Dossier
«On ne va pas donner un titre de médecin à une IA»
L’information et la connaissance ne suffisent pas pour gagner la confiance de la société, explique Raphaël Bonvin, spécialiste en pédagogie médicale. Les études de médecine intègrent aujourd’hui mieux les aspects relationnels, mais elles doivent aussi accepter un retour de subjectivité dans les examens.
On dit souvent que la confiance entre médecin et patient·e aide à la guérison. Vrai ou faux?
Cela dépend bien sûr de la situation. Si je suis polytraumatisé dans ma voiture après un gros accident, la confiance joue un rôle très secondaire. Dans le cas où je ne suis pas inconscient, je serai simplement heureux que les équipes de secours s’occupent de moi. Elle va au contraire jouer un rôle important dans le cas d’une maladie chronique, simplement par le fait que c’est elle qui nous fait rester avec son ou sa médecin – ou au contraire en changer si elle venait à manquer. Si je manque de confiance et jette l’ordonnance reçue, le médicament ne va pas pouvoir faire grand-chose…
Les gens ont-ils moins confiance en leur médecin? Quel rôle jouent les évaluations en ligne?
On peut bien sûr regarder les avis et les likes, ou encore les diplômes accrochés au mur. Mais c’est surtout la relation qui permet d’établir la confiance. La situation me paraît avoir beaucoup changé depuis une cinquantaine d’années, également au niveau des attentes des gens. Une grande quantité d’informations médicales circulent en ligne, qu’elles soient justes ou fausses. La perception d’un·e patient·e sur sa maladie peut s’accorder ou non avec celle de sa ou son médecin. Auparavant, la confiance qu’on accordait était un peu aveugle, elle est aujourd’hui plus éclairée.
Le fait d’avoir un·e patient·e convaincu·e de tout savoir sur sa maladie et sur le traitement peut-il entraver la relation thérapeutique?
Les patient·e·s sont informé·e·s, c’est une réalité qu’on ne peut esquiver. Il serait illusoire de leur demander de ne pas se renseigner. La question est de savoir que faire de ces informations qui sont d’une qualité très variable. Il faut leur donner un cadre et un sens. C’est le travail de la praticienne ou du praticien, qui d’ailleurs souligne la différence qui existe entre l’information et la formation – cette dernière ne se base pas seulement sur l’information, mais donne les compétences pour la mettre en perspective, la nuancer et l’appliquer. Dans une relation de confiance, on peut construire quelque chose ensemble, et les renseignements trouvés sur Internet apportent une valeur ajoutée. Dans le cas contraire, on peut arriver à une relation d’opposition, qui est forcément peu constructive.
La formation en médecine s’occupe-t-elle assez des compétences relationnelles, au-delà des gestes techniques?
Oui, l’enseignement a beaucoup évolué. Avant la deuxième guerre mondiale, il se faisait en petites cohortes dans lesquelles tout le monde se connaissait. Par la suite, sa massification a débouché sur nos grands auditoires anonymes et une focalisation sur la connaissance. Cette dernière a conduit à de nombreuses innovations thérapeutiques, mais au prix d’avoir ignoré un peu les aspects relationnels. Ils font désormais partie du curriculum.
Quel rôle peut jouer la communication pour établir la confiance?
On enseigne des techniques de communication, par exemple l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Ceci dit, on peut appliquer ces modèles sans les habiter, c’est-à-dire sans être vraiment dans la relation. La communication va alors être creuse, ce qui ne va pas favoriser la confiance. Il faut aussi savoir écouter pour être en mesure de s’adapter à la personne qui vient consulter. Certaines voudront connaître tous les détails du traitement, d’autres rester un peu dans le flou et d’autres encore qu’on parle de l’utilité des tests et de leur coût. D’ailleurs, un nombre important de plaintes déposées dans les hôpitaux traduisent le sentiment d’avoir été mal compris, plutôt que d’aborder directement les éventuelles erreurs médicales.
L’intelligence artificielle est capable de passer des examens de médecine. Est-ce que cela remet en question l’enseignement et son utilité?
