Dossier
Plaisir sous contrôle
Des années 1960 à 1990, les centres de conseils sexuels pour adolescent·e·s œuvraient en marchant sur une ligne de crête au pays des Beatles. Entre élans émancipateurs et préservation du modèle moral traditionnel de la société britannique.
Héritage de l’ère victorienne, le puritanisme reste présent dans la société anglaise. Ses effets le sont d’autant plus lorsqu’il s’agit de la sexualité des jeunes, autour desquels se cristallisent angoisses et enjeux sociétaux. «Jusqu’où la société doit-elle les protéger ou non? Ces questions reviennent régulièrement sur la scène politique. Elles renforcent les antagonismes entre camps conservateurs et progressistes», observe l’historienne Caroline Rusterholz.
Professeure ordinaire en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, elle s’est penchée sur l’histoire des Brook Advisory Centres, ces lieux de conseil en santé sexuelle pour les adolescent·e·s présents aujourd’hui partout en Grande-Bretagne. Fruit de cette recherche, son troisième livre, Responsible Pleasure, permet de mieux saisir les enjeux et les anxiétés de la jeunesse britannique autour de la sexualité des années 1960 à 1990.
Le rapport particulier qu’entretient la société anglaise avec la sexualité trouve son origine dans le modèle de la morale victorienne, qui s’impose durant le XIXe siècle. Cette nouvelle morale, celle de la bourgeoisie, entendait se démarquer à la fois des classes aristocratiques et populaires. «Cette morale bourgeoise s’inscrit dans une vision selon laquelle les hommes sont responsables des questions sexuelles alors que les femmes sont ignorantes et doivent être préservées dans leur rôle maternel», explique l’historienne.
Helen Brook, un esprit pionnier
L’esprit de cette Victorian sexuality qui infuse la société ne disparaît pas avec la Seconde Guerre mondiale. L’idée du couple monogame et hétérosexuel, vu comme un engagement dans la perspective du mariage où l’amour est au centre, reste dominante lorsque le premier Centre Brook ouvre à Londres en 1964. On le doit à Helen Brook, femme qui, sans être médecin, décide à 40 ans de devenir volontaire dans les centres de planning familial. En 1958, elle se voit chargée de réorganiser la clinique londonienne Mary Stopes.
L’association de planning familial ne conseillait alors que les femmes mariées. Or la clinique Mary Stopes était indépendante. Helen Brook y a vu l’occasion de combler un manque et s’est mise à prodiguer des conseils aux femmes non-mariées. «Helen Brook a elle-même un parcours particulier. Divorcée, mère de filles qui vont aller à l’Université, elle est sensible à l’émancipation féminine et au problème des grossesses non-désirées», précise Caroline Rusterholz.
Dans les années 1950, Helen Brook se trouve confrontée au fait que de plus en plus de jeunes filles des classes supérieures tombent enceintes, ce qui met en danger leur potentielle carrière. Ces années-là voient aussi l’arrivée de femmes caraïbéennes à Londres. Un effet du British Nationality Act de 1948, qui permettait aux personnes résidant dans les pays du Commonwealth d’obtenir la nationalité britannique. Femmes et mères viennent ainsi rejoindre des hommes avec qui elles vivent sans être mariées.
«Helen Brook était atterrée de constater que le gouvernement britannique n’avait pas anticipé cette réalité et qu’il n’avait pas mis en place des centres de régulation sexuelle pour ces femmes, afin qu’elles aient les mêmes droits que les femmes blanches.» Elle propose au planning familial de changer cela, continue l’historienne, mais ce dernier refuse, craignant de voir son financement menacé et sa légitimité amoindrie.
La responsabilité avant la liberté
Mais Helen Brook n’en reste pas là. Portée par son esprit pionnier, elle ouvre son propre centre, recevant des financements privés. Ce premier centre londonien sera rapidement suivi par d’autres dans les années 1960: Birmingham, Bristol, Edimbourg, Liverpool, etc. Si les Centres Brook comblent bel et bien un manque en matière de conseils sexuels, les recherches de Caroline Rusterholz conduisent à relativiser très fortement l’esprit militant que l’on pourrait attendre d’une telle entreprise dans un paysage encore imprégné de puritanisme.
En fait, la ligne que suivent les Centres Brook ne déroge pas à la morale de l’époque. Elle s’articule autour de l’idée de responsabilité sexuelle. «Faire preuve d’un comportement sexuel responsable s’inscrit dans la perspective d’un engagement en vue du mariage dans une relation monogame et hétérosexuelle. Cela implique que l’on ne prenne pas de risque en matière de relations sexuelles, afin d’éviter les grossesses non désirées», explique la chercheuse. Cette notion de responsabilité sexuelle tranche avec l’idée communément admise d’une libération des femmes et d’une révolution sexuelle.
