par Kristell Moullec

Dossier

Sexualités et normes: qui influence qui?

Les identités de genre et les orientations sexuelles sont aujourd’hui plus débattues que par le passé. Paradoxalement, ces sujets restent difficiles à aborder et certains aspects sont encore flous. Laura Mellini et Morgane Jomini, sociologues à l’Université de Fribourg, nous livrent leurs clés de compréhension.

Alors que, dans le langage courant, le sexe est associé au genre d’un individu et en définit des pratiques, en sociologie, chaque rapport se joue dans un cadre plus large que la simple interaction physique. Laura Mellini explique: «on parle de sexualité plutôt que de sexe, car le concept ne se limite pas aux actes eux-mêmes». Contrairement à l’approche biologique, qui perçoit les désirs comme innés, la sexualité vue par les sciences sociales se construit tout au long de la vie. Cette approche inclut trois dimensions fondamentales: le système social, culturel et politique; la catégorisation des personnes par l’objet de leur désir; et les rapports sociaux dans lesquels les pratiques intimes s’inscrivent.

Une moralité en mouvement

La sexualité ne peut être comprise sans évoquer le contexte dans lequel chacun·e·x évolue. A travers le monde, les sociétés qualifient certaines pratiques de «normales» ou «déviantes», de légales ou d’illégales. Ces normes morales évoluent selon les époques et les groupes de pouvoir en place, mais aussi en parallèle de mouvements sociaux influents. La campagne #MeToo, par exemple, a initié en 2006 une prise de parole mondiale sur les réseaux sociaux vis-à-vis des violences sexuelles subies par les femmes. La démarche a levé un voile sur les pratiques intimes liées aux dynamiques de pouvoir et brisé un tabou sur les injustices subies par certains groupes.

Alors que les normes sociales se transforment, la manière dont chaque personne se définit et perçoit l’autre prend toute son importance. «Nous apprenons à désirer selon des structures sociales et culturelles qui orientent nos perceptions», souligne Laura Mellini.

Définir l’autre, se définir soi

L’attirance est-elle dirigée vers une personne du même sexe, du sexe opposé, ou qui ne se définirait pas dans le cadre du genre? La catégorisation des individus par l’objet de leur désir dépend de perceptions subjectives. Elle est également conditionnée par le positionnement social et l’image renvoyée par les autres.

La réflexion sur les étiquettes telles que «homosexualité» ou «transidentité» est aussi à prendre en considération pour saisir la diversité des dynamiques relationnelles. Dans certaines communautés, en effet, ces termes n’existent pas, alors que les pratiques, elles, sont bien présentes. Morgane Jomini précise: «on rencontre parfois des personnes qui ont des relations intimes avec des individus du même genre, mais ne se définissent pas pour autant homosexuelles. Ces pratiques peuvent être vues autrement, comme des rites de passage, par exemple.» Parler d’orientation sexuelle implique donc une vision centrée sur la compréhension des désirs en tant que construction sociale.

Sommer – Oscar Cattani, milieu du XXe siècle | ©MAHF / Francesco Ragusa

L’influence des proches

La troisième dimension de la sexualité concerne les rapports sociaux. Les pratiques intimes ne sont pas vécues de la même manière selon l’âge, le genre, l’ethnicité ou la classe sociale. Sans oublier que les partenaires ont aussi leur propre identité, avec des différences dans ces conditions, influençant ainsi l’expérience commune. D’après Laura Mellini, «chaque individu développe au cours de sa vie une représentation de la sexualité influencée par les personnes côtoyées». La famille, l’école ou la religion apprennent à considérer comme «bons» ou «mauvais» certains comportements sexuels et exercent une pression plus ou moins forte. A l’adolescence notamment, l’initiation sexuelle dépend fortement du groupe de pairs, les jeunes étant en quête d’acceptation sociale et en pleine construction de leur identité. Ces instances de socialisation fixent ainsi les attentes normatives en matière de sexualité. Des comportements sont parfois même considérés comme préférables selon le genre, l’ethnicité ou la classe sociale, favorisant ainsi les rapports de domination et les inégalités.

