Recherche & Enseignement
Sixième sens méconnu
Bouger dans le noir le plus total, se saisir d’une tasse sans la regarder, maintenir son équilibre: la proprioception nous permet de percevoir la position et le déplacement des parties de notre corps dans l’espace. Un système sensoriel à part entière encore peu étudié, mais les recherches actuelles ouvrent de nouvelles pistes thérapeutiques.
Même en fermant les yeux, la plupart d’entre nous parviendra sans problème à toucher le bout de son nez avec l’index. Ce geste simple mobilise pourtant un système sensoriel complexe, une sorte de sixième sens aussi méconnu qu’il nous est essentiel: la proprioception. Ce système se définit comme la perception, consciente ou non, de la position et du déplacement des différentes parties de notre corps dans l’espace. Quelle est la position de votre pied au moment où vous lisez ces lignes? Vous répondrez probablement à la question sans avoir à le regarder ni à le toucher. Vous le savez, tout simplement.
«La proprioception est un sens comme les autres, au même titre que la vue ou l’ouïe. Des récepteurs spécialisés, les propriocepteurs, se trouvent dans les tendons, les articulations ou les muscles et s’activent lors de tensions. Ces cellules proprioceptives, innervées par des nerfs, transmettent les informations vers la moelle épinière et le cerveau», explique Mario Prsa, professeur assistant au Département de médecine de l’Université de Fribourg. Les recherches sur la mobilité de l’avant-bras qu’il a mené avec son équipe l’ont poussé à s’intéresser à la proprioception, très impliquée dans le mouvement.
Bien que ce système sensoriel soit connu depuis le XIXe siècle, le sujet a été peu étudié, à la différence de la vue, de l’ouïe ou du toucher qui font l’objet de nombreuses recherches. On doit le terme «proprioception» au neurologue Charles Scott Sherrington (1857–1952), qui fut un véritable explorateur du système nerveux et qui, avec Edgar Douglas Adrian, se verra récompensé du Prix Nobel de physiologie ou médecine pour ses travaux sur les neurones. «Il faut distinguer deux types de proprioception, l’une non-consciente et l’autre consciente», fait remarquer Mario Prsa.
Du bras au cerveau
Historiquement, les recherches ont d’abord porté sur le fonctionnement non-conscient. «La plupart des informations proprioceptives vont dans la moelle épinière et le cervelet, elles permettent notamment le contrôle de l’équilibre ou la réalisation de mouvements précis», continue le chercheur. Mais il existe un autre chemin. Les informations envoyées par les récepteurs sont transmises cette fois dans le cortex somato-sensoriel. Cette voie de traitement, dite consciente, a été peu étudiée jusqu’à récemment. «Lorsque l’on perçoit un mouvement, comment est-il représenté dans le cortex?», s’interroge Mario Prsa.
Pour tenter de répondre à cette question, lui et ses collègues ont cherché à identifier quels signaux spécifiques sont perçus et encodés dans le cerveau lorsque la proprioception est activée. Pour mieux comprendre cette partie consciente, il faut s’arrêter sur le signal transmis dans les neurones lors d’un mouvement. «Prenons l’exemple du bras, dit-il en montrant son avant-bras. Une de nos questions était de savoir si le cortex était d’abord intéressé par la position du bras par rapport au corps ou par des signaux très précis, tel l’angle des articulations individuelles.»
Robotisation et microscopie
Pour leurs recherches, les neuroscientifiques ont utilisé des souris. «L’un des défis était de stimuler le système proprioceptif isolément dans l’idée d’observer des variations», précise Mario Prsa. L’équipe a donc entraîné des souris à se saisir d’un bras robotique de leur conception. Ce bras, qui pouvait être déplacé dans toutes les directions, bougeait ensuite le membre de la souris, laquelle suivait le mouvement passivement. Cette passivité était importante pour le chercheur: «si la souris déplace activement le bras, les mécanismes liés au mouvement s’activent et perturbent le signal proprioceptif qu’on cherche justement à isoler».
A ce dispositif s’ajoutaient des caméras 3D pour suivre la position et l’angle des articulations dans l’espace. En parallèle, les scientifiques ont utilisé la microscopie à deux photons, une technologie permettant d’observer l’activité des cellules neuronales, rendues au préalable fluorescentes après avoir été transfectées par un virus (qui contient un indicateur de calcium fusionné à une protéine fluorescente). En analysant ces données, Mario Prsa et ses collègues ont observé que, dans le cortex, c’est surtout la position spatiale du bras par rapport au corps qui compte, bien avant la position du membre en soi.
