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«Il aurait été étrange que la littérature ne s’intéresse pas au sexe»

De l’Antiquité à l’époque contemporaine, les auteurs·trices ont écrit sur le sexe. La littérature est-elle un lieu privilégié pour mettre ce thème en scène? Les doctorantes de l’Unifr Anouk Delpedro, Velia Ferracini et Martine Rouiller en discutent sans tabous.

De tout temps, le sexe a été présent dans la littérature. Pourquoi cet intérêt récurrent des auteurs·trices?

Velia Ferracini: Le sexe et la procréation sont des réalités de la vie quotidienne. Il est assez logique qu’on en parle dans les livres. Au-delà, rappelons que la littérature est un lieu d’expression où l’on s’interroge sur ce qui fait polémique. Or, le sexe est entouré de débats, politiques ou moraux, liés par exemple à des aspects légaux tels que l’âge de la majorité sexuelle ou l’avortement. La littérature a traité le sujet de différentes manières, notamment à travers l’érotisme pur ou les questionnements autour du sexe. Dans Lolita (1955) – qui décrit la relation abusive entre le narrateur de 37 ans et une jeune fille de 12 ans – Nabokov questionne comment le sexe est parfois lié à la violence et à la manipulation. Etant donné que la littérature est un lieu où l’on s’approprie les questionnements de la société et où on les retranscrit, tabous y compris, il aurait été presque étrange qu’elle ne s’intéresse pas au sexe.

Martine Rouiller: La présence du sexe dans les textes dépend du genre littéraire et du but recherché. La littérature médicale, lorsqu’elle porte sur la reproduction humaine ou la contraception, peut avoir un côté pédagogique: elle vise à former sur les aspects techniques et pratiques de la sexualité. Dans l’Antiquité, on peut citer Soranos d’Ephèse. Toujours dans la Rome antique, d’autres genres littéraires comme l’invective ou la satire utilisaient les comportements sexuels ou l’apparence d’une personne – par exemple une femme âgée dont les lèvres de la vulve seraient pendantes – comme un moyen d’attaquer quelqu’un sur ses mœurs jugées déviantes. Quant aux priapées, elles prêtent leur voix au dieu Priape, dont le pénis démesuré est utilisé comme menace pour faire fuir les voleurs. Ici, le sexe sert donc de punition. Dans l’élégie d’amour augustéenne, le but et l’intensité de la référence au sexe dépendent des auteurs. Chez Ovide, il semble que le rapport sexuel soit l’objectif final, la raison qui le pousse à courtiser une femme.

Anouk Delpedro: Certes, comme l’a dit Velia, le sexe est une réalité de la vie. Mais à certaines époques, il a été sujet à une régulation stricte par les normes sociales et la morale chrétienne. Et puis, le sexe relève de l’intime, donc est destiné à être «caché», relégué à la sphère du privé. Cela renforce sans doute la curiosité des auteurs·trices et des lecteurs·trices. Pour compléter ce qu’a dit Martine concernant la littérature érotique comme moyen d’attaque, les pamphlets ou les satires contiennent parfois des railleries à caractère sexuel permettant d’insulter ou dénigrer une figure du pouvoir. C’est notamment le cas de certaines mazarinades du XVIIe siècle. Parmi les buts de l’utilisation du sexe dans la littérature, j’ajouterais la volonté de faire rire ou de choquer. Et bien sûr celle de susciter l’excitation, dans le cas des ouvrages pornographiques. A partir des XVIe et XVIIe, ce genre ira croissant et se répandra largement, surtout au XVIIIe.

Pourquoi la littérature est-elle un lieu privilégié pour parler de sexe?

Anouk Delpedro: En dépit des régulations et de la censure, la littérature est un espace de liberté. Notamment parce qu’on peut y évoquer la réalité par le biais de la fiction. La littérature érotique des XVIe et XVIIe met souvent des femmes en scène et pourtant les auteurs en sont très majoritairement des hommes. La littérature devient donc un lieu où l’on peut non seulement traiter du sexe, mais du sexe là où il est le plus privé, par exemple dans l’intimité des femmes. Il y avait un fort intérêt à évoquer la sexualité d’autrui, notamment celle de la femme désirée. Au Moyen Age circulait par exemple un fabliau intitulé Le chevalier qui fist les cons parler, dans lequel les vulves pouvaient prendre la parole. Même concept au XVIIIe siècle, dans Les bijoux indiscrets de Diderot.

