Pour Raphael Berthele, directeur de l’Institut du plurilinguisme, notre société a développé une vision unilatérale et idéalisée du bilinguisme qui finit par lui nuire. Le spécialiste en débattra lors du prochain Café scientifique, le mercredi 21 septembre.
Raphael Berthele, à force de débats, vous avez l’impression que la notion de bilinguisme est aujourd’hui biaisée…
Le problème, c’est qu’on a développé une vision naïve du bilinguisme: une personne parfaitement compétente dans deux langues, c’est très rare. Les politiques éducationnelles cherchent à atteindre cet espèce de stéréotype idéal, alors qu’en réalité, le bilinguisme se vit de manière extrêmement dynamique et déséquilibrée. Nous développons nos compétences là où nous en avons besoin. S’il vous est nécessaire de comprendre l’allemand, mais jamais de l’écrire, vous développerez la compréhension, mais pas nécessairement l’écrit. Cela peut sembler banal, mais c’est la réalité.
Et cette vision fausse le débat…
D’abord, cette notion stéréotypée du bilinguisme place le standard trop haut, c’est pourquoi une politique du bilinguisme qui a pour but d’atteindre la perfection ne peut être qu’un échec. Ensuite, on a toujours tendance à attacher des valeurs très fortes – positives ou négatives – à tout ce qui relève du linguistique. De ce fait, les débats sont extrêmement normatifs. A Fribourg, par exemple, soit on a peur du bilinguisme, parce qu’on craint de se faire germaniser, soit on estime que le bilinguisme est l’ultime objectif de toute bonne éducation scolaire ou de toute politique linguistique. Dans les deux cas, je pense qu’on passe à côté de la réalité.
On affirme pourtant même que le bilinguisme est bon pour le cerveau. Vous n’êtes pas d’accord?
Certaines études le montrent et d’autres pas. Toute activité cognitive intéressante est bonne pour le cerveau: faire du sport, de la musique, lire beaucoup… Alors, évidemment, si vous utilisez vos langues dans un contexte complexe, bien sûr que ce sera bon pour votre cerveau! Mais cela aussi, c’est une banalité, n’est-ce pas ? On a tellement tendance à glorifier ce bilinguisme qu’on lui accorde toutes sortes de valeurs ajoutées. On affirme, par exemple, que parler deux langues est excellent pour la carrière… Pourtant, la Ville de Bienne, réputée pour sa politique exemplaire en faveur du bilinguisme, présente le plus haut taux d’assistés sociaux de Suisse.
D’où vient alors cette vision si tranchée?
Cette célébration, à mon avis exagérée, découle en droite ligne de la polémique qui régnait dans les années 1970-1980, lorsque le bilinguisme était perçu par certains comme une sorte d’aberration cognitive. On considérait alors quasiment les bilingues comme des handicapés. Aujourd’hui, nous avons complètement basculé de l’autre côté. Mais cette idéologisation de tout ce qui touche aux langues, nous empêche aussi de prendre suffisamment de recul par rapport au débat.
Quels devraient être alors les vrais enjeux du débat?
Le rôle du chercheur est probablement de montrer que certains présupposés que nous admettons sans réfléchir sont, en fait, problématiques. Par exemple, l’idée que partager une langue crée la cohésion sociale est une vision réductrice du lien créé par le langage. Bien sûr, parler la même langue facilite l’interaction, mais cela va-t-il automatiquement créer beaucoup de cohésion dans un groupe? On sait que ce n’est pas le cas. Partager une langue – pensez à la relation entre Tessinois et Italiens ou entre Suisses-allemands et Allemands – entraîne aussi souvent la volonté de se démarquer. La théorie selon laquelle parler la même langue crée un lien étroit découle, en fait, de l’idéologie nationaliste. A mon avis, on surestime le rôle de la langue. Ce n’est pas elle qui vous façonne, mais vous qui l’utilisez comme un outil pour créer quelque chose. Donc si vous appartenez à un réseau social ou professionnel qui nécessite la maîtrise d’une langue particulière, quelle qu’elle soit, vous développerez cette maîtrise, selon vos facultés. Combien d’entre nous n’ont rien retiré de l’apprentissage d’une deuxième langue durant leur scolarité, mais l’ont apprise en quelque mois à l’armée ou à l’occasion de leur apprentissage. Encore une fois, c’est dans un contexte naturel que les compétences se développeront selon les besoins.
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Je suis bilingue de naissance, puis j’ai très facilement acquis l’anglais quasi couramment par la suite. En tant qu’habitant de Bienne, je suis scandalisé du niveau des propos tenus: » la Ville de Bienne, réputée pour sa politique exemplaire en faveur du bilinguisme, présente le plus haut taux d’assistés sociaux de Suisse. »
Cet amalgame brumeux ne se fonde sur aucune réalité biennoise. Ici, celui qui maîtrise les deux langues augmente exponentiellement ses chances de trouver un emploi. Je le sais pour avoir vu une cinquantaine de CV passer sur ma table et pour avoir bâti ma carrière sur la connaissance de mon domaine ET mes langues.
Pour le reste, pour avoir été scolarisé en Suisse allemande pendant quelques années puis à l’école cantonale de langue française de Berne, subi par le gymnase de Bienne à la fin des années 90, j’ai été sidéré par l’enseignement très stérile du français et de l’allemand. Les deux langues ont une barrière grammaticale qui les rendent difficilement accessible pour l’autre.
Un copain bernois parle bien français grâce au club Dorothée, je parle bien le bon allemand grâce à Bud Spencer et l’anglais grâce à Terminator 2. Les langues devraient être vécues, mises en scène, rendues vivantes, et seulement appuyées par le côté « technique », et non l’inverse.