Dans un sens, elle souligne encore davantage le fait qu’un bon médecin est plus que simplement son savoir médical. ChatGPT est capable de passer des examens finaux de médecine, et même de spécialiste, alors même qu’il s’agit d’un système généraliste. Que pouvons-nous attendre alors de systèmes entraînés spécifiquement au domaine de la santé? Les médecins pourront déléguer une partie de la gestion aux machines et se concentrer encore plus sur la relation avec les patient·e·s. C’est avant tout elle qui fonde la possibilité de la confiance. Il paraît clair qu’on ne va pas donner un titre de médecin à un software, et que les gens hésiteraient à confier leur santé à un programme informatique… En fait, l’IA souligne la distinction entre connaissance et compétences. Elle a beau avoir des connaissances très pointues, elle n’a clairement pas la compétence de traiter des gens.
Qu’est-ce qui donne donc aux médecins la compétence de soigner?
Juridiquement, c’est leur diplôme. Il représente la confiance qui leur est accordée par la société à traiter les gens, ainsi qu’à devenir des actrices et acteurs du corps médical. Mais cela ne s’arrête pas là bien entendu: la confiance s’échelonne et se développe avec les spécialisations et les formations continues. La Suisse a mis en place un modèle de formation qui souligne les différents rôles que jouent les médecins au quotidien – comme expert·e, manager ou communicateur·trice – ainsi que leurs activités (voir «La vie de médecin: 9 rôles, 7 activités et 265 situations» ci-contre). Il permet d’évaluer pour chaque étudiant·e le degré d’autonomie adéquat lors de l’exécution de ces tâches – ce qui traduit concrètement la confiance accordée. Ce cadre a été largement inspiré du Canada et il va au-delà de l’expertise médicale. Il inclut, par exemple, l’exigence d’une bonne communication avec la patientèle, leurs proches ou les collègues. La médecine isolée n’existe plus: on collabore au sein d’un réseau de santé qui regroupe soignant·e·s, assistant·e·s sociaux·ales, ergothérapeutes, etc. Il ne s’agit pas seulement de soigner, mais également de s’occuper de prévention. Notre modèle de formation cartographie l’ensemble de ces compétences.
Les médecins ont-ils donc plusieurs casquettes?
Je dirais plutôt plusieurs facettes. Car les casquettes, on les enlève lorsqu’on en change, alors que ces différents rôles peuvent se chevaucher.
Comment vérifie-t-on ces compétences interpersonnelles et ces soft skills?
En plus des QCM (questionnaires à choix multiple, ndlr) qui testent les connaissances, les étudiantes et étudiants passent un examen pratique avec des patient·e·s réel·le·s ou simulé·e·s – à savoir joués par des acteurs. Les enseignant·e·s observent ces interactions et les évaluent.
Il s’agit donc d’une évaluation subjective…
Oui, clairement. Ces examens incorporent la subjectivité et reconnaissent le rôle joué par les émotions.
Avec le risque de biais et de préjugés?
La subjectivité est inévitable dès qu’on sort de quelque chose qui est facilement mesurable, comme des connaissances précises testées par un QCM. On a développé des approches qui tentent d’assumer cette subjectivité, notamment en consolidant les avis de plusieurs personnes afin d’obtenir une appréciation plus solide.
La confiance exige de se comprendre même lorsqu’on vient de milieux différents. La formation aborde-t-elle les aspects interculturels?
La Suisse était je pense un peu en retard, mais c’est en train de se mettre en place. On essaie d’avoir une certaine diversité dans nos patient·e·s simulé·e·s: des gens d’origine étrangère, des allophones, ou simplement que ce soit le père et non la mère qui amène le bébé. Le but est de mieux coller à notre réalité démographique de 2024.
Que faire des erreurs médicales? En parler réduit la confiance, les cacher tout autant…
La culture de l’erreur se développe en Suisse depuis une quinzaine d’années, de manière encore un peu hétérogène. Cela a énormément évolué depuis que j’étais jeune assistant. On a mis en place des cercles de qualité – des groupes d’échange entre professionnel·le·s de la santé –, des colloques où l’on présente les problèmes rencontrés, des systèmes anonymes d’annonces d’erreurs. Tout cela permet de rendre visibles les problèmes liés au système, d’en parler et de chercher des solutions. En général, c’est beaucoup mieux d’être transparent·e avec sa patiente ou son patient et de lui dire clairement: là, j’ai fait une erreur ou ici quelque chose n’a pas bien fonctionné. Si on se tait et on évite le sujet, il sera impossible de garder une relation sincère. Il faut également avouer lorsqu’on a atteint ses limites et dire qu’il vaut mieux consulter une autre personne. Cette transparence favorise la confiance.
