Dossier
«C’était un travail obscène mais nécessaire»
Depuis 1934, personne ne s’était plus risqué à traduire en français Mein Kampf. Invité à Fribourg par le Professeur de l’Unifr Thomas Hunkeler, le traducteur Olivier Mannoni a expliqué les enjeux et les conditions de production de la nouvelle édition critique de l’ouvrage d’Hitler, parue en 2021 aux Editions Fayard.
Plutôt que de retraduire Mein Kampf, pourquoi ne pas laisser une bonne fois pour toutes cet ouvrage aux oubliettes?
Olivier Mannoni: Pour une raison très simple: si vous voulez éviter que des horreurs telles que celles qui ont été commises par les nazis ne se reproduisent, il faut connaître le contexte dans lequel elles ont été produites, les comprendre, les analyser. Mein Kampf, aussi insoutenable soit-il, est un document historique qui doit être rendu accessible, du moins aux chercheurs·euses. Il y a, encore et toujours, un culte autour de ce livre. Ce culte, il faut le refroidir. Montrer aux lectrices et aux lecteurs les mécanismes qui sous-tendent son discours afin de leur éviter de tomber dans le panneau. Traduire Mein Kampf est un travail obscène mais nécessaire, comme sont nécessaires les travaux des historien·ne·s.
Quels sont-ils, ces mécanismes qui sous-tendent le discours d’Hitler?
Olivier Mannoni: Il est assez révélateur de commencer par préciser qu’à sa sortie en 1925, Mein Kampf a provoqué des critiques horrifiées sur tout l’arc-en ciel politique. Il s’agit d’une bouillie de langage, qui renvoie à une pensée confuse. Un phénomène accentué par l’absence totale de travail d’édition, correction des coquilles mise à part. Contrairement à la première traduction en français de 1934, qui était lissée, adaptée en «bon français», la nôtre tente de transposer l’univers mental de l’auteur, de montrer que l’écriture participe d’une démarche d’enfumage qui permet de faire passer des messages simplistes. A noter que Trump s’en sert aussi, de cette méthode. Eh oui, les techniques de séduction et de communication des nazis étaient tristement avant-gardistes… Hitler crédibilise son projet – qui est construit sur un raisonnement volontairement faux – en le noyant dans une invraisemblance stylistique basée sur la répétition et la confusion. Puisqu’il n’est pas capable de convaincre autrement, c’est en rabâchant le même message abscons qu’il tente de le faire. Les complotistes l’ont bien compris: la logique ne peut rien contre l’illogisme lorsque ce dernier s’appuie sur la répétition et le mensonge.
Ce mandat de traduction, l’avez-vous accepté les yeux fermés?
Olivier Mannoni: Non. S’il s’était agi d’une «simple» traduction, comme celle de 1934, je n’aurais pas accepté. Dès le début du projet, il était clair que mon travail serait épaulé et encadré par une équipe d’historien·ne·s de premier plan. Et que le rendu irait bien au-delà du seul texte d’Hitler. Dans les faits, l’ouvrage ne s’appelle pas Mein Kampf mais Historiciser le mal, une édition critique de ‹Mein Kampf› . Environ les deux tiers de ses quelque 900 pages sont consacrés à des annotations, commentaires et préfaces. Par ailleurs, cet ouvrage grand format, qui pèse environ 4 kg, est vendu au prix (dissuasif pour le grand public) de 100 euros et accompagné d’un avertissement de l’éditeur. Tous ses bénéfices sont reversés à la Fondation Auschwitz-Birkenau.
Vous avez passé plus de huit ans sur le projet; comment avez-vous vécu cette expérience, qui a d’ailleurs donné lieu à un essai intitulé Traduire Hitler?
Olivier Mannoni: Traduire Mein Kampf s’accompagne d’une lente descente dans l’horreur de la pensée d’Hitler. Alors oui, il faut faire attention de ne pas devenir fou. En tant que traducteur expérimenté, je suis habitué à faire preuve de distance professionnelle avec l’univers mental des auteur·e·s. Reste que dans ce cas précis, pour me ménager, je me suis contenté de Mein Kampf à doses homéopathiques. Et j’ai eu recours à une antidote très efficace: le génial auteur suisse Martin Suter, que je traduis depuis 25 ans.
La tempête qu’a provoquée l’annonce de la retraduction de Mein Kampf renvoie à une question plus large: peut-on et doit-on tout traduire?
Olivier Mannoni: Cette question, on pourrait encore l’élargir: peut-on et doit-on tout publier? Prenons l’exemple des Protocoles des Sages de Sion, qui est un faux avéré très largement repris sous le nazisme, puis par l’extrême droite européenne. C’est un texte haineux qui utilise de vieilles mythologies racistes. Le republier n’a aucun intérêt: on ne peut pas l’analyser car ce n’est pas de l’histoire. Publier les écrits antisémites de Céline, notamment les torchons retrouvés récemment? Cela n’a aucun sens étant donné qu’ils n’apportent pas d’informations historiques, philosophiques ou morales dont on puisse tirer quelque chose.
