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Cancer: le salaire de la peur

Médiatiquement, pour un coup d’essai, c’était un coup de maître. Parue en 2024, la vaste étude de Rose Van der Linden sur les liens troublants entre taux d’occupation et cancer a fait la une d’innombrables médias. L’heure est-elle venue pour vous de réduire votre temps de travail?

«Les femmes qui bossent à 100% ont un risque accru de développer un cancer» titrait le Blick, «Le travail à plein temps augmente le risque de cancer» renchérissait 24 Heures. Au mois d’octobre dernier, les médias du pays s’en sont donné à cœur joie, eux qui ont allègrement relayé les conclusions de l’étude de Rose van der Linden et de ses collègues du Laboratoire de santé des populations (#PopHealthLab) de l’Université de Fribourg. Celle-ci révélait une corrélation troublante entre le type de parcours professionnel et les risques de cancer. De quoi défrayer la chronique puisque, selon la fameuse «loi du mort-kilomètre», plus un événement survient proche de chez nous, plus il nous intéresse! Là, en tant que travailleuses et travailleurs, nous nous sommes toutes et tous retrouvé·e·s au kilomètre zéro de l’événement, dans l’œil du cyclone même! Passé ce tsunami médiatique, l’épidémiologue de l’Unifr a accepté de décortiquer pour nous ces résultats, en précisant d’emblée – afin d’éviter tout vent de panique – que, bien que fiables, ils sont à prendre avec des pincettes.

Trajectoire de vie

Les scientifiques le savent depuis longtemps: le contexte socio-économique amplifie les inégalités face au cancer puisque, selon que vous soyez riches ou misérables, vous ne serez pas exposé·e·s aux mêmes facteurs de risque ni ne disposerez des mêmes possibilités d’accès aux soins. Ainsi, en 2018 déjà, notre spécialiste avait pu démontrer que grandir dans un contexte défavorisé est associé à un risque plus élevé de cancer colorectal chez les hommes. En revanche, il n’existait jusque-là que peu d’analyses portant sur l’ensemble d’une carrière et ses conséquences sur l’occurrence du cancer. Avec cette étude intitulée «Lifetime employment trajectories and cancer», c’est désormais chose faite. «Le défi de l’épidémiologie du parcours de vie, telle que nous la pratiquons, c’est de réussir à inclure toutes les données provenant de domaines aussi divers que la santé, la vie professionnelle, familiale ou encore les loisirs», relève Rose van der Linden.

Avec ses collègues, la post-doctorante néerlandaise a eu recours à une immense enquête sur le vieillissement nommée «Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe» (SHARE). Après un long travail de préparation des données, l’équipe de scientifiques a gardé un échantillon de plus de 13'000 individus provenant de 14 pays européens, allant de l’Espagne à la Pologne en passant par la Suisse. «Nous avons retracé pour chacune de ces personnes, dont l’âge moyen dépasse légèrement les 70 ans, une histoire de leur carrière depuis l’âge de 16 ans jusqu’à 65 ans, année après année.» Les scientifiques ont ensuite défini deux types de parcours professionnels pour les hommes (salarié ou indépendant) et huit pour les femmes, en fonction notamment de l’articulation entre vie privée (foyer, garde des enfants) et vie professionnelle (temps partiel ou temps plein). Et c’est cette approche, teintée de sociologie, qui a permis de montrer, et ce de manière univoque, qu’il existe un lien entre trajectoires professionnelles et risques de cancer.

Se tuer à la tâche

Venons-en aux faits! Pour résumer à l’extrême, il ressort deux tendances lourdes. Du côté des hommes, il apparaît que ceux qui ont travaillé en tant que salariés ont un risque plus grand, de l’ordre de 35 %, de développer un cancer par rapport à ceux qui ont travaillé en tant qu’indépendants au cours de leur vie professionnelle.

Du côté des femmes, dont le parcours de vie s’avère souvent plus complexe, puisque nombre d’entre elles ont concilié travail à domicile et emploi salarié, l’équipe de scientifiques a remarqué que celles qui ont eu un taux d’occupation élevé présentent un risque sensiblement plus grand de développer un cancer que celles qui se sont consacrées principalement à leur foyer, de l’ordre de 73%!

Voilà des résultats qui pourraient laisser entendre que l’expression «se tuer à la tâche» ne doit plus être prise uniquement au sens figuré. Mais pas de panique! Il s’agit là d’un raccourci trompeur qu’il convient d’éviter.

Corrélation n’est pas raison

«Nous aurions préféré que les journalistes ne titrent pas que travailler à plein temps provoque le cancer, déplore Rose van der Linden, car notre étude établit certes une association troublante entre ces deux variables, mais il s’agit là d’une corrélation, pas d’un lien de causalité.» Et cette différence aurait dû figurer en préambule de chaque article paru dans la presse car, loin d’être ténue, elle est fondamentale. Voici un exemple pour mieux comprendre ces deux notions: il y a une corrélation positive entre la consommation de cornet à la vanille et les noyades, puisque lorsque la première variable augmente, la seconde a tendance à augmenter également. Il n’y a pourtant aucun lien de causalité entre les deux, puisque la vente de cornet à la vanille ne provoque pas les noyades.

