Dossier

Une identité allemande? Au-delà des guerres

Dans l’histoire de l’Allemagne, la période nazie a pris une telle importance qu’elle écrase parfois les périodes précédentes. Sans, en aucune  façon, nuancer l’unicité et l’atrocité de la Shoah, il convient de reconnaître que l’interrogation douloureuse sur l’identité allemande est bien plus ancienne. La guerre de Trente Ans (1618–1648) et la discussion sur son impact peuvent en livrer quelques clés de lecture.

Les ouvrages et sites web grand public brossent volontiers le tableau d’une Allemagne ravagée, sinon dépecée, par toutes sortes d’armées – danoises, suédoises et françaises notamment – de 1618 à 1648. La guerre de Trente Ans aurait été l’un des moments traumatiques de l’histoire allemande. Mais à quoi renvoie l’Allemagne et cette vue rend-elle compte de la guerre de Trente Ans? Certes, le terme est usité, en particulier à l’étranger, pour désigner en mots simples l’Etat féodal complexe qu’est le Saint Empire de la nation germanique (ou Saint-Empire). Toutefois, non seulement il ne s’agit pas d’un Etat territorial borné par des frontières claires, mais on parle tchèque dans l’un de ses cœurs, la Bohême, et, dans les zones frontalières, italien, slovène, polonais, danois, hollandais, français – sans compter les nombreux dialectes et parlers. Les identités sont multiples, locales, confessionnelles ou religieuses, familiales ou corporatives, etc.

Une patrie bien-aimée

Or, le discours national sur la guerre de Trente ans n’est pas seulement le fait de quelques amateurs·trices peu informé·e·s. En 2018, le Professeur émérite de l’Université d’Iéna, Georg Schmidt, a publié Die Reiter der Apokalypse. Geschichte des Dreißigjährigen Krieges. Avec ses 810 pages, il s’agit de la synthèse la plus imposante et la mieux vendue sur cette guerre. Il y écrit: «[Das Heilige Römische Reich] war in seinem staatlichen Kern weder heilig noch römisch, noch ein Reich im Sinn eines expansiven Imperiums.

Es war weltlich, deutsch und hochkomplex» (p. 52), et plus loin: «Der Reichs-Staat bzw. die deutsche Nation firmierten auf dem Papier der Reichsabschiede in unzähligen Druck­schriften als ‹geliebtes Vaterland›. Reichspatriotismus wurde gefordert und gelebt – im Kampf gegen Türken, Spanier und Franzosen, vielleicht etwas weniger gegen Dänen und Schweden. Die Deutschen waren stände-, regionen- und konfessionenübergreifend ebenso stolz auf die kulturellen und technischen Errungenschaften ihrer Vorfahren wie die Mitglieder anderer Nationen. Sie schätzten die ihre Freiheit garantierende Verfassung und ihre germanische Herkunft. Sie sorgten sich um ihre Autonomie, um die Reinhaltung ihrer Sprache, ihre überlieferten Sitten und Gebräuche sowie ihren Glauben. Der Reichspatriotismus fußte auf den durch die Verfassung geschaffenen politischen Verhältnisse und auf allem, was das Prestige der Nation begründete» (p. 111). On n’est donc pas surpris de lire sous sa plume que la paix séparée de Prague, en 1635, aurait soulevé une vague d’enthousiasme national («nationale Begeisterung», p. 477). L’empereur aurait compris ceci: «Die Nation benötige die Rückbesinnung auf die eigenen kulturellen Werte, um zu Einigkeit und Recht, Freiheit und Frieden jenseits des Glaubensstreites und des Mächtegerangels zu finden» (p. 479).

Retour aux sources

L’historien Georg Schmidt exprime par là une conviction profonde: l’identité allemande actuelle reste à tel point traumatisée par les ravages de la période nazie qu’elle en a oublié des soubassements bien plus anciens qu’il qualifie de «republikanisch freiheitlich» (p. 694). Sa synthèse sur la guerre de Trente Ans est guidée par le souci de réhabiliter une tradition politique qu’il perçoit comme ensevelie sous les désastres du XXe siècle «Republikanisch-freiheitliche Verfassungen besitzen in Deutschland  jedoch eine lange Geschichte, das wissen die Deutschen nur noch nicht» (p. 694).

Or, si la culture politique du Saint-Empire était caractérisée par un partage de la souveraineté et la nécessité du consensus, recherché dans des organes de rencontre entre l’empereur et les états qui siègent à la Diète, ces libertés étaient corporatives, et non républicaines-libérales.