«Les neurones de la souris semblent faire une distinction claire entre les mouvements qui vont vers le corps et ceux qui s’éloignent du corps. Ce qui tend à renforcer, dans le cerveau, une représentation de l’espace péripersonnel», explique-t-il. Les chercheurs ont aussi remarqué que des neurones vont «préférer» les mouvements qui se rapprochent du corps là où d’autres, à l’inverse, privilégient ceux qui s’en éloignent. «Il existe donc une organisation par rapport à cet axe péripersonnel», souligne Mario Prsa, ajoutant que si des neurones sensibles aux angles des articulations ont tout de même été trouvés, «il s’agit d’une minorité».
Mais les chercheurs n’en sont pas restés là. Dans une deuxième série d’expériences, ils se sont demandé ce que perçoit précisément la souris lorsque le bras robotique est déplacé. La préparation de l’expérience a nécessité de longues semaines d’entraînement pour apprendre aux rongeurs à faire une discrimination entre deux mouvements: latéral et médial. «Nous sommes arrivés à 75% de réponses correctes», relève Mario Prsa. Les scientifiques ont ensuite introduit de nouveaux mouvements (antérieur et postérieur), pour lesquels les souris n’avaient pas été conditionnées. Et ils ont observé une constante:
«Dans leur perception, les souris associent les mouvements médiaux et postérieurs d’un côté ainsi que les mouvements latéraux et antérieurs de l’autre. Fait intéressant: ces deux premiers mouvements se dirigent vers le corps, tandis que les deux autres s’en éloignent», fait remarquer le chercheur. «Nous avons observé que les neurones codent la proprioception des membres en termes de direction du mouvement plutôt qu’en termes de position spatiale ou de posture», ajoute Ignacio Alonso, doctorant et co-premier auteur de l’étude. Ces résultats, publiés dans la revue Nature Communications, suggèrent donc que les souris ne perçoivent pas leurs membres comme étant fléchis ou étendus, mais plutôt comme se rapprochant ou s’éloignant de leur propre corps.
Un schéma dans le cerveau
Le sens proprioceptif peut-il disparaître chez un individu? «C’est très rare, mais il existe des personnes qui n’ont pas ou plus de proprioception. Cela peut être dû à des maladies génétiques ou une dégénérescence neuronale. Nous connaissons le cas d’une personne privée d’un gène important dans le développement mécano-sensible en raison d’une mutation génétique. Elle ne possède ainsi aucun récepteur proprioceptif depuis son tout jeune âge. Sans la vue, qui lui permet de compenser ce manque, elle est incapable de se tenir en équilibre et de coordonner ses mouvements.
Autre exemple avec une femme qui vit au Canada, touchée par une dégénérescence neuronale. «Cela peut être lié à une infection virale ou au vieillissement», explique Mario Prsa. Comme le montre une vidéo, si on lui positionne le bras d’une certaine manière tout en lui masquant la vue, cette personne ne parvient pas à reproduire cette position avec son autre bras. «Elle n’a pas de conscience proprioceptive», résume le chercheur, ajoutant que cette capacité peut aussi décliner avec l’âge. «Le manque de fluidité qui apparaît dans le mouvement, par exemple pour se saisir d’une tasse, peut s’expliquer par le fait que les retours sensoriels aidant à contrôler le geste se font plus lents.»
Nouvelles approches thérapeutiques
La proprioception expliquerait aussi des phénomènes comme la somatoparaphrénie, soit la perception qu’un de nos membres ne nous appartient pas. Le problème viendrait d’un dysfonctionnement de la représentation proprioceptive dans le cerveau. «Ici, la personne fait un mouvement avec l’un de ses membres, mais le retour sensoriel lui dit autre chose, elle peine ainsi à identifier ce membre comme étant le sien», explique Mario Prsa. A l’inverse, le phénomène des membres fantômes est bien connu: une personne amputée garde par exemple une sensation du membre disparu, même s’il n’est plus là. «Il existerait un schéma du membre dans le cerveau et l’on peut penser que la proprioception participe à la construction de ce schéma.» «Mieux comprendre la nature des troubles proprioceptifs permettrait d’inspirer de nouvelles approches thérapeutiques», poursuit Mario Prsa. Les recherches qu’il réalise avec ses collègues pourraient conduire à des avancées pour les neuroprothèses. Ces appareils remplaçant un membre paralysé ou amputé pourraient devenir capables de renvoyer des signaux sensoriels au cerveau afin d’imiter la proprioception. Retours qui aideraient grandement les personnes amputées à s’approprier réellement ces prothèses. La réflexion dépasse ici la neurobiologie pour devenir philosophique, la proprioception questionnant à sa manière les frontières entre conscience du corps et conscience de soi.
Notre expert Mario Prsa est professeur assistant à la Section de médecine de l’Université de Fribourg et responsable du Sensorimotor Neuroscience Laboratory. Ses recherches portent notamment sur le mouvement et les circuits neuronaux relatifs à l’adaptation sensorimotrice.
mario.prsa@unifr.ch