Dossier

Les oubliées du cinéma

Si le nombre de biopics consacrés à des compositeurs classiques est important, rares sont les adaptations mettant en lumière des compositrices. Le cinéma cantonne ces femmes dans des rôles d’épouses, de sœurs ou d’interprètes, ne reconnaissant que rarement leur talent de créatrices.

Une plume qui dessine à l’encre noire des notes de musique sur un parchemin. Une musique d’inspiration divine qui résonne dans la tête d’un compositeur. Des spectateurs·trice·s qui suivent chaque étape de la création artistique d’un homme présenté comme un génie… Ces images sont devenues des passages presque obligés lorsque la vie d’un célèbre compositeur classique est portée à l’écran. Certaines de ces scènes sont même devenues des références du septième art à en juger par le succès d’Amadeus (1984). Si la filmographie vantant les œuvres de compositeurs comporte plusieurs centaines de titres, rares sont les films mettant à l’honneur le talent des femmes. «Mes recherches se sont appuyées sur de nombreuses sources comme l’ouvrage de Charles P. Mitchell, qui ne cite aucun biopic de compositrices, et la base de données Internet Movie Database. S’il n’est évidemment pas possible de prétendre à l’exhaustivité, j’ai comptabilisé dix-sept longs-métrages de fiction qui comprennent le nom de compositrices dans leurs génériques. Cela représente une minorité de films face à la riche filmographie consacrée aux compositeurs», explique Delphine Vincent, professeure titulaire au Département de musicologie.

Epouses avant d’être compositrices

Delphine Vincent a visionné quatorze des dix-sept films répertoriés, trois longs-métrages étant inaccessibles. Dans la majorité de ces œuvres, les femmes sont cantonnées au rôle d’épouse ou de sœur d’un compositeur célèbre. Leur présence dans le film est légitimée par le personnage masculin qui tient le haut de l’affiche. Pour la musicologue, le constat est donc amer: «Rien qu’en lisant les titres des films ou éventuellement les résumés, on se rend vite compte que ce n’est pas le personnage féminin qui est le protagoniste principal et qu’il n’est parfois qu’un rôle très secondaire. Mais le plus choquant réside dans le fait que, fréquemment, ces femmes ne sont pas présentées comme des compositrices. Par exemple Clara Schumann et Pauline Viardot sont souvent mises en scène en tant qu’interprètes, ce qu’elles étaient aussi. Mais refuser de les montrer comme des compositrices, c’est nier une part de leur activité créatrice, évidemment la plus prestigieuse, qui est laissée aux seuls hommes.» A cela s’ajoute que, lorsqu’elles endossent le rôle d’interprète, les scénaristes les confinent souvent dans une figure d’épouse et de mère. «Dans Träumerei et Song of Love, Clara Schumann est présentée comme une pianiste virtuose qui renonce volontiers à sa carrière pour s’occuper de sa famille. La vision sexiste qui ressort de ces films tend à démontrer qu’on ne peut pas être concertiste et bonne mère de famille. Dans Song of Love, elle donne un concert où elle joue un morceau de son mari. Elle accélère et coupe volontairement des parties, car son bébé pleure en coulisse et elle veut terminer son concert plus rapidement pour l’allaiter.»

Tromperie musicale

Finalement, seules huit compositrices ont les honneurs d’une biographie cinématographique. Mais, là encore, la réalisation de certains longs-métrages pose problèmes, puisque plusieurs films occultent volontairement l’activité créatrice de ces femmes. «Par exemple, dans le film Nannerlla sœur de Mozart, le public entend un menuet présenté comme une composition de Maria Anna Mozart. En réalité, aucune partition de cette compositrice, exceptés quelques exercices, n’a subsisté. Le menuet que les spectateurs·trices entendent est l’œuvre de Marie-Jeanne Serero, également autrice de la bande originale du film. C’est extrêmement choquant, car le public croit entendre l’œuvre de Maria Anna Mozart et n’a aucune raison de penser le contraire puisque rien n’indique cette supercherie. D’une certaine manière, on cache la vérité, on engage une compositrice pour faire un pastiche alors que l’intérêt du film était justement de montrer qu’il est difficile de réaliser le biopic d’une artiste dont les œuvres ont disparu. C’est d’autant plus regrettable que c’est un des rares films qui peut être considéré comme une vraie biographie et qui dénonce aussi le sexisme de l’époque et les difficultés pour une femme d’être reconnue en tant que compositrice.»

