Dossier

Sexe avec le diable

La persécution de la sorcellerie entre le XVe et le XVIIIe siècle compte parmi les chapitres les plus sombres de l’histoire européenne. Une partie de l’image que l’on se faisait des sorciers et sorcières résidait dans les contacts charnels avec le diable, attribués avant tout aux femmes. Retour sur cette idée reçue.

Le 23 octobre 1461, Jeannette Anyo, une femme mariée d’un âge avancé, originaire de La Roche dans le District de la Gruyère, se retrouva devant ses juges. Le procès se tenait dans la salle du chapitre cathédral de Lausanne, ville où Jeannette avait été transférée, puisque La Roche faisait partie des possessions des évêques de Lausanne. La région concernée, entre les Préalpes fribourgeoises et le Lac Léman, n’est pas anodine: dans la topographie générale de la répression de la sorcellerie au XVe siècle, c’est dans l’Arc alpin occidental qu’éclot le stéréotype du sorcier et de la sorcière diaboliques. Lors de la première audition de son procès, Jeannette avoua avoir fréquenté des «hérétiques», terme utilisé à l’époque pour qualifier la nouvelle hérésie des adoratrices et adorateurs du diable, soit des sorcières et sorciers diaboliques. Les auditions étaient semi-publiques, les accusé·e·s devaient donc faire leurs aveux devant un panel d’auditeurs constitué de clercs et de bourgeois, ce qui devait ajouter à la gêne des prévenu·e·s, surtout quand il s’agissait de confessions intimes.

Des confessions réélaborées

Le lendemain, les interrogations reprirent dans le château épiscopal d’Ouchy et Jeannette réélabora sa confession, y insérant le récit de son premier contact avec la «secte» une trentaine d’années auparavant, ainsi qu’une énumération de «complices», hommes et femmes, qu’elle y aurait repéré·e·s. Le 30 octobre, les aveux furent complétés par le récit de l’hommage prêté au diable sous la forme d’un chat noir qu’elle embrassa sur le derrière, forme pervertie du baiser vassalique et première allusion d’ordre sexuel dans le procès. Mais même complétés, les aveux ne contentèrent pas encore les juges qui, le 2 novembre, ordonnèrent l’application de la torture brisant les dernières résistances de Jeannette, qui reconnut ce qui devait être pour elle le plus difficile à avouer, à savoir qu’elle aurait elle-même enlevé et tué un enfant pour amener le corps à l’assemblée afin qu’il soit mangé. Enfin – après une nouvelle application de torture – elle ajouta que, à l’instar de toutes les autres femmes présentes à la réunion, elle aurait été «connue» charnellement «à la manière des animaux bruts», donc «contre nature» selon une taxonomie en cours bien au-delà du Moyen Age. C’est la dernière séance consignée dans les actes, mais une note rapide indique que Jeannette finit ses jours sur le bûcher.

Une histoire de longue durée

Les débordements sexuels, les scènes orgiaques brisant toutes les règles de la bienséance et les tabous liés à l’inceste font partie des idées que l’on se faisait des hérésies. Cet imaginaire remonte aux premiers siècles du christianisme. Renvoyons dans ce contexte à Minucius Félix, un apologète chrétien du IIe/IIIe siècle, qui dans un dialogue fictif intitulé l’Octavius réfuta de telles accusations adressées aux chrétien·ne·s tout en les reproduisant dans son texte. Par la suite – au cours d’une histoire de longue durée analysée en 1975 par Norman Cohn dans son étude classique intitulée Europe’s Inner Demons –, ces accusations, qui incluaient souvent l’infanticide, changèrent de cible et furent utilisées par des polémistes pour dénigrer des groupes hétérodoxes issus du christianisme lui-même. Elles servirent également à des fins politiques, comme dans le cas de la destruction de l’ordre du Temple au début du XIVe siècle à l’instigation du Roi de France Philippe de Bel. De telles accusations furent produites indépendamment de la question de savoir si les groupes ciblés avaient une existence réelle ou s’ils étaient entièrement fictifs – à l’image de la prétendue secte des sorciers et sorcières qui auraient renié Dieu pour adopter de diable comme leur maître.