© Getty Images

Hypothèses en attendant mieux

Aussi, lorsque l’étude montre que les hommes salariés ont plus de risques de développer un cancer que ceux travaillant en indépendants, Rose van der Linden insiste sur le fait qu’il faut tenir compte d’autres variables: «Malheureusement, il existe encore peu d’études qui nous permettraient d’expliquer péremptoirement pourquoi les seconds sont en meilleure santé et nous devons nous contenter d’émettre des hypothèses: premièrement, compte tenu de leur autonomie, les hommes travaillant en indépendants peuvent sans doute avoir un meilleur contrôle sur leur environnement de travail et sur la charge de travail, ce qui affecte positivement leur niveau de stress. Deuxièmement, on peut supposer qu’ils arrivent à gérer leurs horaires avec une plus grande flexibilité, ce qui leur permet d’avoir des activités physiques, de manger sainement et de prendre soin de leur principal capital: leur santé!». Avant même de laisser le temps à son interlocuteur de remettre en doute cette explication, l’épidémiologue concède que ces hypothèses restent fragiles: «Je n’ignore bien sûr pas ce que la gestion d’une entreprise implique comme risques et responsabilités, et donc comme stress, ce qui réduit la portée de notre explication.»

Femmes à tout faire

Pour en revenir aux femmes, il serait tout aussi faux, ou du moins précipité, de conclure que travailler à plein temps provoque le cancer. L’équipe de scientifiques avance trois hypothèses pour expliquer cette étrange corrélation: premièrement, il est possible que les femmes qui travaillent aient plus souvent recours au dépistage du cancer, d’où la plus grande fréquence de cancers; deuxièmement, il se peut que les femmes travaillant à temps plein soient plus susceptibles d'occuper des emplois manuels, pénibles, ou à faible valeur ajoutée. Enfin, le travail génère du stress et le stress est une «voie biopsychosociale du développement du cancer», pour reprendre l’expression utilisée par Rose van der Linden.

Date de péremption de l’étude

En plus de ces «précautions d’usage», cette étude, qui se base sur des données de personnes actives durant la seconde moitié du XXe siècle, pourrait bien ne pas être transposable aux individus nés ultérieurement. «A l’époque, l’égalité entre hommes et femmes était encore très limitée, souligne Rose van der Linden. Je tiens aussi à préciser que le diagnostic de cancer est basé sur les déclarations des participant·e·s, pas sur des registres. Or, on sait que près de 40% des cas réels de cancer ne sont pas déclarés par les participant·e·s, délibérément ou par oubli, ce qui peut bien évidemment biaiser les résultats du sondage!»

Selon l’épidémiologue du #PopHealthLab, il faut donc creuser plus profondément et voir ce que cachent les données utilisées: Est-ce que les personnes qui travaillent plus fument plus? Quelles sont leurs conditions de travail? «Nous sommes précisément en train d’explorer cette dernière piste, notamment en rapport avec le travail de nuit, explique Rose van der Linden, puisqu’on le soupçonne d’être à l’origine d’une plus grande fréquence des cancers du sein. Toutefois, je dois avouer que nos dernières observations ne semblent pas aller dans ce sens.» Dans le même ordre d’idée, et afin d’aller au-delà de ce que les données de SHARE peuvent révéler, Rose van der Linden et ses collègues viennent de découvrir que les femmes dont le travail a une composante physique ont un risque moins grand de cancer que celles qui ont un travail plus sédentaire. «C’est très intéressant, car les recherches sur les problèmes cardiovasculaires arrivent à la conclusion opposée!».

Il reste donc beaucoup à défricher pour y voir plus clair, le sujet étant éminemment complexe! Rose van der Linden n’étudie d’ailleurs pas uniquement les causes de la maladie, mais aussi ses conséquences sur l’intégration professionnelle des personnes qui en sont atteintes. «Grâce à un financement de la Ligue suisse contre le cancer, nous cherchons à savoir si les conditions de travail ont un effet sur le risque du cancer du sein, notamment en termes d’incidence, de mortalité et de survie. Nous souhaitons également déterminer dans quelle mesure les conditions de travail et le mode de vie avant le diagnostic affectent la réinsertion professionnelle des survivantes. C’est un champ d’investigation passionnant!»

Description pas prescription

En tant que femme hautement éduquée et en tant que travailleuse salariée, Rose van der Linden figure doublement parmi les personnes à risque. Se mijoterait-elle un cancer? «Non, je ne nourris aucune crainte, rigole-t-elle, puisque, comme je vous l’ai expliqué, les causes sont à chercher ailleurs.»

Il n’empêche que son étude a fait grand bruit et que la chercheuse a reçu de nombreuses sollicitations: «Après le battage médiatique, un syndicat a même cherché à me joindre, mais, pour l’heure, le seul conseil que je puisse donner, c’est de financer de nouvelles recherches!»

Notre experte Rose van der Linden découvre l’épidémiologie en étudiant les sciences de la santé à Maastricht. Après des détours par Edimbourg, Madrid, Genève et Philadelphie, elle pose ses valises en 2021 à l’Université de Fribourg où elle a entamé son post-doctorat au #PopHealthLab
bernadette.vanderlinden@unifr.ch