Dans les années 1960, le vent du Flower Power est en effet loin de soulever les jupes des jeunes femmes en Grande-Bretagne. «En lisant les témoignages, on constate que la société demeurait fortement traditionnelle et que les femmes gardaient la perspective de se marier. Il fallait donc préserver sa réputation, car celles qui tombaient enceintes et avaient des relations sexuelles avant le mariage étaient vues comme des filles de mauvaise vie», souligne Caroline Rusterholz. Dans les faits, les Centres Brook opèrent une sorte de contrôle social. Un point qui a surpris l’historienne: «le discours ne valorisait pas l’expérience sexuelle et l’émancipation».
Au contraire, Brook rappelle l’importance des relations où l’amour est au centre et se concrétise par le mariage. Pour autant, ces centres ne suivaient pas une ligne purement conservatrice, mais devaient articuler leurs élans émancipateurs dans le contexte moral de l’époque. D’où ce narratif développé par Brook autour de la responsabilité sexuelle. Au fond, pour Caroline Rusterholz, la révolution sexuelle ne devrait pas se comprendre comme telle, «mais dans une vision plus large du citoyen et de la citoyenne qui deviennent responsables à partir des années 1940 dans tous les domaines de la société».
Cela fait écho au concept de gouvernementalité développé par Michel Foucault. D’un modèle top down, le philosophe considère qu’on serait passé à une gouvernementalité dans laquelle les gens intériorisent des normes et se régulent eux-mêmes. «La notion de responsabilité sexuelle entre dans ce schéma», souligne l’historienne, montrant que la notion a évolué au cours du temps. Si l’idée de se protéger contre les maladies sexuellement transmissibles demeure centrale dans le dispositif, on parle davantage de plaisir à partir des années 1970–1980.
Stigmatisation de classe et de race
Le profil des bénéficiaires évolue lui aussi. Au départ, il s’agit surtout d’aider les jeunes filles des classes moyennes et supérieures, afin de leur éviter des grossesses adolescentes vu comme un frein à leur carrière. Progressivement, Brook augmente le contrôle des classes populaires, déployant ses services dans les quartiers défavorisés. Car on voyait les femmes de ces classes comme sexuellement actives. Une sexualité qu’il convenait de réguler. Plus tard, dans les années 1980, une campagne se mettra en place pour mieux responsabiliser les jeunes hommes, dans une optique égalitaire, mais aussi de combat contre le sida qui se répand.
Les enjeux raciaux émergent également, s’accroissant à partir des années 1970 avec les populations originaires des Caraïbes. «Leurs comportements étaient fortement stigmatisés. D’un côté, on voyait les jeunes hommes noirs comme mettant enceintes de jeunes femmes noires sans prendre leurs responsabilités. Tandis que de l’autre, on percevait ces femmes comme apathiques, peinant à s’insérer dans le marché du travail et avec la grossesse pour seule perspective de réalisation personnelle.»
Dans ses recherches, l’historienne approfondit actuellement cette perspective. «Dès le début, l’idée domine que la sexualité des femmes caraïbéennes posait problème et les centres voulaient la réguler. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est d’explorer cette tension entre aide et régulation par rapport aux populations immigrées. Car d’un côté la société entend fournir des ressources aux femmes migrantes, mais de l’autre on attend qu’elles suivent le modèle bourgeois des femmes blanches de la classe moyenne.»
Le frein conservateur
Aujourd’hui, même si les Centres Brook poursuivent leurs efforts, Caroline Rusterholz fait le constat suivant: les adolescent·e·s n’ont jamais connu de véritable émancipation en Grande-Bretagne. Le principal frein tient dans l’activisme des mouvements conservateurs qui empêchent l’éducation sexuelle à l’école et tentent continuellement de couper et limiter les financements de Brook. Leurs critiques reposent pour l’essentiel sur l’idée que les jeunes de moins de 16 ans demeurent des enfants.
C’est un problème aujourd’hui en Grande-Bretagne, où le taux de relations sexuelles en dessous de 16 ans et de grossesses adolescentes reste l’un des plus haut d’Europe. Or des études montrent que plus l’éducation sexuelle est précoce, moins les adolescent·e·s cherchent l’expérience par eux et elles-mêmes pour comprendre. En comparaison, les Pays-Bas ont très peu de grossesses adolescentes et relativement peu de relations sexuelles avant l’âge du consentement. «L’éducation sexuelle y est ultra développée et les adolescent·e·s sont pris·e·s en charge très tôt sur ces questions-là», souligne Caroline Rusterholz.
Notre experte Caroline Rusterholz est professeure ordinaire au sein du Département d’histoire contemporaine. Ses recherches portent sur l’histoire sociale de la médecine, de la santé sexuelle et de la famille.
caroline.rusterholz@unifr.ch