Les hôpitaux peinent souvent à reconnaître les erreurs.
En effet, il faut distinguer ces réponses individuelles des réponses institutionnelles. Un hôpital aura tendance à adopter la position juridique, c’est-à-dire de ne pas trop parler afin d’éviter le risque de faire l’aveu d’un manquement.
Et les médecins? Ont-ils confiance en leurs collègues en cas de maladie?
Cela dépend. On a tendance à suivre attentivement ce qui se passe, à être vigilant·e ou même un peu critique. Mais il y a un moment où il faut se remettre entre les mains des spécialistes et accepter de n’être que patient·e et plus médecin.
Et envers le système?
On doit malheureusement faire le constat que de nombreux médecins ont perdu un peu le sens de leur travail. On a observé, par exemple, une forte remise en question par le corps estudiantin: un bon tiers joue avec l’idée de ne pas exercer du tout la profession. Cela arrive souvent après le premier contact avec l’activité clinique, où on découvre des médecins qui courent après le temps, font beaucoup d’administratif et sont finalement peu au contact avec les malades. L’image du métier s’effrite. Cette perte de sens peut favoriser le désengagement, intensifier la fatigue et éventuellement mener au burn-out. C’est la réalité du terrain. Notre système de santé a été optimisé pour s’occuper des maladies davantage que des humains. Il le fait en partie pour les malades, mais très peu pour le personnel soignant. Ceci dit, la situation en Suisse n’est pas la pire – en Angleterre, les jeunes médecins manifestent et font grève.
Faudrait-il donc davantage prendre soin des médecins?
Absolument. Il faut les protéger pour qu’ils et elles soient en mesure d’aider les malades. C’est comme en avion: on doit d’abord enfiler son masque à oxygène avant d’en mettre un à ses enfants – sous peine de perdre connaissance et de ne plus pouvoir aider personne.
La vie de médecin: 9 rôles, 7 activités et 265 situations
La formation en médecine s’oriente en Suisse sur le cadre de compétences PROFILES (acronyme de Principal Relevant Objectives and Framework for Integrative Learning and Education), publié en 2017 et largement inspiré de travaux canadiens et néerlandais. Il identifie neuf rôles qu’assume un ou une médecin dans son travail: experte médicale, communicateur, collaboratrice, manager, promoteur de la santé, érudite, professionnel. En plus du savoir purement médical, il s’agit, par exemple, d’échanger avec collègues et patient·e·s, travailler en équipe, prendre un rôle de leader, soutenir la santé publique et la prévention, mettre à jour ses connaissances ou encore incarner une éthique de travail.
Le cadre définit également sept activités professionnelles confiables (EPAs en anglais), comme faire une anamnèse, évaluer l’état physique et mental d’un·e patient·e, exécuter des procédures médicales ou encore assurer la sécurité. Une EPA comprend la tâche ainsi que le degré de confiance accordé à l’étudiant·e ainsi qu’à la ou le médecin formé·e pour l’exécuter: le faire sous supervision directe ou indirecte, de manière autonome, ou encore pouvoir l’enseigner à autrui.
Finalement, PROFILES liste 265 situations auxquelles un·e médecin peut être confronté·e. Il peut s’agir de symptômes physiques ou psychiques, de résultats d’examens ou encore de questions sociales telles que la fatigue des proches ou des cas d’abus.
Notre expert Raphaël Bonvin est professeur, médecin et vice-président de la formation de la Section de médecine. Il travaille depuis vingt ans dans le domaine de la pédagogie médicale. Il donne également des ateliers basés sur les techniques de pleine attention dans le but d’aider les médecins à gérer les charges mentales et émotionnelles de leur profession et préserver ainsi le sens de leur engagement.
raphael.bonvin@unifr