Martine Rouiller: Rappelons quand même que la littérature n’est pas un endroit exclusif pour parler de sexe. Dans l’Antiquité, la peinture et la statuaire sont elles aussi remplies d’images sexuelles. Mais la littérature est particulièrement propice à l’évocation de scénarios qui ne pourraient pas se produire dans la réalité, comme les renversements de la hiérarchie sociale établie. Le personnage central de l’élégie d’amour est la femme – souvent une prostituée – avec laquelle le poète entretient une liaison fictive. Des Romains de bonne famille deviennent donc des esclaves de ces femmes en raison de leur passion. On peut y voir une métaphore de la perte de pouvoir politique de ces hommes lorsque l’Empire a supplanté la République. Un phénomène intéressant, qui montre que ce genre littéraire, considéré comme moins sérieux et moins noble que d’autres tels que l’épopée, pouvait être utilisé pour véhiculer certains messages qui ne seraient pas passés dans d’autres genres littéraires.

Velia Ferracini: L’une des forces d’action de la littérature, c’est qu’elle peut parler de sexe en intégrant d’autres composantes. Par exemple, les abus ou les avortements. Ces sujets forment comme un tabou dans le tabou. En ce sens, la littérature permet d’ouvrir certaines portes jusque-là fermées à clé. C’est le cas de Lolita. Malheureusement, ce roman a été mal interprété, puisqu’il a été lu comme une histoire d’amour alors que Nabokov fait parler un pédocriminel.

Deux femmes – Roger Bohnenblust 1975 | ©MAHF / Francesco Ragusa

La littérature offre donc des possibilités que n’offrent pas d’autres genres artistiques?

Velia Ferracini: A mon avis, tout peut se dire dans tous les arts. Mais pas de la même façon. Pour reprendre l’exemple de Lolita: la différence entre le support texte et le support écran est peut-être partiellement responsable de la déformation qui s’est opérée. Ce qui pouvait se lire par la narration, par le récit où l’on est dans la tête du personnage d’Humbert Humbert, n’a pas fonctionné au cinéma. La mauvaise interprétation s’est ensuite poursuivie et accentuée, jusqu’à atteindre la publicité, la mode et la musique. Le film éponyme de Kubrick, sorti en 1962, fait naître une Lolita sexualisée et plus âgée que le personnage du livre. Elle est maquillée, a des lunettes en forme de cœur, bref, tous les attributs qui vont en faire une aguicheuse. Au moment de la seconde adaptation cinématographique par Lyne en 1997, le contresens devient total. Dans le texte, on a clairement affaire à une enfant abusée par un homme de 25 ans son aîné. Chez Lyne, c’est la jeune femme – cette fois bien plus âgée que dans le livre – qui tombe amoureuse de cet homme, qui initie une histoire d’amour. Lorsque vous cherchez ce film sur Internet, vous le trouvez dans la catégorie «romance», alors qu’à la base il s’agit d’un viol.

En quoi est-ce que le passage du texte à l’écran a ouvert la voie à cette déformation?

Velia Ferracini: Ce que permettent les mots – et que n’a pas pu dans ce cas-là le cinéma – c’est de se mettre dans la tête du narrateur, de créer une vraie intériorité. Certes, le cinéma peut tenter de s’en approcher grâce à certains effets comme la voix off. Mais, dans le texte, on est carrément connecté avec le flux de pensées du personnage, dont tout le propos est de se justifier et de se dédouaner par différents procédés: dédoublement de la personne, arguments d’autorité faisant appel à des figures littéraires ou encore parodie et humour. Le texte tire sa force du fait que les lecteurs·trices ne savent jamais ce que Lolita, elle, pense. Nabokov laisse néanmoins des indices. Ce sont ces indices qui ont été mal transposés à l’écran. Les mécanismes textuels mis en place par l’auteur pour dire qu’il n’est pas d’accord avec son narrateur se sont perdus.

Martine Rouiller: Certains textes antiques ont eux aussi été méchamment déformés. C’est notamment le cas de plusieurs mythes transmis par la poésie ou la prose et représentés dans la statuaire. Dans le mythe très célèbre de l’enlèvement de Daphné par Apollon, la nymphe préfère supplier son père, un dieu fleuve, de la transformer en arbre plutôt que de céder à Apollon, aussi beau gosse soit-il. Quant aux statues s’inspirant de cet épisode, elles représentent clairement une femme dans un état de détresse absolue. Malgré tout, certains scientifiques qualifient cet épisode d’histoire d’amour. Ce que tous les arts ont parfois de commun, c’est que les mêmes messages, bien que portés par plusieurs médias différents, peuvent être mal interprétés par la suite.

Velia, vous avez évoqué la question des tabous liés au sexe. Quel rapport la littérature entretient-elle avec eux?