Antiope séduite par JupiterLaure Devéria – XIXe siècle | © MAHF / Francesco Ragusa

Un procès exceptionnel

Si l’application répétée de la torture fit dire à Jeannette Anyo qu’elle aurait pris part à une orgie, une autre cour alla plus loin au début de l’année 1465 dans le procès de Perrissone Gappit qui se tint à Châtel-Saint-Denis. Les actes de ce procès sont d’un intérêt particulier, parce que l’enquête précédant le procès à proprement parler est préservée, fait rare dû au secret entourant le travail du tribunal. Le dossier contient, en effet, les dépositions de trois témoins à charge, dont le deuxième mari de Perrissone et son beau-fils, mais aussi celle de l’accusée elle-même. Elle y avoua avoir assisté à la «secte des hérétiques» et – bien qu’«avec difficulté», comme il est précisé dans la transcription – qu’on y mangerait de la «viande d’enfants». Mais elle refusa d’en dire plus, malgré les instances du commissaire chargé de l’enquête.

A la fin janvier, le procès commença. Perrissone essaya au début de revenir sur ses dépositions antérieures, mais en vain. Elle décrit le diable comme étant froid et horrible à voir, tout en précisant qu’elle n’avait jamais commis d’adultère dans la secte, contrairement à d’autres personnes présentes… Les juges ne se contentèrent pas de ces aveux, mais passèrent à la torture. Comme son application «légère» ne donna pas les résultats escomptés, la torture fut intensifiée. Sous son effet, Perrissone finit par confesser ce qui devait lui coûter le plus cher, à savoir que les membres de la «congrégation» auraient commis le «péché de luxure» et qu’elle-même se serait donnée quatre fois au diable. Les juges pour leur part insistèrent pour que l’accusée leur explique s’il y avait une différence «dans la perpétration de cet acte» entre un «homme naturel» et le diable. A cette question, elle répondit que cette différence était grande, puisque la semence d’un homme était «tiède et agréable» tandis que celle du diable était «très abominable et froide» et «d’aucune manière agréable». Ce n’est qu’à ce moment-là que les juges se montrèrent enfin satisfaits et conclurent le procès. Dans le jugement, l’hommage prêté au diable par la condamnée est mentionné, mais non les actes sexuels perpétrés avec lui, qui sont escamotés par la formule selon laquelle elle aurait commis «beaucoup d’autres choses détestables», dont les détails n’étaient pas destinés à un public plus large. Une dernière note, dont le cynisme ne nous échappe pas, révèle que Perrissone «termina ses jours dans son dernier soupir d’une façon louable, en présence du peuple».

Succube et incube

Le fait que la semence du diable ait été décrite comme froide ne saurait surprendre, puisque le diable, et plus largement les démons, étaient considérés dans la pensée scholastique comme des esprits qui pouvaient adopter une présence corporelle consistant d’air comprimé… froid. Ces notions durent se répandre auprès d’un public plus général, à moins qu’elles n’aient été «soufflées», dans le cas spécifique de Perrissone Gappit, à l’accusée par les juges. Une autre question concernait la capacité du diable de procréer, qui lui était déniée. Thomas d’Aquin († 1274) trouva une solution au «problème» qui connut un grand succès auprès des démonologues. Dans un premier temps, le diable adopterait le corps d’une femme et «volerait» en tant que succube le sperme d’un homme; dans un deuxième temps, il changerait de forme pour prendre celle d’un homme et inséminerait, comme incube, une femme. Comme dans une majorité de cas, les accusations de rapports sexuels avec le diable étaient dirigées contre des femmes, de telles idées eurent leur part dans la féminisation générale du délit de sorcellerie que l’on observe dès le début de l’époque moderne. Aux yeux des contemporain·e·s, les prétendus rapports – qui ont tout pour nous irriter aujourd’hui – auraient constitué, d’après Walter Stephens, une «preuve» de la réalité corporelle du diable, tout en symbolisant le renversement de l’ordre naturel et moral associé avec la sorcellerie diabolique qu’il fallait combattre d’autant plus énergiquement.

Notre expert Georg Modestin est privatdocent et chargé de cours d’histoire médiévale.
georg.modestin-thevenaz@unifr.ch

Pour en savoir plus
Walter Stephens, Demons Lovers. Witchcraft, Sex, and the Crisis of Belief, The University of Chicago Press, 2002