vin. Ce qui n’a pas manqué d’amuser ma famille et mon entourage. Cela montre qu’il y a d’autres moyens d’apprendre à «goûter». Dans la vente, le bagou fait le reste… Le fait de n’avoir ni goût ni odorat a parfois même été un avantage au niveau professionnel. Lors de l’engagement de l’armée française – dans laquelle je servais à l’époque – à l’étranger sous l’égide de l’ONU, j’ai été chargé de surveiller des charniers, dont l’odeur était insoutenable pour la plupart des soldats.

Katharina Fromm l’a mentionné: l’odorat permet d’attirer notre attention sur certains dangers. Est-ce également le cas du goût?

Patricia Boya: Vous l’avez sûrement déjà constaté: la plupart des enfants n’aiment pas l’amertume. Ce n’est qu’en grandissant, à force de goûter des aliments amers, qu’ils finissent par s’y habituer. Cela est dû au fait qu’à l’époque préhistorique, les hommes se nourrissaient avant tout de plantes et de baies. Or, un goût amer était synonyme de toxicité. La plupart des poisons sont d’ailleurs amers. L’inverse vaut aussi: le lait maternel est sucré afin d’inciter les nourrissons à le boire. Par ricochet, on peut mettre la grande affinité des enfants avec les aliments sucrés sur le compte de cette association automatique avec le lait maternel.

Richard Chevrvey, vous est-il arrivé de vous sentir davantage exposé aux dangers en raison de votre absence de goût et d’odorat?

Richard Chevrey: Lorsque j’étais enfant, on m’avait interdit de m’approcher de la gazinière. Et vous n’imaginez même pas le nombre de fois où j’ai oublié le café sur le feu, faute d’avoir senti l’odeur. Je ne me rends compte qu’il est en train de brûler que lorsque je vois la fumée sortir de la cafetière. Il m’est aussi arrivé deux-trois aventures – ou plutôt, j’en ai fait subir à d’autres – en raison de mon absence de goût et d’odorat. Une fois, j’ai déposé des coquilles d’huîtres vides dans le coffre de ma voiture, dans le but de les mettre à la poubelle. Je ne m’en suis souvenu que deux semaines plus tard lorsque mon avocat, que je ramenais chez lui, a été pris de nausées…

Les personnes malvoyantes utilisent davantage leurs autres sens pour compenser leur vision déficiente. Est-ce également votre cas?

Richard Chevrey: D’après les spécialistes qui ont testé tous mes sens, je suis doté d’une vue exceptionnelle. A l’armée, je pouvais effectuer les exercices de tir sans avoir recours à la lunette. J’ai aussi un côté très tactile, un don apparemment naturel pour les massages.

Dans quel contexte ces tests sensoriels ont-il été effectués?

Richard Chevrey: Lorsque j’avais 2 ans, alors que je passais un week-end balnéaire avec mes parents, j’ai soudain eu soif. Je me suis alors mis à boire de l’eau de mer à grandes gorgées. Ma mère, qui me surveillait depuis sa serviette de bain, n’en revenait pas. C’est après cet épisode qu’on m’a diagnostiqué une agueusie (absence de goût), doublée d’une anosmie (absence d’odorat).

Il a été dit précédemment que le goût et l’odorat sont intimement liés. Richard Chevrey est d’ailleurs privé de tous les deux. Sont-ils carrément indissociables?

Patricia Boya: Ils sont connectés, mais pas indissociables. Preuve s’il en faut, ces deux sens sont régis par des nerfs distincts. D’ailleurs, contrairement à Richard Chevrey, certaines personnes sont atteintes d’agueusie seule, d’autres uniquement d’anosmie.

Richard Chevrey: Je vous avoue que cela me surprend. J’ai de la peine à m’imaginer qu’on puisse sentir l’odeur d’un aliment sans avoir aucun goût dans la bouche. Peut-être pourriez-vous me donner un exemple?

Patricia Boya: Il y a un cas célèbre: un patient ayant un odorat normal et un goût altéré pouvait sentir l’odeur des lasagnes, mais rapportait qu’elles n’avaient pas de saveur. Si les récepteurs gustatifs ne signalent rien au cerveau, il bloque la contribution olfactive au goût. Lorsque je suis enrhumée, j’ai parfois le nez tellement bouché que je ne sens absolument aucune odeur, même si je colle le visage sur mon assiette. Quand je mets la nourriture dans ma bouche, je suis capable de reconnaître les différents aliments. Même s’il est vrai que leur goût est moins intense, comme altéré.