Martine Rouiller: La notion de tabou est difficile à appliquer aux textes de l’Antiquité. S’ils avaient vraiment été tabous, on ne les aurait pas recopiés, traduits et conservés. On pourrait par contre explorer la notion d’interdits. Dans l’Antiquité, il n’était pas autorisé qu’une fille couche avec son père. Légalement parlant, l’avortement n’a pas été prohibé avant 200 ans après J.C.. Quant à la période de l’élégie d’amour, les chevaux de bataille de l’Empereur Auguste sont la restauration du mariage et la répression de l’adultère. Malgré tout, les quatre grands poètes du genre – qui sont très populaires, surtout Ovide – ne parlent que de relations hors mariage… Certes, la définition de l’adultère était un peu différente à l’époque. Les ébats entre un citoyen romain et une prostituée n’entraient pas dans cette catégorie. Reste qu’il est intéressant de constater qu’il y a certaines choses interdites par la loi, dont la littérature non seulement parle, mais parle de façon complètement transparente, avec l’approbation des foules.

Anouk Delpedro: La littérature érotique a été confrontée à la censure très tôt: dès lors que l’imprimerie permit sa propagation à plus large échelle, on s’efforça d’enrayer sa diffusion. L’Index librorum prohibitorum de 1564, qui liste des livres et auteurs prohibés, est accompagné de dix règles précisant pourquoi les ouvrages devaient être censurés. La septième désigne explicitement la littérature érotique. Grosso modo, les livres au contenu lascif et obscène – et donc menaçant la foi et les bonnes mœurs – doivent être interdits. Exception est faite pour les ouvrages antiques, qui sont considérés comme élégants. Un autre moment assez intéressant – où émerge une forme de prudence, voire de malaise – est celui où le corpus de textes du XVIe au XVIIIe siècles commence à devenir un objet d’études. Un des premiers chercheurs d’importance pour les écrits érotiques français est Frédéric Lachèvre, au début du XXe siècle. Il a notamment redécouvert de nombreux écrits libertins du XVIIe siècle. Or son regard, loin d’être neutre, est porteur de préjugés. On voit là se matérialiser une forme de tabou, l’émission de jugements moraux au sein même de la réception scientifique.

Velia Ferracini: Dans la littérature érotique contemporaine, je pense qu’il faut distinguer trois champs en matière de tabous. Les textes eux-mêmes sont un lieu de lutte contre le tabou. Puis ces textes sont soumis au regard de la société, qui parfois les censure. Enfin, il y a la réception critique, où les tabous réapparaissent souvent; on réétudie le texte et on lui donne des intentions qu’il n’avait pas forcément au départ.

En parlant de littérature érotique contemporaine: peut-on y dégager de grandes tendances?

Velia Ferracini: Dans l’ultra-contemporain, je distinguerais deux mouvements. L’un des deux est justement l’héritier des tabous, du patriarcat. Cette production reflète la société dans sa composante très hiérarchisée et véhicule pas mal de clichés. L’autre mouvement essaie à l’inverse de casser cela. Il parle plus librement de certains sujets et n’est pas uniquement hétérosexuel. Il ébranle le rapport classique de domination homme-femme, encore très présent dans le premier type.

Pourriez-vous citer quelques exemples illustrant ces deux mouvements?

Velia Ferracini: Dans la première catégorie, on peut citer une tendance intéressante – et souvent problématique – à la relecture des mythes antiques. Je pense notamment à la reprise de l’histoire d’Hadès et Perséphone par Scarlett St. Clair, sous forme de tétralogie et en version sexe. Ces livres n’ont plus grand-chose à voir avec le mythe d’origine.

Martine Rouiller: On en revient à la problématique des récits qui, dans le texte original, portent sur ce qu’on appelle aujourd’hui le détournement de mineur. Dans le cas d’Hadès et Perséphone, cette dernière est présentée par Scarlett St. Clair comme consentante alors que dans la mythologie, il s’agit d’une adolescente emportée de force par son oncle.

Velia Ferracini: Ce genre de livres, clairement destinés à un lectorat adolescent, sont vendus comme de la new romance et portés par des booktubeurs·euses. Le bestseller Fifty Shades of Grey de E.L. James en est bien sûr la figure de proue. Dans l’autre mouvement, on peut citer La Maison de Emma Becker, une autrice qui est allée passer plus de deux ans à Berlin dans une maison close et rapporte son expérience de prostituée. Elle parle de sexe, mais cherche à renouveler le style, notamment en évoquant les ratés des relations sexuelles.

