Le Café scientifique du 26 octobre nous invite à se pencher sur nos assiettes. Que mangeons-nous, comment et pourquoi? Loin d’être anodines, nos pratiques alimentaires sont étiquetées et nous renvoient à nos valeurs, notre éthiques et nos croyances. Entretien avec le sociologue Damien Krattinger.
Végétarisme, véganisme, flexitarisme… A quoi riment toutes ces étiquettes?
Si l’on veut comprendre l’apparition de ces néologismes, il faut d’abord distinguer les végétarismes préconisés par certains courants religieux ou philosophiques depuis des millénaires de ceux pratiqués par les «nouveaux végétariens». En effet, de multiples formes de végétarismes ont été expérimentées au cours de l’histoire, mais sous des noms et dans des contextes propres à leur culture d’émergence. Par exemple, celui préconisé par le jaïnisme – une religion proche de l’hindouisme – est l’un des plus anciens et des plus restrictifs. D’une manière générale, le christianisme, l’hindouisme, le judaïsme, le bouddhisme ou l’islam connaissent tous des mouvances prônant certaines formes de végétarisme ou le préconisent à certains moments de l’année.
Alors que ces pratiques se basaient sur des fondements religieux ou philosophiques, les végétarismes actuels reposent sur des fondements scientifiques. En effet, peu à peu, des discours diététiques, nutritionnistes ou écologiques ont démontré que le végétarisme peut être bénéfique pour la santé et pour l’environnement. Suivant le mouvement de sécularisation de la société, ce qui était une question de croyance est ainsi devenu une question de science. Dans le monde occidental, nombre d’associations et des courants végétariens ont émergé au cours du XIXe, puis du XXe siècle. En sociologie, on a commencé à parler de «nouveaux végétariens» à partir des années 1970 en observant des individus, souvent jeunes, qui faisaient le choix de cette pratique, alors qu’ils étaient issus d’un environnement culturel et familial consommant régulièrement de la viande.
Précisons encore que le «véganisme» n’est pas une pratique alimentaire, mais un mode de vie qui cherche à exclure toute forme de consommation ou d’exploitation animale, impliquant donc une alimentation végétalienne.
Le rachat du Buffet de la Gare de Lausanne par la chaîne végétarienne Tibits a soulevé de nombreuses réactions négatives sur les réseaux sociaux. Certains ont dit craindre une vague, voire une forme de dictature végétarienne… Pourquoi le sujet est-il aussi sensible?
Plusieurs éléments peuvent expliquer la virulence de ces propos. Tout d’abord, le Buffet de la Gare représente un symbole du terroir vaudois, où la viande est présente à travers des produits connus au-delà de ses frontières. La reprise d’un tel établissement par une chaîne végétarienne, et zurichoise par-dessus le marché, pour en faire un fast-food ne pouvait se produire sans quelques grincements de dents! Cela montre bien à quel point l’alimentation participe de notre identité individuelle et collective.
Il y a ensuite ce sentiment que le végétarisme est de plus en plus présent et préconisé. Cette présence est exacerbée par un triple mouvement issu de la mondialisation de l’alimentation: la disparition de certaines particularités locales ou régionales; l’émergence de nouvelles formes alimentaires résultant de processus de métissage; la diffusion à l’échelle transculturelle de certains produits et formes alimentaires. En partant de ce constat, ce qui peut toucher certaines sensibilités, c’est aussi l’impression que le végétarisme bénéficie de davantage de crédit et de moyens, tandis qu’une partie des traditions culinaires locales ont tendance à disparaître ou du moins doivent s’organiser pour perdurer. Rappelons qu’en Suisse les bouchers peinent à trouver des apprentis et à rendre leur métier attractif. Sur ce point, les scandales alimentaires liés à l’industrie de la viande n’ont d’ailleurs pas aidé. Finalement, c’est aussi l’idée d’une forme de végétarisme liée à une culture mondiale «bobo new age», encore mal définie, qui semble irriter certains. Ce qui est sûr, c’est que le végétarisme s’est démocratisé en même temps qu’il s’est diversifié. Il n’est plus seulement l’apanage de quelques originaux, comme dans les années 1980-1990.
Enfin, si l’on constate effectivement un accroissement de la visibilité du végétarisme d’un point de vue marketing et médiatique – avec notamment un choix plus large dans les supermarchés – l’amplitude d’une éventuelle vague végétarienne dans les habitudes culinaires reste à mesurer, à cause d’un manque d’études et du fait que manger végétarien est devenu une pratique non systématique chez un nombre considérable d’individus.
Le végétarisme semble souvent aller de pair avec un souci éthique et environnemental. Les végétariens sont-ils toujours cohérents?
A ma connaissance, aucune étude sociologique n’a été réalisée à ce sujet, mais je dirais que se nourrir est en soi un acte irrationnel et rempli de paradoxes.
Juger de la cohérence d’un acte implique de connaître le système de valeurs auquel il se réfère. S’il existe aujourd’hui une foule de raisons et de motivations pour devenir végétarien, deux d’entre elles ressortent dans les quelques études réalisées à ce sujet: l’éthique envers les animaux et la santé. Chez les nouveaux végétariens, les raisons religieuses, diététiques et éthiques peuvent coexister avec des raisons écologiques ou philosophiques. Dès lors, il n’est pas toujours facile de trouver une logique interne à des aspirations qui peuvent entrer en contradiction ou évoluer au fil des expériences. Pour être plus proche de la réalité, je pense qu’il faudrait plutôt parler de degré de cohérence.
Pour ma part, dans mon étude sur les consommateurs de plantes sauvages comestibles, où la plupart étaient «flexitariens», il s’agissait pour eux de gérer au mieux leur consommation de viande, selon les contextes sociaux notamment. Le caractère commensal de l’acte de manger peut donc retenir certains individus de devenir complétement végétariens. Nous sommes, en effet, habitués à manger en compagnie d’un cercle de personnes qui détermine, dans une certaine mesure, nos pratiques alimentaires. C’est pourquoi, lors de certains repas de fête où la viande est au menu, ils s’autorisent parfois de s’écarter de leur ligne de conduite.
Enfin, manger est un acte fortement connoté de facteurs moraux. Il implique tout un ensemble de présupposés sociaux, qui incorporent le mangeur dans un système culinaire et donc dans le groupe qui le pratique. L’anthropologue Claude Fischler va même jusqu’à dire explicitement qu’à un système culinaire donné correspond une vision du monde, une cosmologie, où, malgré l’apparente augmentation et circulation des savoirs scientifiques, les formes de «pensée magique» sont plus que jamais présentes, c’est-à-dire des formes de pensée simplifiées qui font des liens qu’on qualifierait d’irrationnels. Il en existe plusieurs variantes qu’on retrouve tant chez les peuples «primitifs» que dans les sociétés «civilisées ». Quand on dit que «la viande saignante rend vigoureux» ou que «manger végétarien, c’est pour les oiseaux», on a recours à une forme de pensée magique. De nos jours, le fait de traiter certains aliments comme des poisons (le sucre, la viande, le gras) – au motif que, chez certains individus, à certaines doses, ils semblent présenter certains risques – de faire peser sur eux et ceux qui les mangent un jugement moral, tout cela met en jeu certains ressorts de la pensée magique.
Ainsi, les questions posées par la profusion moderne en matière d’alimentation susciteraient des réponses magiques. Qu’on les nomme idées fausses, mythes, superstitions ou croyances, ces raisonnements «biaisés» sont une caractéristique apparemment universelle du fonctionnement de l’esprit humain, d’autant plus en ce qui concerne l’alimentation moderne.