Dossier

Les derniers monstres du Mont-Rose

Saisir la réalité du glacier et de sa relation avec les humains dans toute son épaisseur anthropologique. C’est le projet du chercheur Benjamin Buchan, qui sillonne le massif suisso-italien caméra sur l’épaule.

«On peut voir le glacier comme un écosystème charismatique», considère Benjamin Buchan, doctorant assistant diplômé en Géosciences à l’Université de Fribourg. Le chercheur valdôtain, qui a grandi dans un village italien du massif du Mont-Rose, en a fait son sujet de thèse. Formé en anthropologie visuelle à l’Université de Manchester, il arpente son terrain de recherche, son principal outil d’investigation, la caméra, sur l’épaule.

Si ces monstres de glace recèlent un potentiel cinématographique, le regard derrière l’objectif demeure celui d’un ethnographe. Plus que le glacier et sa couche de glace, c’est d’abord l’épaisseur anthropologique qui intéresse le chercheur. Il s’agit d’approcher le glacier dans son rôle culturel comme un écosystème complet, incluant l’humain et le non-humain. Un regard rare encore aujourd’hui, les glaciers étant essentiellement perçus par le grand public comme des signes visibles du changement climatique.

Trop souvent, on se borne à présenter des photos actuelles et passées du glacier afin de montrer sa diminution. Une démarche limitée pour le chercheur: «c’est comme si, pour faire connaissance avec une personne, on présente une photo d’elle aujourd’hui et une autre remontant à vingt ans en arrière». Rencontrer le glacier, pour Benjamin Buchan, revient à tenter de comprendre la co-vivance entre lui et les humains vivant ou travaillant à ses abords.

Dès les années 1920

Sujet culturel et identitaire, le glacier se démarque également par sa dimension esthétique. Et saisir cette dernière aide à voir dans ces formations glacées des sujets actifs dans leur écosystème. «Le cinéma permet de capter cet esthétisme», explique le chercheur. Le film ne représente plus ici un élément parmi d’autres d’une collecte de matériaux, il constitue en lui-même une donnée, disant la rencontre d’un regard avec un terrain.

En travaillant avec caméra, Benjamin Buchan s’inscrit dans une perspective ethnographique ancienne dans l’histoire de la branche, même si les chercheurs·euses ont souvent privilégié comme outils principaux le carnet et le stylo. «Dans les années 1920, l’ethnologue Bronislaw Malinowski recourait déjà aux films pour ses recherches», explique-t-il. Mais ce matériel visuel restera longtemps vu comme une source d’information complémentaire. Ce n’est que plus tard que l’image deviendra un langage propre pour les chercheurs·euses.

La place et la perception de cette approche visuelle évolueront avec la technologie. Au départ, on voyait la caméra dans son rôle objectif: elle permettait de recueillir des données que l’on pouvait ensuite analyser et archiver. «On pensait relativement peu au pouvoir du cinéaste sur son travail et sur le sujet filmé», fait remarquer Benjamin Buchan. Pour autant, les ethnologues avaient conscience du risque d’interférence sur le matériau de recherche que peut occasionner la prise d’image.

Grand Prix FIFF 2015 | Christian Díaz Pardo, González | Mexique

Dans le Pacifique et l’Asie du Sud-est des années 1930-1940, les anthropologues américain·e·s Margaret Mead et Gregory Bateson recouraient abondamment à la caméra. Mead tentait de limiter ce risque en fixant la caméra dans un coin du village. Le caméscope devait se faire oublier des sujets filmés. L’usage de cette technologie a commencé à se modifier avec Timothy Asch. En précurseur, celui qui a travaillé avec Mead s’est mis à jouer avec le pouvoir de la caméra.

En Afrique, Jean Rouch a continué à jouer avec cette expérience du pouvoir du cinéaste sur le sujet, arpentant cette zone où se brouille la frontière entre le documentaire ethno­graphique et la fiction. Voyant dans son approche une «ethnofiction», le Français travaillait sur la perception et l’imagination des membres des communautés qu’il étudiait, leur demandant d’improviser leur propre rôle dans des récits fictionnels.