Les vécus éclairent la recherche

Afin d’explorer en profondeur les caractéristiques des pratiques intimes, les sociologues privilégient les enquêtes qualitatives. On peut faire un travail scientifiquement pertinent avec le témoignage de quelques dizaines de personnes, surtout sur des sujets sensibles comme celui-ci», souligne Morgane Jomini. En ce qui concerne l’enquête en cours, le projet InMIND, les participant·e·x·s viennent de groupes minorisés et discriminés en raison de leur genre, orientation sexuelle et origine ethnoraciale. Ayant appris à cacher leur identité de genre et/ou orientation sexuelle pour fuir les persécutions vécues dans leur pays d’origine, elles et ils ont tendance à rester dans l’ombre. Les partenaires de terrain – organisations des domaines de l’asile, de la migration, de la santé sexuelle et LGBTQIA+ – jouent un rôle essentiel pour les atteindre. Parfois elles-mêmes concernées, ces personnes en encouragent d’autres à témoigner, facilitant ainsi l’accès aux populations ciblées grâce à cette approche dite participative.

Libérer la parole en sécurité

Un cadre sécurisant est instauré dès la première rencontre, permettant ainsi aux participant·e·x·s de partager leurs expériences intimes en toute confiance. Certain·e·x·s préfèrent un lieu public, tandis que d’autres choisissent un espace neutre comme le bureau des chercheuses, aménagé pour être chaleureux et accueillant. «Nous laissons les personnes choisir le lieu de l’entretien afin qu’elles soient à l’aise. Nous leur expliquons qu’il n’y a pas de réponses justes ou fausses et qu’elles peuvent refuser de répondre à certaines questions», ajoute Laura Mellini.

Les chercheuses montrent également qu’elles ne sont pas gênées de parler de sexualité, ce qui permet de débloquer la parole quand, au départ, les participant·e·x·s n’osent pas décrire les rapports intimes vécus ou seulement dans des termes généraux. Elles utilisent aussi les émotions pour créer un climat propice au partage: c’est l’empathie sociologique. Touchées par les récits, elles jugent essentiel de faire preuve de sincérité, en partageant, par exemple, les ressentis émotionnels que les récits suscitent en elles. Cette sociologie engagée, respectueuse des identités et des vécus, est primordiale, en particulier dans l’étude des sexualités de populations marginalisées.

Déconstruire les tabous

En fin de compte, la sexualité ne se résume pas à des actes intimes. Chaque désir, chaque comportement est façonné par des structures sociales plus vastes et par les normes qu’elles imposent. Les pratiques intimes changent avec les transformations politiques et culturelles, mais restent liées au contexte de vie de chaque personne. Il est essentiel de continuer à explorer ce sujet afin de mettre au jour leur pluralité et contribuer à réduire les discriminations et inégalités qui y sont liées.

Soucieuses de ne pas limiter les résultats de leurs recherches au cercle académique, les sociologues explorent également des moyens de diffusion accessibles au grand public. En fait partie la production d’un film inspiré des témoignages de l’étude InMIND, pour sensibiliser aux vécus des personnes marginalisées.

Notre experte Laura Mellini est chercheuse senior en sociologie dans le Groupe de recherche sur la Migration, la Santé et les Sexualités (GREMISS), dirigé par Francesca Poglia Mileti, professeure à l’Unifr. Elle s’intéresse à la santé sexuelle et à la sexualité des personnes minorisées en raison de leur genre, origine ethnique, statut migratoire ou socio-économique.
laura.mellini@unifr.ch

Notre experte Morgane Jomini est doctorante en socio­logie dans le même groupe de recherche. Ses travaux portent sur la socialisation et la construction des identités minorisées. Au sein du groupe GREMISS et dans le cadre du projet de recherche en cours InMIND, toutes deux étudient les discriminations multiples liées au genre, à la sexualité et à la race, avec une approche inter­sec­tion­nelle et participative.
morgane.jomini@unifr.ch

L’enquête InMIND: comprendre, éclairer, agir

Lancée en novembre 2022, la recherche InMIND adopte une démarche engagée: comprendre les discriminations vécues par les personnes migrantes ou issues de la migration en lien avec leur ethnicité, genre et sexualité. En Suisse, peu de recherches relient ces thématiques, bien que les oppressions s’entrecroisent et renforcent leurs effets. Menée par Francesca Poglia Mileti avec Laura Mellini, Sab Masson, Morgane Jomini, Rosida Koyuncu et Marie Sigrist, l’équipe explore ces situations dans une perspective intersectionnelle. Identité, statut socio-économique, juridique ou santé, les groupes minorisés sont affectés à plusieurs niveaux. Avec une démarche participative, l’équipe d’InMIND mène des enquêtes qualitatives en partenariat avec des associations LGBTQIA+ et d’aide aux migrant·e·x·s. L’objectif? Combler les lacunes dans la compréhension des inégalités et analyser les stratégies de résistance aux oppressions. Prévu jusqu’en octobre 2026, le projet permettra aussi d’envisager des actions concrètes pour améliorer la situation des populations étudiées.