Katharina Fromm: Il faut peut-être nuancer. Il y a des aliments qui sont particulièrement associés à une odeur et d’autres moins. Je reviens à la thématique du vin: j’ai au labo un coffret contenant une cinquantaine de flacons d’arômes permettant d’apprendre à reconnaître les parfums et saveurs que l’on trouve dans le vin. Dans ce cas, en entraînant son nez, on est en mesure d’intensifier le plaisir gustatif. Croyez-moi, ce n’est pas un entraînement facile…

En parlant d’intensification du plaisir gustatif: selon la manière dont un aliment est apprêté, son goût peut sembler plus ou moins fort. C’est notamment le cas des fraises, dont le goût est encore plus marqué lorsqu’on les consomme avec de la crème fouettée. Pourquoi?

Katharina Fromm: Il y a des molécules qui sont plutôt solubles dans l’eau, qui est un solvant polaire, et d’autres molécules qui sont davantage solubles dans un solvant apolaire, par exemple l’huile ou les graisses de la crème fouettée. Le récepteur de ces molécules est lui aussi plus ou moins polaire. La présence de graisse peut donc renforcer – ou à l’inverse affaiblir – l’interaction entre la molécule et son récepteur. Une autre manière d’aborder ce phénomène, c’est de dire que les molécules de la crème agissent elles-mêmes sur les récepteurs et que le phénomène combiné renforce la sensation. Chaque récepteur, lorsqu’il capte «sa» molécule, envoie un signal au cerveau, qui associe une molécule à un goût. Parfois, il suffit d’une seule molécule pour nous faire reconnaître le goût de la fraise; parfois, il faut un cocktail de molécules. Les arômes synthétiques se basent souvent sur une seule molécule, mais cette dernière ne reflète pas nécessairement le spectre entier du goût. Dans ce cas, on a souvent l’impression qu’il s’agit d’un goût artificiel, qui paraît «chimique». Ce terme est mal choisi car, au fond, tous les goûts sont chimiques.

Il y a une vingtaine d’années, la cuisine moléculaire est entrée avec fracas dans la vie des gastronomes. Qu’a-t-elle de si révolutionnaire?

Katharina Fromm: Les êtres humains cuisinent depuis des milliers d’années. Mais, pour la première fois [ndlr: à travers la gastronomie moléculaire d’abord et la cuisine moléculaire ensuite], on a essayé de montrer visuellement et scientifiquement quelles étaient les transformations chimiques qui s’opèrent durant la cuisson. Car, faut-il le rappeler, tout acte qui implique une cuisson est de la chimie. Lorsque vous cuisez un œuf, vous réarrangez les protéines qui le composent. Le blanc d’œuf passe du transparent au blanc, devient ferme et caoutchouteux.

Patricia Boya: En gros, on fait des manipulations similaires à celles du labo et, ensuite, on peut manger le résultat (rires)! Cela explique ma passion pour la cuisine. Je trouve ça génial!

Katharina Fromm: Moi aussi! Mais pour en revenir spécifiquement à la cuisine moléculaire, elle a une autre particularité: en déstructurant et en restructurant les aliments, elle permet de transformer l’expérience gustative. Avez-vous déjà essayé de manger des perles de vinaigre balsamique? Lorsque vous les écrasez contre votre palais, cela n’a rien à voir avec le fait de déguster une vinaigrette classique.

Richard Chevrey: Ce qui me parle, dans cet exemple, c’est qu’au-delà de la question du goût, celle de la texture entre aussi en compte. Pour moi qui n’ai ni goût ni odorat, la texture d’un aliment est l’un des éléments-clés qui va déterminer à quel point je l’apprécie. Je suis notamment un grand amateur de M&M’s crispy et de chips, idéalement combinés, car ils croustillent sous la dent.

Quels sont les autres éléments qui ont une influence sur vos préférences en matière de nourriture?

