Dossier
L'esprit de Tibhirine
Au milieu des années 1990, «l’affaire Tibhirine», toujours non élucidée, ouvre les yeux de la communauté internationale sur un conflit qui mine l’Algérie depuis de nombreuses années. Le film tiré de ce drame rencontre un succès sans précédent. Mais pourquoi Tibhirine a-t-il tant fasciné? Relecture.
En 2010, la projection d’un film au Festival de Cannes faisait sensation. Les spectateurs·trices ressortaient en pleurs. Quelques jours plus tard, le Grand Prix lui était attribué. Des hommes et des dieux est inspiré de l’histoire de sept moines cisterciens-trappistes enlevés par un groupe armé dans leur monastère de Tibhirine, à une centaine de kilomètres au sud d’Alger, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 durant une guerre civile qui a ensanglanté l’Algérie. Ils sont assassinés quelques semaines plus tard et leurs têtes sont retrouvées à l’entrée d’un village voisin. L’attentat revendiqué par le Groupe Islamique Armé (GIA) initiait «l’affaire Tibhirine» et attirait subitement l’attention de la communauté internationale sur un terrible conflit qui a fait des milliers de mort·e·s.
Dès sa sortie en salle en France, c’est un véritable succès. En trois semaines, ce sont plus d’un million de spectateurs·trices qui ont déjà vu le film et plus de 100’000 exemplaires du DVD sont vendus la première semaine. Les droits sont achetés dans une cinquantaine de pays. Même phénomène observé au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Norvège, en Suisse et même aux Etats-Unis. La presse s’en empare et s’interroge sur les raisons de ce succès. La critique est unanime et salue cette œuvre d’une grande sensibilité.
Genèse du projet
Le projet germe en 2006, en plein Festival de Cannes. Etienne Comar, producteur et scénariste, est touché par le documentaire Le testament de Tibhirine d’Emmanuel Audrain, réalisé pour le 10e anniversaire du martyre des moines et diffusé à la télévision. «Comme beaucoup, j’avais été très marqué par leur assassinat, en 1996. La presse avait énormément parlé de la prise d’otages, de la demande de rançon, des questions liées à leur décès. On s’était finalement assez peu demandé ce que faisaient ces chrétiens en terre d’islam, quel était le sens de leur engagement, pourquoi ils avaient décidé de rester dans un pays à feu et à sang.»
L’histoire saisit Xavier Beauvois, le réalisateur, qui est athée. Dans une interview parue le 18 mai 2010 dans le journal La Croix, il raconte: «Je me suis beaucoup documenté sur eux. J’ai cherché à savoir qui ils étaient. Les découvrant, j’ai été séduit, amoureux d’eux. Toute l’équipe par la suite, comédiens, techniciens, a éprouvé ce sentiment. […] Ils ont eu un tel courage. Tenir tête à des kalachnikovs. Rester là, ne pas fléchir dans leur volonté de témoigner, de demeurer avec et parmi cette population, si proches de leurs voisins, de l’autre. Pour moi, ce sont des aventuriers, des artistes de l’amour, des contemplatifs, des intellectuels. Et ce don de soi: c’est ce qui manque le plus aujourd’hui. […] On parle tellement et si souvent de ce qui tourne mal. J’étais heureux de filmer une cohabitation heureuse entre ces moines chrétiens et une population musulmane. […] Sur ce tournage, j’ai passé parmi les deux plus beaux mois de ma vie. Dans un perpétuel état de grâce. Tout était simple, limpide, facile, évident, étrange et beau. Oui, l’esprit de Tibhirine a soufflé sur nous. Il existe. […] J’ai été touché par ce message et l’exemple de leurs vies. Je ne vois plus le monde de la même façon. Je me sens plus serein. Avant, je pensais qu’on ne pouvait rien changer. Les frères de Tibhirine m’ont appris qu’on peut toujours.»
La mise en scène est sobre et soignée. Une question traverse tout le film: rester ou partir? Chacun avait eu à y répondre au moment de l’ultimatum lancé par le GIA, le 1er décembre 1993, sommant les étrangères et les étrangers de quitter le pays sous peine de s’exposer à la violence qui, jusque-là, n’avait visé que les Algérien·ne·s. Le choix de rester au nom de la fraternité et de l’amitié nouée avec les voisins et toute cette population aux prises avec la violence s’était imposé. Que dirions-nous d’un·e ami·e qui s’en va au moment où les choses tournent mal? Jusqu’où sommes-nous prêt·e·s à aller pour vivre nos valeurs?