Comme une mouche dans la soupe

Même si Jean Rouch travaillait dans un esprit colonialiste (il est resté le seul directeur officiel de ses films), il a eu le mérite de faire bouger les lignes dans le rapport qu’entretenaient les ethnologues à l’objectivité. A partir des années 1980, dans sillage du cultural turn qui transforme les sciences humaines et sociales, «le but premier ne tient plus dans l’objectivité, mais dans la compréhension de l’expérience du monde», explique Benjamin Buchan.

C’est dans cette perspective que s’inscrit le travail de l’anthropologue David MacDougall. Il prend le parti non pas de limiter l’interférence de la caméra, mais au contraire de l’utiliser. «Pour prendre une image, on pourrait dire que Mead voyait la caméra comme une mouche sur le mur, observant sans se faire voir, alors qu’avec MacDougall, les participant·e·s réagissent à la caméra, qui devient comme une mouche dans la soupe», fait remarquer le chercheur.

«C’était un renversement de paradigme. Il s’agissait dès lors de faire du cinéma avec quelqu’un et non plus sur quelqu’un», continue Benjamin Buchan. Là où les ethnologues-cinéastes de premières générations comme Mead, Bateson et Asch dominaient fortement leur recherche en intervenant dans la conception et l’édition du film, on se met à impliquer les participant·e·s dans le projet d’édition. «Ce qui pose la question suivante: qui a le droit de faire de la recherche sur qui?»

Le charisme du glacier

Le cultural turn aura aussi pour conséquence de s’intéresser à la dimension sensorielle, à inclure dans la recherche les sujets plus qu’humains tels que la nature, les glaciers, les animaux dans la perspective de ce que l’anthropologue Clifford Geertz appelait la thick description, à savoir une description dans l’épaisseur de son contexte, qui tienne compte non seulement de l’humain, mais également du contexte tel qu’interprété par les actrices et acteurs.

Benjamin Buchan aborde le glacier dans cet esprit. Le focus de ses recherches ne se limite plus aux personnes, mais s’attache à comprendre un écosystème avec les personnes vivant dans cet endroit. Il nous présente un extrait vidéo: bruit des pales de l’hélicoptère s’élevant au-dessus des crêtes rocheuses et de la couche de glace, bruit des voix dans l’habitacle… Soudain, le craquement des entrailles du glacier se mêle à la vision des crevasses, autant de marques lacérant le dos de cette grosse bête qui dort sur la montagne.

«Le cinéma offre une expérience plus directe que le texte. Il aide à saisir les caractéristiques qui font du glacier un sujet vivant et qui le rendent ainsi charismatique», commente Benjamin Buchan. Pour mieux comprendre cet écosystème, le chercheur entremêle les points de vue (les subjectivités). D’abord celui des gens de la vallée, qui regardent le glacier d’en bas. Cette présence blanche constitue un élément important de leur horizon identitaire, observe le chercheur, qui cite les paroles d’un chant traditionnel du pays: «On est chez nous quand on voit le glacier».

Plus haut, à la cabane de Quintino Sella, au pied du glacier du Felik dans le massif du Mont-Rose, où il a travaillé quelques mois, il s’intéresse au regard des refugistes. Leur rapport au glacier se révèle d’abord pratique, ils le voient fondre de manière plus évidente et l’augmentation des crevasses, avec l’affaiblissement de la croûte, le rend plus dangereux à arpenter pour les guides. Conséquence: les expéditions comprennent moins de participant·e·s, ce qui a des conséquences économiques pour les guides et les refuges.

«Dans notre culture, nous abordons souvent le glacier de manière rationnelle, sous l’angle des ressources», fait remarquer le chercheur, mais il constate qu’à l’instar des représentations que l’on trouve chez les populations de la Cordilière des Andes ou de l’Himalaya, les glaciers alpins sont aussi des sujets culturels, identitaires, spirituels. Des sujets que le recours au langage filmé, outre le fait de nourrir la recherche, permet de donner à voir et ressentir au delà du public académique.

Notre expert Benjamin Buchan est doctorant, assistant diplômé au sein du Département de géosciences. Il est spécialisé en anthropologie visuelle et en géographie humaine.
benjamin.buchan@unifr.ch