Grand Prix FIFF «Le Regard d'Or» 2013 | Wang Bing, Three Sisters | France

Dans le film Mahler de Ken Russell, consacré à la vie du compositeur Gustav Mahler, une scène met en avant le travail de compositrice de sa femme, mais dans une volonté claire d’infantilisation. «On y voit Gustav Mahler et une cantatrice déchiffrant un Lied composé par Alma Mahler. Ils se moquent du travail de la compositrice, considéré comme naïf. C’est vrai que la musique jouée à ce moment-là est simple, voire simpliste. Mais ce n’est pas l’œuvre d’Alma Mahler, qui écrivait dans un style complexe, très chromatique, qui correspond à cette époque. La musique a été spécialement composée pour le film par Dana Gillespie dans un style voulu simple. C’est d’une violence rare, car le réalisateur dépossède Alma Mahler de son travail de composition alors qu’il aurait pu puiser dans le corpus des œuvres de cette compositrice dont seize Lieder nous sont parvenus.» Quant aux célèbres scènes où l’on voit l’artiste en plein travail de composition, seuls trois films sur quatorze mettent en lumière des femmes en phase de création.

Le mythe du génie

Pour Delphine Vincent, le peu d’intérêt porté aux compositrices par le cinéma est un reflet plus large de notre société dans laquelle règne toujours un sexisme structurel. «La réception par le public de l’art en général est conditionnée par cette idée qu’une œuvre est la création d’un génie. Cette idée romantique a été créée par des hommes blancs pour des hommes blancs. C’est donc une construction idéologique qui vise à favoriser un certain groupe social au détriment d’autres, comme les femmes et les personnes racisées. Regardez la façon dont est présenté Mozart: un artiste qui attend que l’inspiration arrive. Ce n’était pas le cas, Mozart travaillait beaucoup. Le mythe du génie revient donc à idolâtrer l’inspiration et, surtout, à occulter le travail artistique». Selon Delphine Vincent, cette rhétorique ne se retrouve plus dans un grand nombre de recherches musicologiques académiques. «Toutefois, elle domine encore les discours de vulgarisation et ne laisse malheureusement aucune place aux femmes.» La quasi-absence de biopics consacrés aux compositrices en est une conséquence directe. Il est difficile, voire impossible, de réaliser un film sur la vie d’une compositrice si celle-ci reste inconnue non seulement des réalisateurs·trices, mais aussi du grand public.

Eduquer pour changer

Si certains des quatorze films présentent une valeur esthétique et que plusieurs dénoncent le sexisme dont ont été victimes les compositrices à leur époque, tous ces longs-métrages ont une réelle utilité. C’est en les analysant et en dénonçant les stéréotypes véhiculés que l’on peut casser les préjugés et les clichés. Un travail que Delphine Vincent juge essentiel à une bonne formation en musicologie. «Nos étudiant·e·s vont, notamment, devenir journalistes, enseignant·e·s, programmateurs·trices de concerts. Il est important qu’elles et ils aient conscience de ces discriminations, sinon elles vont perdurer. Mon travail consiste, entre autres, à favoriser cette prise de conscience pour rendre les compositrices plus visibles et plus audibles.» Car, au delà du septième art, la place offerte aux compositrices dans des festivals ou des programmations de concerts reste marginale. «En moyenne suisse, les femmes représentent moins de 3% de ces programmations. C’est un très mauvais bilan. En France, on arrive à 7%, 10 – 11% les bonnes années. Puis ça retombe. Il est donc indispensable de promouvoir la musique des compositrices dans tous les domaines, non seulement dans les programmations, mais aussi au cinéma. Ainsi, on démontre que l’histoire de la musique ne comprend pas que des hommes et on peut aussi créer des vocations auprès des jeunes filles qui peuvent s’imaginer devenir compositrices. Pour y arriver, il faut changer les manuels, il faut un réel engagement sociétal.» Un message que Delphine Vincent considère comme résolument optimiste et qui, s’il permet de changer les mentalités, pourrait bien mettre en lumière la vie de compositrices dans les salles obscures.

Notre experte Delphine Vincent est maîtresse d’enseignement et de recherche au Département de musicologie.
delphine.vincent@unifr.ch