Martine Rouiller: Tant mieux! Car ce qui m’interpelle souvent, que ce soit dans les livres ou les films, c’est que le sexe y est lisse, peu réaliste, voire inhumain. Et rarement drôle. Dans l’Antiquité, du moins chez Ovide, il y a des scènes de sexe hilarantes. Il évoque notamment son occasionnelle impuissance et les efforts de sa compagne pour y remédier. Désacraliser l’acte sexuel serait intéressant.

Anouk Delpedro: En effet, l’acte sexuel est souvent très codifié dans la littérature; il est borné par l’acte de pénétration et l’éjaculation de l’homme. Parfaitement chorégraphié. C’est déjà le cas dans les textes du XVIe au XVIIIe siècles, du moins dans ceux qui sont ouvertement pornographiques. Certains de ces codes semblent avoir perduré dans les représentations traditionnelles de la sexualité.

Velia Ferracini: L’une des vagues de littérature érotique contemporaine, celle que l’on pourrait qualifier de classique, reproduit vraiment ce côté lisse de la sexualité. Ainsi que le male gaze, le regard de l’homme porté sur le désir féminin et le désir tout court. En plus, le discours est généralement du type man writing woman, avec la perspective de ce que l’homme va aimer. Dans la new romance, on trouve très peu de sexualité qui ne soit pas liée à la pénétration. Je rejoins Anouk: certains codes perdurent…

Quels sont les principaux ingrédients de ces codes?

Anouk Delpedro: Le phallocentrisme, très clairement. L’acte sexuel, c’est la pénétration qui finit par l’éjaculation de l’homme. Les textes que j’étudie échappent rarement à cette règle. Mais je tiens quand même à préciser que le plaisir féminin n’en est pas absent. Dans L’école des filles ou la philosophie des dames (1655), qui prend la forme d’un dialogue entre deux femmes, la protagoniste la plus ingénue demande à l’autre qui, des hommes ou des femmes, a le plus de plaisir lors de l’acte sexuel. Réponse de son interlocutrice: la femme. Cette affirmation repose sur les réalités médicales de l’époque; on pensait que les femmes produisaient aussi de la «semence». Etant donné que l’acte sexuel provoque un mélange des semences à l’intérieur du corps des femmes, on en arrive à cette idée de plaisir accru.

Martine Rouiller: Je me demande si cette scène n’a pas été inspirée par un mythe antique. Celui de Tirésias, dans lequel Zeus et sa femme Héra se demandent qui, de l’homme ou de la femme, ressent le plus de plaisir lors de l’acte sexuel. Lui pense que ce sont les femmes, elle que ce sont les hommes. Ils posent alors la question à Tirésias, qui a vécu plusieurs années en tant que femme avant de redevenir un homme. Selon ce dernier, les femmes ressentent davantage de plaisir. Vexée, Héra le rend aveugle. Pour le consoler, Zeus lui donne, pour sa part, le pouvoir de
prédire l’avenir. A noter que le concept de semence féminine était également présent dans la mythologie antique.

Anouk Delpedro: Dans L’école des filles, le sexe est considéré comme le plus grand plaisir du monde. Alors que le dialogue a très probablement été écrit par un homme, le récit tourne autour de deux femmes parlant de la notion de plaisir. Il faut dire qu’à partir de la moitié du XVIIe siècle, quand le lectorat se féminise, les productions érotiques deviennent plus favorables aux femmes. Ce livre en est une bonne illustration: malgré un phallocentrisme bien présent, la représentation de l’érotisme au féminin évolue. L’action se situe dans un cadre domestique. Pas chez des prostituées mais à la maison, dans la demeure de bourgeoises parfaitement intégrées dans la société. Ces femmes vont s’adonner au sexe dans un but récréatif. Il est considéré comme un art qu’il faut pratiquer, maîtriser. Ce livre propose une défense et une légitimation de la sexualité. Il est d’ailleurs considéré comme le premier roman érotique de la littérature française.

Notre experte Anouk Delpedro est doctorante au Département de français de l’Unifr sur le projet FNS «Eros galant, 1650–1720». Sa thèse de doctorat est centrée autour de l’ouvrage L’école des filles ou la philosophie des dames, un dialogue érotique féminin publié au XVIIe siècle.
anouk.delpedro@unifr.ch

 

 

Notre experte Velia Ferracini est assistante diplômée au Département de français de l’Unifr. Au premier semestre de l’année académique 2024-2025, elle donne un cours sur l’ouvrage Lolita de Nabokov, paru en 1955.
velia.ferracini@unifr.ch

 

 

 

Notre experteMartine Rouiller est assistante diplômée au Département de philologie classique de l’Unifr. Sa thèse de doctorat porte sur la santé, la maladie et les soins dans l’élégie d’amour latine.
martine.rouiller@unifr.ch