Des belles lettres à la bonne médecine
Stethoscope lying on an open textbook

Des belles lettres à la bonne médecine

Greffer la littérature dans le cursus de médecine: l’idée peut sembler étonnante. Le cours du programme Médecine et société, proposé aux étudiants de troisième année, recèle pourtant de nombreuses vertues. Diagnostic d’Emmanuel Venet, psychiatre et écrivain.

La médecine est un art de la relation, très sensible aux enjeux de la communication. Or, quoi de plus attentif à la forme que la littérature ? La rencontre avec un médecin-écrivain peut permettre aux étudiants de se familiariser de façon concrète avec les relations complexes et profondes entre médecine et littérature. En effet, n’est-il pas vrai que c’est d’abord un médecin et un écrivain qui dialoguent, plutôt que la littérature et la médecine?
Je suis d’accord avec vous, si l’on entend votre formulation comme «un médecin et une œuvre». A mes yeux la rencontre avec un texte compte davantage que celle avec son auteur. Et sans doute avons-nous tous, dans notre mythologie personnelle, une œuvre dans laquelle notre amour de la littérature plonge ses premières racines. Puis, petit à petit, le corpus littéraire se diversifie, et finalement on arrive à une situation qui mixte les deux termes de votre alternative : la rencontre entre un médecin et la littérature. Autant dire l’étonnante diversité des voix, des styles, des énonciations… C’est une très bonne école pour l’oreille soignante.

Quand est-ce qu’un regard littéraire vous semble pertinent dans les études médicales ?
Si vous entendez par regard littéraire l’intérêt pour ce que la littérature permet de comprendre de la maladie et des relations interpersonnelles, je dirais qu’il me semble pertinent d’inviter les étudiants à lire de la littérature dès le début de leur cursus. Lorsque j’étais en première année, un de mes professeurs disait souvent que la médecine s’apprend au bistrot autant qu’à l’hôpital. Je pense que c’est vrai (et pas seulement pour comprendre l’alcoolisme), mais il me semble que j’ai aussi beaucoup appris dans les romans, sans m’en rendre compte tout de suite. Avec la maturité, je sais que Le Père Goriot ou Madame Bovary m’ont permis de comprendre davantage sur la névrose que tous les articles ou traités scientifiques. Et, contrairement à l’idée répandue au XIXe siècle, je pense que la lecture n’est pas très dangereuse, en tout cas elle présente moins de risques que la fréquentation trop assidue des bistrots…

Mais est-elle utile?
La littérature est intéressante parce qu’elle décrit des situations qui relèvent souvent de la clinique – embrasements passionnels, impasses existentielles, romans familiaux, maladies physiques ou psychiques – mais aussi parce qu’elle représente une activité foncièrement superflue. Il est pragmatiquement utile d’apprendre des protocoles thérapeutiques, comme de connaître des techniques permettant de construire des voitures ou de réparer des fuites d’eau. En revanche, il n’y a rien de nécessaire à lire Cervantès ou Thomas Bernhardt. Pourtant, ce qui nous fait pleinement humains n’est pas le pragmatisme, mais la capacité à s’investir dans des activités gratuites: rêver, imaginer, s’émerveiller… Je sais d’expérience que les étudiants en médecine sont tentés d’adopter défensivement une attitude mécaniciste et opératoire, alors qu’ils vont rencontrer des situations relationnelles qui ne sollicitent pas que de la technique. Soigner ne se résume pas à réparer, mais suppose de savoir accompagner, entendre, essayer tant bien que mal de partager l’inacceptable. J’ai l’impression que la culture littéraire m’a aidé plus que le savoir médical à me familiariser avec cette dimension du métier de médecin.

Que retenez-vous de votre rencontre avec les étudiants de médecine de Fribourg au cours des deux années passées ?
D’abord un sentiment d’admiration pour leur bilinguisme et pour la richesse que cela leur confère. Ensuite le plaisir de les sentir attentifs et intéressés par une intervention qui rompt avec l’approche scientifique à laquelle ils sont habitués. Enfin, l’heureuse surprise de découvrir qu’une partie d’entre eux aime lire et dispose d’une culture littéraire déjà importante. J’y ajouterai une remarque qui dépasse le cadre strictement fribourgeois: j’ai connu, en tant qu’étudiant, puis enseignant, l’époque où le cours magistral dispensait un savoir sur lequel l’esprit critique s’exerçait peu. Je découvre un amphi d’étudiants connectés qui croisent en temps réel le contenu de l’enseignement et d’autres sources. Bien entendu, pour une intervention marginale comme la mienne, cela ne pose pas de problème, mais d’une manière générale cela invite à réfléchir à la manière d’apporter une plus-value pédagogique par rapport aux encyclopédies en ligne.

Les études médicales sont longues et difficiles. Est-il compliqué de les concilier avec d’autres activités de l’esprit?
Il est certain que les études de médecine sont difficiles à concilier avec un haut niveau d’engagement dans une autre activité artistique ou intellectuelle. Mais je suis sûr qu’il est capital de continuer à faire ce qu’on aime et qui peut se loger dans les interstices: la lecture, le cinéma, le théâtre, la pratique musicale en amateur… Il ne s’agit pas d’une simple hygiène de vie intellectuelle, mais d’un moyen de ne pas se trahir soi-même, de ne pas s’enfermer dans une perspective étroite. C’est important pour préparer sa vie professionnelle, car l’exercice de la médecine a une tendance naturelle à enfermer ses praticiens dans une ornière. Et, plus généralement, je crois qu’il faut se rappeler que le superflu est beaucoup plus important que le reste. Rabelais écrivait des articles sérieux dont on a tout oublié, et des farces qui fondent le roman français. Peu de gens s’intéressent à la manière dont Tchekhov soignait ses malades…

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Author

Est titulaire d’un doctorat de langue et littérature françaises et maître d’enseignement de recherche (25%) et maître assistant (75%), attaché à la Chaire de médecine et société du Département de médecine de l’Université de Fribourg.

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