Richard Chevrey: Il y en a plusieurs. Notamment la couleur. J’aime beaucoup tout ce qui est roux. Pour reprendre l’exemple du chocolat: outre les M&M’s crispy, j’apprécie particulièrement le Milka caramel. La consistance joue aussi un grand rôle. Souvent, on me demande pourquoi je bois du café, alors que ce n’est pas franchement sain et que «de toute façon, tu n’en sens pas le goût». Or, il y a une grande différence entre un café et un thé ou une tasse d’eau chaude. Le café est plus épais. J’ai d’ailleurs inventé un adjectif le qualifiant: il est «liép» (pour «liquide épais»). Pareil pour les eaux minérales plates: je les aime plus ou moins selon la marque.

Katharina Fromm: C’est probablement dû aux teneurs plus ou moins élevées en minéraux, qui peuvent modifier la densité d’une eau.

Richard Chevrey: Ce que je constate aussi, c’est que certaines combinaisons d’aliments me plaisent particulièrement. Apparemment, ce plaisir n’est pas partagé par tout le monde: lorsque je trempe une merguez crue dans mon café, je vois souvent autour de moi des mines dégoûtées (rires). Pareil lorsque je prépare une soupe avec tous les restes qui traînent dans le frigo, du céleri au chutney à la mangue, en passant par la crème à la vanille. Si vous saviez le nombre de paris que j’ai gagnés dans ma vie en avalant des trucs improbables… Parfois, j’ai sans doute aussi mangé des aliments périmés. Mais bon, cela ne m’a jamais rendu malade.

Depuis l’apparition de la covid-19, l’absence – ou la forte diminution – du goût et de l’odorat est une réalité beaucoup plus connue et thématisée…

Richard Chevrey: Tout à coup, je me suis retrouvé entouré de personnes qui venaient me dire qu’elles comprenaient ce que je vis au quotidien. J’ai constaté que certaines notions que j’avais expliquées à mes proches, notamment l’importance pour moi de la texture et de la consistance des aliments, avaient enfin du sens pour eux. La grande différence, c’est que, contrairement à eux, je n’ai pas de point de comparaison avec «avant», puisque je suis né ainsi.

Katharina Fromm: C’est vraiment intriguant, cette histoire d’altération des sens en lien avec la covid. Certaines personnes ont perdu le goût ou l’odorat, l’ont retrouvé rapidement, mais pas comme avant. J’imagine que d’ici quelque temps, grâce à la recherche, nous en saurons davantage à ce sujet.

Patricia Boya: En effet, la pandémie a clairement accéléré les recherches dans le domaine du goût et de l’odorat. Il faut dire que c’est, sauf erreur, la première fois dans l’histoire récente qu’un virus provoque de façon abrupte la perte de ces deux sens. Parfois, c’est même le seul symptôme de la maladie. Les études menées dans ce contexte ont notamment révélé le rôle crucial des cellules de soutien dans la fonction neuronale, un rôle qui n'était pas évident auparavant. Cela a permis de mieux comprendre le fonctionnement fondamental du système olfactif.

Au-delà des recherches liées à la covid-19, est-ce que la science s’intéresse de plus en plus au goût?

Patricia Boya: Oui, la recherche sur ce thème prend de l’ampleur. Il y a même de nouveaux champs d’étude, tels que la neuroenologie ou la neurogastronomie.

Katharina Fromm: Même constat en ce qui concerne le domaine de la chimie. Cela n’est pas une surprise en Suisse, un pays qui compte de grosses entreprises actives dans les arômes.

Patricia Boya: Oui, on ajoute plein de choses dans les aliments pour les rendre plus attirants. Et comme la demande de produits transformés explose, il y a beaucoup d’argent à la clé.

Notre experte Patricia Boya est professeure de biologie cellulaire et du développement au Département des neurosciences et des sciences du mouvement de la Faculté des sciences et de médecine.
patricia.boya@unifr.ch

 

 

 

Notre experte Katharina Fromm est professeure de chimie à l’Unifr, dont elle est également la vice-rectrice en charge de la recherche et de l’innovation.
katharina.fromm@unifr.ch

 

 

 

Notre invité Richard Chevrey est collaborateur auprès d’une assurance maladie. Il est atteint depuis la naissance d’agueusie (absence de goût) et d’anosmie (absence d’odorat).