«Si, j’ai le choix»
Le «jusqu’au bout» de leur choix de vie émeut et provoque. Leur cohérence questionne. Suicide pour certain·e·s, héroïsme pour d’autres, simple évidence pour celles et ceux qui sont resté·e·s à l’époque et qui sont encore là pour en témoigner… Rendu public par sa famille et publié par le journal La Croix le 29 mai 1996 au lendemain de l’annonce de leur mort, le testament bouleversant de frère Christian, prieur de la communauté, avait éclairé ce choix: «S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.» L’une des scènes les plus saisissantes du film restitue le face à face, au soir du 24 décembre 1993, entre lui et Sayat Attya, chef d’un groupe armé qui fait alors irruption au monastère. Cet homme est responsable de l’égorgement de douze croates sur un chantier voisin dix jours auparavant. Avec un sang-froid inouï, frère Christian, refusant la présence d’armes dans cette maison de paix, va obtenir du groupe qu’il ressorte de l’enceinte du monastère. Il va ensuite opposer un triple refus aux exigences formulées. Et quand le djihadiste lui signifie qu’il n’a pas le choix, frère Christian lui rétorque avec une consistance troublante: «Si, j’ai le choix»… Alors que le groupe repart en promettant de revenir, frère Christian, pouvant s’estimer heureux d’être encore en vie ainsi que ses frères, se risque pourtant à une parole: «Nous célébrons Jésus, le Prince de la paix… et vous vous venez en armes…». L’homme revient alors sur ses pas… et s’excuse d’avoir troublé la fête. Force d’une parole de paix qui est allée chercher un frère perdu… Frère Christian donnera relecture des événements deux ans plus tard. «Non seulement [parce que] j’étais le gardien de mes frères, mais aussi parce qu’en fait, j’étais le gardien de ce frère qui était là en face de moi et qui devait pouvoir découvrir en lui autre chose que ce qu’il était devenu», expliquera-t-il dans L’invincible espérance paru aux éditions Bayard en 1997.
Le film nous introduit dans leur point de vue de frères qui avaient refusé de prendre parti, à l’instar du frère médecin – incarné par Michael Lonsdale qui avait donné lecture de poèmes à l’Aula en décembre 2014 à l’occasion du vernissage de notre livre De la Crèche à la croix (Academic Press Fribourg) – qui soignait indistinctement dans son dispensaire les «frères de la plaine» (militaires) et les «frères de la montagne» (islamistes). C’est leur combat spirituel qui est porté à l’écran. Ils avaient pris à bras le corps cette violence qui les avait mis en demeure de chasser de leur quotidien mouvements d’humeurs, rétrécissements de vues et de cœurs.
Quinze ans après, le film et l’histoire de ces moines sont aujourd’hui méconnus des plus jeunes. C’est une ode à la fraternité et à l’authentique recherche d’une cohérence personnelle et communautaire: une traversée de soi et du monde qui n’en finit pas de nous faire signe, pleine de grâce, à l’image de la scène finale du film. Cette communauté lumineuse a laissé de très nombreux écrits qui font l’objet de nos recherches et que nous publions depuis 2018 dans les collections «Les études sur Tibhirine et les martyrs de la fraternité» (Academic Press Fribourg) et «Les écrits de Tibhirine». Ce dernier projet propose une coédition entre les éditions du Cerf, Bayard et Abbaye de Bellefontaine. Il a fait l’objet d’un soutien du Fonds National Suisse entre 2019 et 2023, débouchant sur la création d’un pôle de recherche sur les 19 martyrs d’Algérie dans notre Faculté de théologie.
Notre experte Marie-Dominique Minassian est collaboratrice scientifique au Département des sciences de la foi et des religions, philosophie.
marie-dominique.minassian@unifr.ch
Pour aller plus loin:
- Marie-Dominique Minassian, «Le succès d’un film: pourquoi Tibhirine fascine autant?», Sources 6 / XXXVI (2010) 321–322
- «Des hommes et des dieux, itinéraire d'un film rare», La Croix, 5.09.2010
- Site du pôle de recherche:projects.unifr.ch/tibhirine