Que dire des textes nazis de Rosenberg, Himmler ou Goebbels?
Olivier Mannoni: Là, c’est différent car il s’agit de documents historiques. Le mode d’expression de Goebbels, pour ne citer que lui, constitue une information intéressante en soi: il crée des techniques langagières de propagande, qui vont se retrouver ailleurs plus tard. Il est donc utile de connaître ses écrits même s’ils n’ont pas de valeur littéraire et une valeur historique problématique. Ils nous permettent de remonter à l’origine des techniques actuelles de torsion du langage. Pour résumer: une publication et/ou une traduction a du sens si elle peut apporter un éclairage. Ce qui est dénué de sens, ce sont les contenus obscènes et brutaux qui n’amènent rien du tout.
Thomas Hunkeler: Je me permets de rebondir sur le cas de Céline, car je ne suis pas 100% d’accord. Ce qui est problématique chez cet auteur – sur lequel j’ai pas mal travaillé – c’est que la séparation entre le «bon» et le «mauvais» Céline ne fonctionne pas. Il a certes un talent littéraire extraordinaire mais, du point de vue politique, c’est un parfait salaud. Il a notamment été l’un des pires antisémites français avant et durant l’Occupation. Or, lorsqu’on lit les pamphlets de Céline, on retrouve des parallélismes avec ses textes littéraires dans le style et le contenu. A mon avis, si on veut comprendre le fonctionnement de la réception de cet auteur, il faut aussi publier ses textes antisémites, moyennant bien sûr un cadrage analytique. Attention, l’idée n’est pas de les mettre au même niveau que les écrits littéraires. Mais, en créant deux catégories séparées, on reconstruit cette dichotomie problématique entre grand écrivain et grand salaud. Il y a chez lui aussi cette volonté démagogique de déverser un flot de paroles, que l’on retrouve chez Hitler. En écartant ses pamphlets de son œuvre, on ferait en quelque sorte le jeu du «bon Céline».
Olivier Mannoni: Je trouve vos arguments très pertinents. Ils me font penser à autre chose, le cas de Heidegger. Fallait-il publier ses Cahiers Noirs, d’une obscénité parfois insoutenable? Ils éclairent l’entier de l’œuvre de Heidegger, en permettent une nouvelle lecture. On finit par se poser la question: n’y a-t-il pas dans ses autres textes, aussi magnifiques soient-ils, des aspects problématiques? Dans ce cas, la publication a donc un sens, une valeur historique et intellectuelle. Finalement, votre avis sur Céline me convaincrait presque de lire ses écrits problématiques…
Est-ce que la traduction permet d’apporter une dimension supplémentaire au texte d’origine?
Olivier Mannoni: Je vous propose de quitter les mauvais auteurs pour passer aux bons, en l’occurrence Martin Suter, dont j’ai traduit presque tous les livres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, traduire, ce n’est pas seulement transposer des mots dans une autre langue. C’est pour ça que l’IA ne parviendra jamais à faire de la traduction littéraire. Le traducteur s’interroge en permanence sur ce que veut dire l’auteur. Lorsque je traduis Suter, c’est comme s’il se trouvait derrière moi; je sais immédiatement lorsqu’un mot va déclencher une tempête. Un bon exemple est vorsichtig: chez l’écrivain suisse, cet adverbe annonce toujours quelque chose d’important. Or, il est très difficile à traduire. Selon les contextes, cela peut être «avec précaution» ou «avec prudence». Mais même ces deux termes sont imprécis. Je passe parfois des heures là-dessus. Il faut se mettre dans la tête de l’auteur, savoir où il veut en venir alors que parfois, lui-même ne le sait pas… Voilà pourquoi chaque traduction d’un même texte sera très différente. La sensibilité de la personne qui traduit va forcément produire une espèce d’interprétation, un peu comme dans le cas d’un interprète musical. La traduction, c’est la vision de l’auteur au delà des mots utilisés. Bien sûr, on peut se tromper complètement. Si vous traduisez un texte tissé d’ironie au premier degré, ce sera un contresens absolu d’un bout à l’autre.
Le lecteur d’un ouvrage traduit bénéficie donc une grille de lecture que n’a pas le lecteur de l’ouvrage original?
Olivier Mannoni: En effet. Autre langue, autre époque: la poésie chinoise du XVIe siècle. Elle est sobrement constituée de mots: «Fleurs, montagne, eau.» Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on traduisait ainsi: «Il y avait des fleurs dans la montagne, l’eau coulait.» On plaquait une vision eurocentriste sur le texte. Aujourd’hui, les traducteurs vont chercher l’effet produit et tenter de le rendre. Ils ouvrent des possibilités aux lectrices et aux lecteurs sans les forcer. La traduction de ces poèmes est proche de la poésie européenne contemporaine: elliptique, suggestive, sans linéarité syntaxique plaquée.