© raphael.ganz@bluewin.ch

Biais national

L’interprétation de Georg Schmidt n’est certes pas acceptée par de nombreux·ses historien·ne·s. Mais même celles ou ceux qui en dénoncent le biais national, appréhendent la guerre de Trente Ans sous un angle allemand. Dans les ouvrages et manuels courants, la guerre est divisée en quatre périodes: la guerre de Bohême (1618–1621), la guerre danoise (1621–1629), la guerre suédoise (1630–1634), et la guerre internationale ou française (1635–1648). Si ces tranches ont le mérite de la commodité, elles reproduisent un point de vue particulier, fortement simplifié – celui des belligérants vus du côté de l’empereur du Saint-Empire – et ne correspondent pas à la réalité. Il n’y a, par exemple, jamais eu de «guerre danoise» puisque le roi du Danemark s’est engagé dans la guerre personnellement, en tant que duc de Holstein (donc membre du Saint-Empire!), contre l’avis de son conseil d’Etat, en finançant sa campagne sur ses richesses personnelles et non sur celle de son pays. Enfin, le tronçonnement de la guerre de Trente Ans en quatre périodes contiguës sous-entend qu’une volonté de guerre a dominé les esprits. Or, durant cette guerre dévastatrice, la plus meurtrière de l’histoire de l’Europe en proportion de la population, on a continûment recherché des instruments aptes à édifier une paix.

L’étincelle qui met le feu aux poudres par une série de réactions, en 1618, est la réaction centralisatrice et catholique de l’empereur face à des nobles tchèques qui veulent affirmer un droit de participation au pouvoir. Il y va donc de la revendication d’une participation corporative au pouvoir, et non d’un problème national. Comme aucune des parties n’est préparée à une guerre et que personne n’en a les moyens, tous recherchent immédiatement des alliés au niveau européen: la guerre est d’emblée transnationale.

Une guerre transnationale

Dans tous les camps, les armées, garnies de mercenaires, ne sont pas nationales; les trajectoires mêmes des officiers se déroulent dans un cadre transnational. Ainsi, le grand général de la Ligue catholique qui contribue puissamment aux victoires du camp impérial au début de la guerre, Johann T’Serclaes von Tilly, est un Brabançon qui a combattu dans les Pays-Bas espagnols puis auprès du duc de Lorraine, enfin de l’empereur (en Hongrie et contre les Ottomans). Et le général le plus important des armées françaises à partir de 1635 est Bernard de Saxe-Weimar, le onzième fils du duc de Saxe-Weimar, qui a commencé sa carrière au service des Bohêmes révoltés, de l’armée du roi du Danemark (1625) et du roi de Suède (1630)! Ces chefs de guerre n’ont pas le sentiment de trahir leur prince, mais mènent la guerre comme une entreprise dans laquelle on se place au service du meilleur offrant – lequel peut être le prince politiquement le plus habile, financièrement le plus fiable ou religieusement le plus adapté.

L’Allemagne comme construction

Les conflagrations embrasent différentes régions simultanément ou successivement et sont portées par des acteurs divers – des princes, des ministres et des capitaines de guerre qui n’obtempèrent pas toujours aux ordres, ou des sujets qui doivent faire face aux cantonnements et pillages successifs. Plus qu’au niveau desdites nations, il faut donc s’attacher à celui des protagonistes.

Encore faut-il adopter la focale adéquate. La guerre de Trente Ans ne se désintègre pas en une lâche agglomération de conflits  locaux, dans l’Europe de la première moitié du XVIIe siècle. Inversement, et corollairement, elle ne se dissout pas en une vague «période de crise» ou un épiphénomène du «siècle de fer».

Dès 1648, les contemporains parlent d’une «guerre de trente ans», entrevoyant une unité foncière au conflit protéiforme et polycentrique. La lame de fond est formée par la quête d’un nouvel ordre politique en Europe et particulièrement dans le Saint Empire. La religion irriguant le quotidien, on dénonce une guerre fratricide dans laquelle il y va de croyances, de biens ecclésiastiques et de rapports politiques. Suivant un courant de l’humanisme, les hommes de lettres cherchent alors dans la langue allemande un vecteur d’identité culturelle.

Les difficultés de l’Allemagne face à son passé ne datent pas de l’époque nazie; elles sont bien plus anciennes, mais pas au sens où l’entend Georg Schmidt. L’Allemagne n’est pas une donnée de l’histoire, mais une construction qui a constamment été interrogée.

Notre experte Claire Gantet est professeure d’histoire moderne.
claire.gantet@unifr.ch