Thomas Hunkeler: La traduction littéraire est une école de la précision. A la lecture d’un texte, la lectrice ou le lecteur normal·e va forcément privilégier certains éléments au détriment d’autres, qu’il choisit de ne pas considérer. Il est doté de cette liberté de créer son propre texte, qui fait partie du processus d’appropriation du texte. La traduction est un outil merveilleux pour freiner ce phénomène. Lorsqu’on traduit, on réalise qu’on croyait avoir compris alors qu’en fait, on ne comprenait pas tout. Idem pour un·e bon·ne éditeur·trice: elle ou il ne peut pas ne pas remarquer qu’il y a quelque chose à commenter.
Que se passe-t-il lorsqu’un·e auteur·re bilingue s’auto-traduit?
Thomas Hunkeler: Une erreur courante consiste à penser que tous·tes les bilingues sont des traducteurs·trices. Or, leurs deux systèmes linguistiques fonctionnent l’un à côté de l’autre, en parallèle. Personnellement, alors qu’on me qualifie de bilingue français-allemand, je me tiens à distance de l’auto traduction. Lorsque je publie un livre, j’ai l’impression d’avoir fait le tour de la question. Si je le traduisais, j’aurais tendance à le réécrire dans l’autre langue. Certes, en tant qu’auteur, j’en aurais le droit. Mais le rendu ne correspondrait plus du tout aux critères énoncés précédemment par Olivier. Beckett, auquel j’ai consacré ma thèse de doctorat, était un célèbre auto-traducteur. A force de devoir constamment répondre aux questions de ses traducteurs, il a fini par se mettre à traduire ses propres textes du français à l’anglais, quitte à réécrire de fond en comble certains de ses textes. Mais n’est pas Beckett qui veut…
Olivier Mannoni: On peut aussi citer Anne Weber, qui écrit en allemand et s’auto-traduit en français. Quoique, dans son cas, j’ose à peine utiliser ce terme: en réalité, elle se réécrit. On revient à ce que vous disiez à l’instant, Thomas: l’auteure produit carrément un autre livre, dans lequel sa pensée est différente. Cela n’est pas étonnant: une langue est le mode d’expression le plus profond d’une culture, d’une histoire.
La traduction de l’allemand vers le français comporte-t-elle des spécificités?
Olivier Mannoni: On entend souvent dire que l’allemand est une langue extrêmement précise et rigide. Grammaticalement, elle est en effet très précise. Par contre, la rigidité est une légende. A l’école, les enfants francophones apprennent que über veut dire «au-dessus», mais en fait ça peut être «par-dessus», «par l’intermédiaire», etc. L’allemand est criblé de ce genre d’ambivalences. C’est une langue aux possibilités absolument incroyables, que les auteur·e·s utilisent de diverses manières. Le français a paradoxalement moins de flexibilité sémantique; par conséquent, la traductrice ou le traducteur est obligé de décider (et de préciser) le sens que l’auteur·e peut vouloir donner à un mot. J’ai cité le vorsichtig de Suter tout à l’heure. Il y a aussi Hegel et son fameux Aufhebung, qui est littéralement intraduisible. Au point qu’on a, par convention, arrêté cinq ou six traductions possibles. La langue allemande se sert parfois de cette caractéristique pour maintenir une ambivalence poétique. Une fois traduit, l’auteur·e peut se sentir à nu, car le français ôte le voile du langage. Cette polyvalence de l’allemand, jointe à la précision logique de la phrase, produit à la fois des chefs-d’œuvres… et des saloperies comme Mein Kampf.
Notre expert Olivier Mannoni est est l’un des plus importants traducteurs littéraires de l’allemand vers le français. Il a traduit plus de 200 textes et ouvrages, dont Mein Kampf d’Hitler dans une édition critique (2021). Il est par ailleurs l’auteur de l’essai Traduire Hitler (2022) et le directeur pédagogique de l’Ecole de Traduction Littéraire, à Paris. Il a reçu en 2018 le prestigieux prix de traduction Eugen-Helmlé. En mars 2024, il est intervenu à Fribourg dans le cadre des rencontres Aller-Retour organisées par la Collection CH.
olivier.mannoni@orange.fr
Notre expert Thomas Hunkeler est professeur de littérature française et comparée à l’Unifr, où il co-dirige la formation «Bilinguisme et échange culturel». Parmi ses domaines de recherche figurent le théâtre contemporain ou encore les avant gardes européennes. Son prochain livre, intitulé Le masque de Hegel, paraîtra en automne 2024 aux Editions du Seuil.
thomas.hunkeler@unifr.ch